«Dans le cas des manchots royaux des îles de Crozet et de Kerguelen, nous avons injecté la puce dans une patte et placé les antennes en travers de ce qu’on appelle les ‘autoroutes à manchots’», explique Michel Gauthier-Clerc, qui a lancé le suivi de ces populations en 1998 dans le cadre de sa thèse et dont le travail est actuellement repris par son ancienne doctorante Céline Le Bohec, chercheuse au CNRS et dernière auteure de l’article. «Cela nous permet de savoir quand les oiseaux quittent la colonie et quand ils y retournent. Cette étude, qui dure depuis maintenant vingt-cinq ans, a permis de suivre plus de 20’000 oiseaux.»
Les manchots royaux ont un cycle de reproduction qui s’étale sur une année entière. Pendant ce temps, le mâle et la femelle s’occupent de leur œuf, puis du petit, en alternance quand l’autre membre du couple part se nourrir. Chaque rotation dure environ deux semaines en été durant lesquelles l’un des deux refait sa réserve de graisse en chassant dans les eaux froides et riches situées dans le sud des archipels. Les manchots peuvent nager sur des distances allant jusqu’à 250 km pour s’alimenter.
«La durée de cette absence peut varier d’une année à l’autre en fonction de la disponibilité des ressources, elles-mêmes tributaires des conditions océaniques, explique Michel Gauthier-Clerc. Celles-ci changent lors d’événements climatiques majeurs tels que les épisodes d’El Niño dans le Pacifique et, surtout, sous l’effet du réchauffement global. Par conséquent, si le manchot doit s’absenter trop longtemps, son partenaire resté dans la colonie va commencer à manquer de réserves de graisse et risque de délaisser l’œuf ou le petit pour aller se ravitailler, mettant ainsi en péril sa progéniture.»
Le simple enregistrement des passages des oiseaux grâce à la RFID, la connaissance de leur âge et de leur sexe, permet donc de déduire le succès de leur cycle reproductif. Le problème, c’est que, pour y parvenir, cette méthode exige un travail d’analyse très laborieux et source d’erreurs car jusqu’ici réalisé manuellement par les scientifiques.
La mise au point de la nouvelle application d’apprentissage profond, baptisée RFIDeep, change radicalement la donne. Celle-ci est en effet capable de traiter de grandes quantités de données telles que celles contenant les allées et venues de plus de 20’000 manchots durant vingt-cinq ans et permet de déterminer avec précision si un individu a tenté de se reproduire, s’il l’a fait avec succès, et ce, tout au long de sa vie.
Les données RFID peuvent aussi être traitées et analysées automatiquement en temps quasi réel. Cela signifie que l’on peut limiter encore plus la présence des scientifiques sur le terrain et donc diminuer les perturbations des populations étudiées, baisser les coûts des missions et améliorer la qualité du suivi.
Selon les scientifiques, cette méthodologie pourrait facilement être adaptée à de nombreuses espèces suivies par RFID, y compris d’autres oiseaux tels que les hiboux et les colibris, ainsi que des suivis de saumons, chauves-souris, koalas ou encore de bourdons.
«Cette technologie basée sur l’apprentissage profond, qui offre un traitement automatisé et standardisé de données massives et leur intégration en continu, permet de gérer et de sécuriser les séries temporelles biologiques à long terme et d’optimiser leur utilisation ainsi que leur réutilisation, explique Céline Le Bohec. C’est essentiel pour répondre aux principes FAIR [c’est-à-dire les bonnes pratiques visant à une diffusion optimale des données de recherche, permettant d’assurer leur visibilité, leur découverte et leur réutilisation, ndlr]. Ces informations en temps réel sur l’état de santé des populations et de leurs écosystèmes sont aussi capitales pour alerter nos gouvernements et mettre en œuvre rapidement des mesures de conservation efficaces.»
Dans le cas du manchot royal, certaines populations ont, dans le passé (il y a des dizaines de milliers d’années), déjà connu des chutes d’effectifs, en général à cause d’un froid trop intense. Elles ont alors pu trouver des zones refuges plus au nord, comme le Chili, et se reconstituer par la suite. Aujourd’hui, ce sont plutôt des températures trop élevées qui posent problème et perturbent l’approvisionnement des oiseaux marins. À cela s’ajoute la pression des entreprises de pêche dont les activités se déplacent de plus en plus vers le sud et menacent de se servir dans le garde-manger déjà fragilisé des manchots. «Les perspectives pour cette espèce ne sont pas joyeuses, estime Michel Gauthier-Clerc. Les études montrent que la probabilité d’un écroulement massif de leurs populations dans les années qui viennent est forte. Il est cependant possible d’agir en préservant des zones refuges comme des aires marines protégées sans pêche.»