Il était une fois, un fossile
L’histoire des cœlacanthes a cela de remarquable que ces animaux se sont fait connaître d’abord sous la forme de fossiles. C’est le naturaliste suisse Louis Agassiz (1807-1873) qui décrit le premier d’entre eux en 1839, d’après une pièce trouvée en Angleterre dans des roches âgées de 265 millions d’années. Le scientifique donne à ce nouveau genre le nom de cœlacanthe, qui veut dire en grec «épine creuse», en raison d’une caractéristique de certains de ses os. La notice de Louis Agassiz souligne déjà une particularité du poisson, soit un petit lobe caudal qui a été conservé à travers les centaines de millions d’années et permettra d’identifier la plupart des autres fossiles faisant partie de la même famille. En plus de cela, à quelques exceptions près, tous les cœlacanthes possèdent six nageoires lobées, une unique nageoire rayonnée, un crâne articulé et une mandibule typique. La forme générale est relativement stable. On la retrouve depuis les plus anciens fossiles qui datent de la période du Dévonien inférieur, il y a plus de 400 millions d’années, jusqu’aux spécimens les plus récents. Du point de vue évolutif, ces animaux sont en réalité plus proches des mammifères que de 99% des poissons actuels. Dans une nageoire de cœlacanthe, on retrouve d’ailleurs une succession d’os qui correspondent à l’humérus puis au radius et au cubitus humains.
Ce n’est qu’en 1938 que le premier cœlacanthe vivant est pêché au large de la côte orientale de l’Afrique du Sud par un chalutier raclant les fonds de l’océan Indien. L’étrange bête fait en réalité partie d’une population d’une centaine d’individus de la même espèce, baptisée Latimeria chalumnae, évoluant aux Comores puis tout au long de la côte orientale de l’Afrique. Considérée comme l’événement le plus important de la zoologie du XXe siècle, cette découverte est suivie d’une autre, en 1997, avec l’identification d’une seconde espèce, Latimeria menadoensis, près de l’île de Manado Tua dans la mer de Célèbes, en Asie du Sud-Est.
Cœlacanthe de l'espèce «Latimeria chalumnae», photographié dans l’océan Indien à 120 mètres de profondeur. Image: Laurent Ballesta
Poisson spectaculaire
Mais le cœlacanthe le plus spectaculaire de tous vient de Suisse. En 2017, un amateur récolte dans les montagnes grisonnes, à plus de 2700 mètres d’altitude, deux fossiles d’une espèce très atypique. L’individu est en effet plus ramassé que les autres poissons de la même famille. Sa reconstitution montre une petite bouche complètement infère (dirigée vers le bas), de très grandes nageoires et une espèce de pointe sur la tête comme si on avait étiré certaines parties de son crâne. Le fossile est vieux de 240 millions d’années, c’est-à-dire qu’il remonte à la période du Trias, juste après une extinction massive. C’est comme si cette espèce avait profité d’un vide temporaire pour se diversifier et changer de forme. Lionel Cavin et ses collègues le présentent dans la revue Scientific Reports du 20 octobre 2017 et lui donnent le nom de Foreyia maxkuhni.
Reconstitution d'un cœlacanthe de l'espèce «Foreyia maxkuhni» dont le fossile a été trouvé dans le canton des Grisons. Image: A. Beneteau MHNG
C’est cette découverte qui a incité des chercheurs à s’intéresser à d’autres fossiles ayant le même âge que ceux des Grisons mais trouvés plus au sud, dans le site paléontologique du Monte San Giorgio au Tessin. Il s’agit de spécimens découverts au milieu du XXe siècle et conservés au Musée paléontologique de Zurich qui n’ont jamais été étudiés en détail en raison de la difficulté de leur interprétation.
Il se trouve qu’un de ces fossiles mystérieux correspond, lui aussi, à une nouvelle espèce de cœlacanthe. Christophe Ferrante, chercheur à la Faculté des sciences de l’UNIGE, en fait le sujet de sa thèse de doctorat et démontre, dans l’article qui vient de paraître, que ce nouvel arrivant, baptisé Rieppelia heinzfurreri, est évolutivement très proche de l’espèce des Grisons, Foreyia maxkuhni. En réalité, certaines caractéristiques sont semblables alors que d’autres sont bizarrement inversées: l’un a de petites nageoires antérieures et l’autre en possède d'énormes, l’un a de petits opercules et l’autre en a de gigantesques, etc. L’étude conclut néanmoins que les deux espèces font partie d’une petite radiation évolutive. Les deux auteurs y ajoutent même une troisième espèce, Ticinepomis peyeri. Découverte en 1980 dans les deux sites du Tessin et des Grisons, cette dernière possède une morphologie plus classique mais elle nageait manifestement dans les mêmes eaux et à peu près à la même époque que les deux autres, c’est-à-dire 10 millions d’années après l’une des plus importantes extinctions de masse de ces 500 derniers millions d’années.
Il y a 252 millions d’années, en effet, d’énormes éruptions volcaniques en Sibérie provoquent la disparition de 80% des espèces marines. Les étranges cœlacanthes suisses ont probablement profité des conditions particulières de l’environnement terrestre post-extinction pour évoluer vers des formes et des niches adaptatives uniques dans toute leur histoire.