24 juin 2021 - AC
Simplifier l’orthographe ne ravit pas tout le monde
De gauche à droite: Ralph Müller, Guy Poitry, Nathalie Piégay et Martin Rueff.
La nouvelle orthographe arrive dans les classes romandes et sera enseignée dès la rentrée 2023. C’est ce que vient d’annoncer la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP). Les élèves se verront enseigner l’orthographe rectifiée, qui met la pédale douce sur les circonflexes et autres accents illogiques tout en simplifiant certaines règles d’accord devenues absconses. Dans son édition du 14 juin, la Tribune de Genève donnait la parole aux collaborateurs et collaboratrices du Département de langue et de littérature françaises modernes de l’UNIGE où la réforme orthographique et la sensibilisation au langage épicène divisent.
Si les enseignant-es saluent globalement la nouvelle orthographe pour des questions de logique – les modifications apportées «corrigent certaines incohérences liées à la dernière réforme datant de 1835» soulignait, en 2016 déjà, Guy Poitry, maître d’enseignement et de recherche honoraire (lire ici) – certain-es y voient tout de même une perte. D’ordre historique pour Nathalie Piégay, directrice du Département: «L’abolition du circonflexe fait perdre des signes de l’histoire de la langue, puisqu’il marque un ancien s.» D’ordre esthétique pour Ralph Müller, assistant: «L’accent circonflexe qu’on nous demande d’éviter a peut-être été source de rêverie pour tel esprit frappé par ce petit chapeau qui semble couver l’abîme.»
Mais c’est sur la sensibilisation au langage épicène que les avis divergent le plus franchement. Nathalie Piégay n’y voit pour sa part aucun problème: «Recommander la formulation ‘l’accord se fait au masculin′ et non pas ‘le masculin l’emporte sur le féminin′ est intelligent. Et éviter le masculin systématique également. Inviter les élèves à réfléchir à ces impensés de la langue française me semble bénéfique.» Ralph Müller ne partage pas son avis. Pour lui, l’évitement du masculin générique pluriel est un affront au «pouvoir d’évocation» des mots. «Lorsque l’on entend ‘les étudiants′, on entend des personnes qui étudient, avec toutes les idées associées comme l’université, le mode de vie estudiantin, l’émulation, l’apprentissage, etc. Mais l’expression ‘les étudiantes et les étudiants′ fait du sexe le point principal du sens des mots. On ne pense plus qu’au fait qu’il y a des hommes et des femmes.» Le professeur Martin Rueff questionne, quant à lui, le projet de promotion de l’égalité en modifiant la langue. «Si l’on part du principe que la langue est instituée, comment l’est-elle et par qui? Il est vraiment difficile de penser qu’une petite poignée de sujets dotés d’une autorité instituent la langue, par exemple des hommes qui voulaient dominer des femmes. Que l’on veuille corriger des inégalités évidentes dans le lexique, c’est très bien venu – ne pas féminiser les métiers quand ils sont exercés par des femmes est une idiotie patente. Mais que l’on s’en prenne à la langue comme un champ de bataille où affronter le construit de la différence des sexes est une entreprise hasardeuse. Il y a un savoir de la langue comme organisme qui dépasse de loin la volonté des sujets, fût-elle vertueuse», estime-t-il.