3 novembre 2022 - Anton Vos

 

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«Nous nous apprêtons à enfouir du CO2 suisse dans le sous-sol islandais»

Une équipe du Département des sciences de la Terre participe à un projet international visant à capturer du dioxyde de carbone et à l’enfouir sous forme solide dans des couches géologiques.

 

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Du CO2 de production helvétique sera bientôt injecté dans ce puits de 400 mètres de profondeur creusés dans les environs de Reykjavik en Islande par la compagnie Carbfix. Image: DR


Renvoyer le CO2 là d’où il vient, c’est-à-dire dans le sous-sol, est une des mesures préconisées par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pour contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique. Depuis deux ans, plusieurs universités suisses, dont celle de Genève, participent à un projet international visant à mettre en œuvre cette idée à grande échelle. Explications avec Andrea Moscariello, professeur à la Section des sciences de la Terre et de l’environnement (Faculté des sciences).

LeJournal: Séquestrer le CO2 dans le sous-sol, est-ce une idée nouvelle?
Andrea Moscariello: C’est un concept dont on parle depuis pas mal de temps mais il n’y a jamais eu de projet de grande envergure. Il existe bien le site pilote de Sleipner en Norvège, qui capte depuis les années 1990 le CO2 émis par l’exploitation du gaz naturel et le stocke dans un réservoir profond (16 millions de tonnes en vingt ans). Mais il est bien le seul. En 2017, un programme européen a été lancé sur quatre ans, Elegancy, qui s’est enfin emparé sérieusement de la problématique. L’Université de Genève y a participé, en l’occurrence en tentant d’identifier les sites géologiques en Suisse susceptibles de pouvoir stocker du CO2.

Avec quels résultats?
Concernant la Suisse, il en ressort, premièrement, que les données sur son sous-sol sont insuffisantes pour se faire une idée correcte du potentiel de stockage du CO2. Et il se trouve, deuxièmement, que même si on disposait de ces informations, il est très probable, étant donné les conditions géologiques, qu’elles montreraient qu’il n’y a pas assez de place pour stocker tout le CO2 produit par la Suisse à travers les processus industriels tels que les cimenteries, les usines sidérurgiques, etc.

Cela veut dire qu’il faut abandonner cette piste?
Non, pas encore. Il existe une motion déposée au Parlement fédéral qui demande que soit lancé un programme d’exploration extensive du sous-sol suisse. Le problème, c’est que le texte prendra du temps à être discuté et approuvé. En parallèle, on a donc commencé à investiguer l’idée d’exporter le CO2 vers des pays ayant une géologie plus favorable à son entreposage. On s’est rattaché pour cela à un autre gros projet international, appelé Carbfix. Il s’agit d’une compagnie islandaise, très fortement soutenue par son gouvernement, qui propose des solutions technologiques pour traiter les excès de production de gaz carbonique. De nombreux pays européens et les États-Unis y participent, tout comme la Suisse, qui contribue via des équipes scientifiques de l’Université de Genève, de l’Institut fédéral des sciences et technologies aquatiques (Eawag), des écoles polytechniques fédérales de Lausanne (EPFL) et de Zurich (ETHZ) ainsi que de la start-up zurichoise Climeworks. Dans ce cadre, la Confédération finance en particulier deux projets, appelés DemoUpCarma et DemoUpStorage, destinés à montrer la faisabilité de la capture du CO2 produit par l’industrie suisse, de son introduction dans des containers à son envoi à Rotterdam en train, puis en Islande en bateau où Carbfix met actuellement en œuvre sa stratégie de stockage dans les roches.

 

La citerne contenant du CO2 suisse arrivée en Islande par bateau. Image: DR

Comment fonctionne ce stockage?
Le principe est celui d’une capture minéralogique. Le gaz carbonique est d’abord dissous dans de l’eau qui est injectée dans le sous-sol. L’idée consiste à profiter de la porosité naturelle de la roche et à exploiter l’interaction entre elle et le CO2 qui provoque la précipitation du gaz, c’est-à-dire sa solidification. Le basalte se prête particulièrement bien à une telle opération. Cette roche volcanique est en effet très poreuse et peut accueillir de grands volumes de gaz minéralisé.

Quel est votre travail, plus précisément?
En collaboration avec nos collègues de l’EPFL, nous avons réalisé des analyses d’échantillons de basalte. Nous avons notamment utilisé un appareil que nous sommes les seuls à posséder en Suisse (un microscope électronique à balayage automatisé appelé Qemscan) pour analyser les effets de l’injection du CO2 dissous dans les roches. Nous avons ainsi pu montrer qu’après seulement un mois à ce régime, les pores du basalte commencent à se remplir de minéraux précipités. En plus de la caractérisation minéralogique et pétrographique des basaltes, mon groupe (Geo-Energy/Reservoir Geology and Basin Analysis) développe des modèles numériques tridimensionnels des réservoirs, avec leur porosité et leurs systèmes de fractures, afin de comprendre comment la roche absorbe et précipite le gaz et de prédire où celui-ci va s’infiltrer. Nous réalisons des modèles statiques, qui recréent la situation géologique actuelle, mais aussi dynamiques, qui simulent l’injection du gaz dissous dans les puits et l’évolution de sa diffusion dans le sous-sol. Nous pourrons confronter nos prédictions avec les résultats du travail effectué par les scientifiques de l’ETHZ et de l’Eawag sur le terrain. Ces dernier-ères sont en effet chargé-es de réaliser le suivi géophysique du site et d’observer comment le «panache» de gaz dissous évolue réellement dans le sous-sol. Ils et elles mesureront également la manière dont cette opération modifie la réponse des roches aux ondes sismiques.

Transporter du CO2 en container jusqu’en Islande, c’est une opération elle-même émettrice de CO2
En effet, mais nous prévoyons d’évaluer les coûts et les bénéfices de l’ensemble de l’opération et de vérifier qu’elle soit profitable, aussi bien du point de vue économique qu’écologique. L’ambition de notre projet – et le courage de celles et ceux qui l’ont financé – a été de réaliser l’expérience en grandeur réelle et de ne pas se contenter de la théorie. Nous avons construit les containers, les avons mis sur les trains – grâce à la participation des CFF –, puis sur les bateaux. Sur place, en Islande, deux puits ont déjà été forés. Et nous nous apprêtons à enfouir du CO2 suisse dans le sous-sol islandais.

N’y a-t-il pas moyen d’éviter de faire voyager le CO2 sur d’aussi grandes distances?
Il existe une autre solution, testée à l’ETHZ dans le cadre du même projet, qui consiste à piéger le CO2 dans du ciment. Ce dernier est en effet constitué de carbonate fabriqué à partir de CO2 et de calcite. Mais, une fois de plus, le problème réside dans le fait que la calcite provient de roches broyées qui nécessitent un processus mécanique d’exploitation des carrières qui, lui aussi, émet du gaz à effet de serre. Cela dit, le jour où les machines utilisées dans ce processus fonctionneront à l’électricité (elle-même produite sans énergie fossile), le bilan carbone diminuera automatiquement.

Ces différents projets de capture visent le dioxyde de carbone relâché par l’industrie, ce qui correspond au quart des émissions de gaz à effet de serre en Suisse. Qu’en est-il de celles produites notamment par les transports et le chauffage des bâtiments?
Il est vrai que notre approche ne concerne que le CO2 que l’on peut capturer à l’aide de dispositifs efficaces déjà existants et placés directement sur les cheminées des usines. Cela dit, un des partenaires suisses de Carbfix est Climeworks, une start-up zurichoise. Cette dernière a construit en 2020 en Islande la plus grande usine de capture de CO2 du monde, appelée Orca. À l’aide de 12 grands ventilateurs, elle aspire l’air dont le dioxyde de carbone est filtré avant d’être chauffé à 100 degrés et récupéré sous une forme très condensée. Le gaz est ensuite livré à Carbfix qui se charge de le dissoudre dans l’eau et de l’enfouir. De telles installations contribuent sans doute à extraire du CO2 de l’atmosphère. Il y a encore débat sur la véritable efficacité de cette technologie, sur la quantité d’énergie qu’elle consomme, sur l’emplacement idéal des usines, etc. Et ces dernières devront être nombreuses pour obtenir un résultat significatif. Si l’on veut contenir le réchauffement climatique à 1,5 °C d’ici à 2100, le GIEC estime en effet qu’il sera nécessaire de soustraire de l’atmosphère entre 3 et 12 milliards de tonnes de CO2 par an, c’est-à-dire ce que l’humanité produit chaque année plus ce qu’elle a produit jusqu’à présent. L’usine de Climeworks, qui est certes un prototype, en capture 4000 tonnes par an.

Ces technologies de capture du dioxyde de carbone pourront-elles résoudre le problème du réchauffement climatique?
Bien sûr que non. La mesure la plus importante qu’il faut mettre en œuvre sans tarder, c’est la réduction des émissions de CO2. La capture et le stockage du dioxyde de carbone offrent la possibilité de profiter encore un peu, durant la phase de transition énergétique, de l’énergie facile à utiliser et très efficace que sont le gaz et le pétrole. Et de nous donner un peu de temps pour financer et réaliser le passage massif vers une énergie renouvelable. 

 

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