Les valeurs de l’Europe en péril dans les eaux de la Méditerranée
Arrestation de Carola Rackete à son arrivée dans le port de Lampedusa, le 29 juin 2019. Photo: AFP
C’est un programme particulièrement riche qui attend cette année les participants à la Semaine des droits humains. D’une exposition sur le condamné à mort Kenneth Reams créée par le dessinateur de presse Patrick Chappatte à un colloque académique sur le respect du droit international humanitaire, en passant par des conférences, des débats et des ateliers, les organisateurs ont trouvé de quoi combler tous les appétits, avec en prime la présence de trois invités exceptionnels. Présentation.
Carola rackete, L’«emmerdeuse» qui veut sauver l’Europe du déshonneur
Elle est tout le contraire d’une idéaliste immature. Et c’est ce qui fait enrager ses détracteurs. Le fougueux ex-ministre italien de l’Intérieur Matteo Salvini en sait quelque chose, lui qui l’a traitée d’«emmerdeuse».
Le 12 juin 2019, aux commandes du Sea Watch 3, du nom de l’ONG allemande portant secours aux migrants en Méditerranée, Carola Rackete recueille sur son navire des personnes dérivant en haute mer à bord d’un canot pneumatique et se dirige vers l’île de Lampedusa. L’affaire prend rapidement un tour politique. Le gouvernement italien lui interdit de pénétrer dans ses eaux territoriales. Qu’à cela ne tienne, la capitaine Carola Rackete décide, le 29 juin, de forcer le barrage des douanes italiennes et accoste dans le port de Lampedusa avec 40 migrants à bord.
Elle est aussitôt arrêtée et assignée à résidence, avant d’être relâchée trois jours plus tard. Libre depuis, elle continue cependant d’être visée par deux enquêtes, la première pour résistance à un officier, la seconde pour aide à l’immigration clandestine.
Née dans le nord de l’Allemagne, en 1988, Carola Rackete peut faire valoir un CV qui force le respect. Après un bachelor en sciences nautiques, elle effectue des missions en mer, comme officier de navigation, pour le compte de l’Institut Alfred-Wegener pour la recherche polaire et maritime. En 2015, elle reprend des études en Angleterre, où elle obtient un master en management environnemental et rédige une thèse. Une année plus tard, elle entreprend ses premières expéditions de sauvetage en Méditerranée.
Carola Rackete explique son volontarisme par sa conviction d’agir en accord avec le droit. «Je ne fais que mon devoir», rappelle-t-elle sans cesse aux médias. C’est tout juste si la jeune femme avoue cultiver un rapport particulier à la frontière: «Beaucoup d’Allemands sont morts en essayant de franchir le mur de Berlin. Aujourd’hui, on a construit un mur en Méditerranée.» Et la «capitaine-courage» de dénoncer l’inaction des gouvernements européens, directement responsables, selon elle, des drames qui se jouent au large des côtes du continent.
Virginie Despentes, l’assoiffée d’existence
La biographie de Virginie Despentes ressemble à un carnet de notes griffonné jusque dans les marges. «La vie, c’est comme traverser plusieurs pays», confiait-elle dans un entretien au journal Le Monde en 2017. Née Virginie Daget, à Nancy, en 1969, elle est punk parmi les punks à l’âge de 15 ans, après plusieurs mois d’internement psychiatrique – «J’étais une petite bombe, avec une envie de vivre géniale mais incontrôlable.»
Virginie Despentes commence par carburer à l’alcool pour assouvir son irrépressible envie de tout connaître: les virées avec les copains de ville en ville à courir après les concerts, le sexe et les lendemains difficiles, la prostitution occasionnelle, la lecture qui lui fait découvrir beaucoup d’autres amis buveurs, et enfin l’écriture qui lui sert de fil conducteur dans cette débauche d’existence. À l’époque du Minitel, on s’écrit encore entre amis des lettres manuscrites. Virginie en écrit des pages, y consacrant une bonne partie de ses journées et de ses nuits. En 1992, elle rédige son premier roman: Baise-moi, qui lui sert en partie à exorciser le viol qu’elle a subi à l’âge de 17 ans. Le style, plutôt cru, fait grincer des dents. Mais qu’importe. Quelque chose commence à s’éclaircir dans sa vie. Virginie Despentes comprend que l’alcool remplit trop son existence et, surtout, ne cadre plus avec son envie de devenir auteure.
Compliquée, la métamorphose accompagne néanmoins un succès de plus en plus retentissant pour son roman Baise-moi. Sa carrière d’écrivaine est lancée. Marquée par la brutalité qu’elle observe autour d’elle et dans sa propre existence ainsi que par le féminisme, son œuvre quitte peu à peu la veine provocatrice dans laquelle elle risquait de s’enfermer. Élue à l’Académie Goncourt en 2016, elle est aujourd’hui considérée comme une figure majeure de la littérature française.
Dick Marty, le robin des droits
Le charme indéniable du parcours de Dick Marty tient à sa capacité à se jouer des contradictions. Siégeant pendant onze ans sous l’étiquette PLR au Conseil d’État tessinois, puis comme sénateur à Berne, il mène une carrière de procureur et d’homme politique durant laquelle il défend des positions sur les droits humains, les valeurs européennes qui, sans être intrinsèquement de gauche, sont rarement défendues avec autant d’inspiration par ses collègues de droite. Politicien suisse, par tradition aguerri à l’art du compromis et de la diplomatie, il n’hésite pas à s’attaquer aux grands de ce monde lorsqu’il s’agit de dénoncer les injustices.
Après des études de droit, il décroche un poste de chercheur à l’Institut Max-Planck en Allemagne. Mais assez vite, à la carrière académique il préfère l’engagement dans la sphère publique. Il devient procureur général du Tessin, avant de se lancer dans la politique. Outre ses mandats dans des exécutifs en Suisse, il siège à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
L’épisode qui restera certainement le plus marquant de sa carrière est le mandat que lui confie le Conseil de l’Europe en 2005 pour enquêter sur les prisons secrètes mises en place par la CIA sur le territoire européen à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Son rapport publié en janvier 2006, dans lequel il conclut à l’existence d’un système international de sous-traitance de la torture, a immédiatement un retentissement international.
En 2011, Dick Marty a reçu le titre de docteur honoris causa de l’Université de Genève. Dans le discours qu’il prononce à cette occasion, il dédie sa distinction «à ces jeunes rencontrés sur le terrain qui, au lieu d’une existence confortable, ont choisi de se battre pour les droits de leurs concitoyens». Une reconnaissance qu’il n’hésiterait certainement pas à adresser aujourd’hui à Carola Rackete. —
Du 11 au 15 novembre,
Semaine des droits humains