LeJournal: Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la fiscalité de la pornographie en ligne?
Giedre Lideikyte Huber: Je suis tombée sur le sujet il y a quelques années un peu par hasard, en lisant notamment un article philosophique sur le fait que cette industrie, qui se développe aujourd’hui essentiellement en ligne, est omniprésente mais qu’il est difficile d’en parler. À la même époque, j’ai lu une enquête parue en décembre 2020 dans le Financial Times qui montrait comment cette industrie avait changé au cours des vingt dernières années et s’était concentrée entre les mains de très grandes multinationales, essentiellement deux, possédant chacune plusieurs sites tels que xvideos, Pornhub, ou encore xnxx. Je me souviens alors m’être fait la réflexion que ce secteur s’inscrivait parfaitement dans la réforme internationale de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) qui est en cours sur la fiscalité de l’économie numérique et, en particulier, des entreprises multinationales. Je suis allée regarder si cette question de la pornographie en ligne légale – la pornographie illégale est un tout autre sujet – était présente dans les débats au sein de cette organisation. Je n’ai rien trouvé. Cela m’a donné envie d’approfondir le sujet.
Quelle place occupe l’industrie de la pornographie?
Parmi les 20 sites les plus visités sur Internet en 2022, trois (situés aux 11e, 14e et 15e rangs) offrent de la pornographie. Ils font donc partie des pages les plus consultées au monde. Par exemple, avec 6 milliards de visites par mois, xvideos.com génère presque autant de trafic que X – ex-Twitter – (5e) et plus qu’Amazon ou que TikTok. C’est vraiment énorme. Ce classement, fourni notamment par similarweb, ne dit cependant rien du volume de données exploitées par ces sites qui représenterait une information très utile, mais qui est difficile à quantifier. Quoi qu’il en soit, la pornographie est présente sur Internet depuis toujours. D’ailleurs, au début, la pornographie prenait encore plus de place qu’aujourd’hui sur la Toile, proportionnellement parlant, puisqu’il n’existait pas encore l’énorme variété de services qui sont aujourd’hui proposés en ligne. Le porno a même contribué – et contribue probablement toujours – au développement d’Internet en général grâce à un grand nombre d’innovations, telles que des moyens de paiement ou des architectures de sites tubes. C’est une réalité peu connue. Et c’est un argument de plus pour ne pas négliger cette industrie très importante.
Comment s’organise l’industrie de la pornographie en ligne?
Très loin de l’image désuète d’une industrie dominée par des cinéastes amateurs, ce secteur est aujourd’hui composé par des entreprises technologiques sophistiquées, dominées, semble-t-il, par deux très grands groupes aux activités évidemment multinationales. Le premier est MindGeek (qui possède Pornhub, YouPorn, Redtube, Tube8 et des dizaines, voire des centaines d’autres sites). Il est relativement connu à cause des scandales qui ont touché récemment un de ses sites, Pornhub, notamment en matière de pornographie de mineur-es. C’est sans doute en relation avec cela que Mindgeek a changé de nom dernièrement et s’appelle désormais Aylo. Son siège est au Luxembourg pour des raisons de fiscalité avantageuse, sa base effective se trouvant au Canada. L’autre groupe est beaucoup plus secret. Il s’agit de WGCZ (Web Group Czech) qui possède entre autres xnxx et xvideos et qui est probablement le premier fournisseur de streaming pornographique gratuit au monde.
Comment ces entreprises génèrent-elles de l’argent?
Il existe des systèmes d’abonnement mais, à l’instar de Google ou de Facebook, elles fonctionnent surtout grâce à la création et la collecte de données. Ces dernières peuvent être utilisées à des fins diverses et notamment être vendues pour le placement de publicité selon la localisation des utilisateurs/trices et – peut-être – selon leurs préférences sexuelles. Ce dernier point pourrait poser un problème puisqu’il a trait à la santé des individus. Il s’agit donc de données sensibles qui ne devraient pas être traitées de manière légère. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une zone d’ombre, très mal étudiée. En d’autres termes, on ne connaît pas les données économiques précises des entreprises actives dans la pornographie en ligne. Dans la perspective d’une éventuelle taxation de cette industrie numérique lourde, il me semble qu’il est nécessaire de mieux la connaître. Ce qui nécessite de réaliser des études scientifiques.
Comment expliquez-vous le peu d’intérêt du monde économique pour ce secteur?
C’est clairement encore un tabou. On fait des conférences sur des sujets horribles comme les génocides ou les crimes de guerre, mais on a encore beaucoup de peine à parler de sujets autour de la sexualité, en particulier de la pornographie. Pourtant, selon les statistiques, presque tout le monde est allé sur un tel site au moins une fois dans sa vie.
Sur quoi portent les débats sur la fiscalité internationale qui ont lieu au sein de l’OCDE?
Les règles de fiscalité internationale en vigueur datent de presque un siècle. Elles ne sont plus du tout adaptées à l’économie actuelle. Elles sont basées sur la présence physique, tangible, d’une entreprise dans un pays, c’est-à-dire via un siège, une filiale ou encore un «établissement stable» comme une mine ou une usine. Avec la globalisation et la numérisation, les entreprises ont fragmenté leurs activités. La valeur est désormais créée dans plusieurs pays sans pouvoir y être taxée. Les sociétés comme Google, Facebook ou encore Amazon – ainsi que l’industrie pornographique – créent en effet de la valeur en collectant des données de leurs utilisateurs/trices qui se trouvent dans d’autres États que le siège. Mais du point de vue fiscal, la présence numérique de ces utilisateurs et utilisatrices n’est pas encore considérée comme une présence taxable. Il n’existe pas encore de règles en la matière dans le droit international. Certain-es chercheurs et chercheuses proposent d’ailleurs de ne plus taxer les revenus de ces sociétés mais le trafic de données qu’elles génèrent et qui peut se mesurer et se calculer en mégaoctets. Mais ce n’est encore que de la théorie. En attendant, certains pays, irrités par cette situation, n’ont pas attendu et ont fixé des taxes de manière unilatérale, telle l’Inde (mais pas la Suisse). Ce n’est en général pas très bon pour le commerce international et c’est pour cela que l’OCDE essaye d’édicter de nouvelles règles pour tout le monde. Mais, comme je le disais, l’industrie pornographique ne fait pour l’instant pas du tout partie des discussions.
Est-ce que ces négociations sont sur le point d’aboutir?
Non. Le résultat est très incertain. Il y a une proposition sur la table. Mais les intérêts ne sont pas les mêmes pour tous les pays. Ceux (les États-Unis, l’Irlande ou le Luxembourg, par exemple) qui hébergent les plus grandes sociétés actives sur Internet ne veulent pas voir une partie de la taxation qu’ils engrangent partir ailleurs. Les autres, qui ne possèdent pas de siège sur leur territoire mais qui fournissent des utilisateurs/trices et donc de la richesse à ces sociétés, veulent aussi leur part. Il ne semble pas que l’on soit près de résoudre ce désaccord fondamental.
Dans quelle mesure ces nouvelles règles toucheraient-elles l’industrie pornographique?
On ne sait même pas si cette réforme la concernera en fin de compte car elle n’est prévue que pour les entreprises au chiffre d’affaires dépassant le seuil gigantesque de 20 milliards de dollars. On ignore si Aylo ou WGCZ entrent dans cette catégorie. Et si la réforme ne passe pas, la question restera évidemment ouverte, avec le risque que les mesures unilatérales se multiplient. Le message principal de mon rapport consiste donc à dire que si on veut taxer ce secteur, il faut d’abord l’étudier davantage car, même s’il n’est pas totalement libre de faire ce qu’il veut, il s’accommode évidemment du fait de passer largement sous les radars des économistes et des scientifiques.