Le langage et son évolution au cœur d’un nouveau Pôle de recherche national
Longtemps cantonnée aux sciences humaines, l’étude du langage et de son évolution s’est élargie aux mécanismes cérébraux de la parole à partir des années 1990, grâce aux neurosciences, à la biologie de l’évolution et à la psychologie. Plus récemment, le développement des sciences informatiques et de l’intelligence artificielle a ouvert de nouveaux chapitres dans les sciences du langage. C’est pour donner un coup d’accélérateur à tous ces axes de recherche que les universités de Zurich et de Genève ont mis sur pied un Pôle de recherche national (PRN) consacré à ce thème et dont le lancement a été annoncé le 16 décembre par le Conseil fédéral. Baptisé Evolving Language, ce pôle sera consacré à l’étude de l’évolution du langage et au développement d’applications dans des secteurs tels que celui de la médecine ou de la reconnaissance vocale.
Entretien avec Anne-Lise Giraud, professeure au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine) et codirectrice du PRN avec Balthasar Bickel, professeur à l’Université de Zurich.
Quels sont les axes de recherche d’Evolving Language?
Anne-Lise Giraud: Le premier est l’étude de la structure du langage, de la syntaxe, de la grammaire, etc. Le deuxième concerne les fondations biologiques du langage et l’étude des mécanismes neurologiques qui rendent cette faculté possible. Le troisième axe, lui, se concentre sur les conditions sociocognitives du langage.
On a identifié chez certains singes des prémices de «compositionnalité», c’est-à-dire de combinaisons de vocalises chacune chargée d’un sens spécifique et qu’un individu combine pour faire passer un message à ses congénères.
De quoi s’agit-il?
Nous aimerions construire une sorte d’arbre phylogénétique de l’évolution du langage. Un arbre qui comprendrait les nombreuses espèces animales autres que l’être humain qui ont, elles aussi, développé des formes de communication par vocalisation. On a par exemple identifié chez certains singes des prémices de «compositionnalité», c’est-à-dire de combinaisons de vocalises chacune chargée d’un sens spécifique et qu’un individu combine pour faire passer un message à ses congénères. Les oiseaux chanteurs produisent eux aussi des sons en apparence combinés mais moins pour communiquer que pour imiter ou séduire. Les exemples sont légion et sont tous intéressants car ils nous montrent la palette des traits cognitifs nécessaires à la communication. L’idée consiste à déterminer les conditions sociocognitives qui ont permis et permettent encore l’évolution du langage et de comprendre la combinaison unique d’ingrédients qui lui est favorable. Dans ces trois axes, nous investiguerons sur les conditions qui ont mené à la situation actuelle et chercherons comment cette dernière pourrait évoluer au regard du changement de paradigme que nous vivons avec la digitalisation, les réseaux sociaux et le développement des nouveaux médias.
Les sciences du langage sont-elles une tradition à l’Université de Genève?
L’UNIGE compte un nombre impressionnant de chercheuses et de chercheurs actifs dans ce domaine. L’idée de concevoir un PRN à Genève avait d’ailleurs déjà germé il y a plusieurs années. Elle avait finalement débouché sur la création du réseau «communication et langage» fédérant des scientifiques provenant des Facultés de lettres, de psychologie et des sciences de l’éducation et de médecine. L’idée de lancer un PRN a refait surface dans la perspective du nouvel appel d’offres de 2018. L’Université de Zurich avait alors un projet similaire. Au lieu de jouer la concurrence, nous nous sommes alliés. Un choix qui s’est avéré bénéfique car nos compétences sont complémentaires et nos objectifs alignés.
Comment se divise le travail?
En gros, l’Université de Genève s’occupe plus des aspects neuroscientifiques, psychologiques et informatiques. Celle de Zurich est plus active dans les domaines de la linguistique et de la biologie animale. Mais d’autres institutions participent au PRN: les universités de Bâle, de Neuchâtel, de Fribourg et de Lausanne, les écoles polytechniques fédérales de Lausanne et de Zurich ainsi que l’Institut d’intelligence artificielle perceptive de Martigny (Idiap).
Combien de personnes sont impliquées dans Evolving Language?
Nous sommes une trentaine de chercheuses et de chercheurs principaux, accompagnés de leurs équipes, ce qui fait d’emblée plus d’une centaine de personnes. Pour la première phase allant de 2020 à 2023, le PRN bénéficie d’un budget de 34,6 millions de francs (dont 17 millions provenant du Fonds national pour la recherche scientifique). Tous nos projets de recherche seront collaboratifs, c’est-à-dire qu’ils comprennent au moins deux chercheurs issus de deux institutions différentes. Nous voulons également mettre en place des transversal taskforces destinées à aider tous les membres du PRN et à créer une culture commune. Certaines sont techniques, comme celle qui comprend les outils dits de neurofeedback, où un participant peut visualiser en direct le fonctionnement de son cerveau et, le cas échéant, le corriger. D’autres sont théoriques et aborderont des sujets comme celui des concepts, afin que tous les participants partagent un répertoire de notions communes, ou celui de l’éthique, une notion cruciale pour aborder des problèmes liés à l’intelligence artificielle ou au traitement des troubles du langage par des moyens de neuro-ingénierie. —