14 novembre 2024 - Anton Vos

 

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Dix millions pour voir clair dans les arguments fallacieux

Le Département de philosophie et la chaire des humanités numériques décrochent un ERC Synergy Grant pour un projet de recherche sur l’étude des arguments au Moyen Âge.

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Page du manuscrit d'Albertus Magnus qui contient des œuvres aristotéliciennes et pseudo-aristotéliciennes (dont un commentaire d'Averroes sur un traité d'Aristote) traduites en latin. Ce manuscrit est l'un des plus beaux exemples de la production italienne de livres profanes du dernier tiers du XIIIe siècle et l'un des premiers manuscrits aristotéliciens enluminés.
Image: Schlatt, Eisenbibliothek, Mss 20, f. 1v – Aristotle/Albertus Magnus manuscript


Ce sont sans doute de bons arguments qui ont convaincu les responsables de la recherche européenne de soutenir un projet scientifique portant sur les mauvais arguments. Et il ne s’agit pas là d’un modeste soutien. Roberta Padlina, qui sera nommée au printemps prochain professeure assistante au Département de philosophie et à la chaire des humanités numériques (Faculté des lettres), en collaboration avec trois collègues du CNRS, de l’Université de Lille et de celle de Cambridge, a en effet décroché la semaine dernière un ERC Synergy Grant doté de presque 10 millions (9’972’793) d’euros sur six ans. Ce budget – dont 4,5 millions seront octroyés à l’UNIGE – sera consacré à un projet («Logic in Reverse Redux») centré sur l’étude des «mouvements argumentatifs illégitimes dans les traditions médiévales arabe, byzantine, hébraïque et latine». Explications.

 

Le Journal: L’étude des mouvements argumentatifs illégitimes, ou arguments fallacieux, remonte à l’Antiquité. N’a-t-on pas déjà tout dit à ce propos?
Roberta Padlina: Non, il y a encore beaucoup à étudier. L’approche historique actuelle en matière de recherche sur les arguments fallacieux consiste à passer directement des antiques, essentiellement Aristote et son traité Réfutations sophistiques, aux Modernes, comme John Locke et les penseurs de l’abbaye de Port-Royal, en négligeant totalement le Moyen Âge. Notre objectif consiste à modifier ce récit et à affirmer que le Moyen Âge est, au contraire, très important et apporte une richesse d’exemples, de solutions et de distinctions qui dépasse de loin la seule théorie aristotélicienne originelle de l’argumentation. Il faudrait donc en tenir compte dans la recherche actuelle, ce qui n’est pas du tout le cas aujourd’hui. Nous allons donc élargir le champ d’investigation aux traitements médiévaux des arguments illégitimes, et ce, non seulement dans l’Occident latin, mais aussi dans l’Orient grec et dans les traditions arabe et hébraïque.

Comment allez-vous procéder?
Le premier problème, c’est que la plupart des textes qui nous intéressent n’existent encore que dans des manuscrits, surtout en ce qui concerne les traditions juives et byzantines. Les ouvrages les plus importants du monde arabe ont certes été publiés mais ils ne forment pas la majorité, tout comme ceux de la tradition latine. Notre premier travail consistera donc à éditer les textes de ce large corpus et aussi à les traduire, du moins en partie, en anglais, afin d’améliorer leur accessibilité.

Quelles sont les différences entre les quatre traditions?
Aristote est le premier à avoir systématisé une théorie en définissant 13 types de paralogismes ou arguments fallacieux. Il a évidemment exercé une grande influence sur les auteurs du Moyen Âge de toutes les traditions qui nous intéressent. C’est pourquoi notre projet comprendra aussi l’analyse des commentaires des Réfutations sophistiques. Mais il existe dans la tradition médiévale latine tout un genre littéraire, celui des sophismata (avec des auteurs comme Radulphus Brito ou Boèce de Dacie), qui dépasse les écrits du philosophe grec et fera l’objet d’un volet qui sera dirigé par Laurent Cesalli, professeur au Département de philosophie (Faculté des lettres). Les érudits arabes (comme Abū Isḥāq al-Shīrāzī) ont, eux aussi, étudié la théorie aristotélicienne mais en l’intégrant à leurs propres théories dans un contexte plutôt juridique, tandis que les penseurs juifs (comme Joseph Kaspi ou Levi Gersonides) l’ont fait dans un contexte théologique. Aristote et la logique forment donc la colle qui tient ensemble les quatre traditions. Mais chacun a connu des développements spécifiques qui le dépassent.

En plus du travail d’édition, votre projet comprend un volet numérique. En quoi consiste-t-il?
Nous formons un consortium qui comprend trois équipes très versées en philologie, en philosophie et en logique et une quatrième, la mienne, qui s’occupera de la partie numérique et technique du projet. Notre objectif consiste à tirer le maximum des textes de notre corpus. Pour cela, nous allons mettre sur pied une infrastructure digitale appropriée qui nous permettra de gérer la richesse et la complexité des données, des informations et des connaissances que notre travail devrait produire. Nous allons utiliser les technologies du Web sémantique et de l’intelligence artificielle afin de combiner un graphe de connaissances, une bibliothèque d’éditions savantes, une encyclopédie alimentée par les corpus de sophismes médiévaux et leurs analyses formelles. Le tout en libre accès.

Le Web sémantique?
C’est avant tout une vision, décrite en 2001 par Tim Berners-Lee (l’inventeur du Web), qui désigne l’évolution du Web tel qu’on le connaît aujourd’hui vers un «Web des données», dans lequel les données sont liées les unes aux autres et peuvent être traitées par des machines afin de créer de nouvelles connaissances. Nous aimerions contribuer à ce développement et c’est pourquoi nous sommes en contact avec l’Université de Gand qui possède un laboratoire (Knowledge on Web Scale) dédié à cela. Nous n’allons donc pas seulement digitaliser nos données, mais aussi leur conférer une forme (comprenant notamment toutes les métadonnées qui y sont attachées) que la machine pourra traiter directement de manière à pouvoir les mettre en relation les unes avec les autres grâce à différentes méthodes computationnelles. Autrement dit, nous voulons que nos données et nos résultats soient aussi machine friendly.

Allez-vous développer un outil capable de reconnaître un argument fallacieux?
Il s’agit d’une expérience qui, si on pouvait la réaliser, représenterait la dernière étape du projet. Il y a beaucoup plus à construire avant. Mais l’idée serait en effet qu’après avoir créé notre graphe de connaissances d’arguments fallacieux classés par type, avec toutes leurs caractéristiques, nous l’utilisions pour alimenter une intelligence artificielle afin qu’elle puisse améliorer son modèle. Nous pourrions ensuite lui donner un argument et son contexte (il faut toujours un contexte pour juger de la validité d’un argument) et elle nous fournirait une analyse ainsi qu’une évaluation – argumentée – de sa légitimité.

Vos travaux répondent-ils à un besoin actuel?
Marquée par la polarité de la société et la diffusion rapide des informations par les réseaux sociaux, notre époque se trouve en effet face à de nombreux défis en matière d’argumentation fallacieuse. Donald Trump, le prochain président des États-Unis, a gagné les élections alors que ses discours sont truffés d’arguments fallacieux. C’est là que l’on se rend compte que le savoir-faire critique en matière de logique et d’argumentation a disparu chez une grande partie des citoyens. Il est donc important de remettre en avant le côté logique et rationnel du raisonnement. Si on peut montrer aux gens, noir sur blanc, les passages problématiques d’un discours, peut-être développeront-ils, à nouveau, une certaine conscience de l’importance d’une argumentation correcte. Cela dit, nous n’avons pas l’ambition de changer la société. Notre objectif est de contribuer à forger l’esprit critique et de fournir aux citoyens des ressources pour affronter la menace que représentent les arguments illégitimes.

 

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