Panneaux officiels ou informels, graphies variables, alphabets choisis, ordre des noms… On retrouve pour cette triple implantation de nombreux éléments des stratégies toponymiques visant, d’un côté, à effacer et dominer la communauté rivale et, de l’autre, à résister contre l’occupant et à continuer d’exister. La situation à Susya entre en tout cas parfaitement dans le champ de recherche de Frédéric Giraut, professeur à la Faculté des sciences de la société et titulaire de la chaire Unesco en toponymie inclusive «Dénommer le monde» (lire également l’article dans le magazine Campus n° 157). Il s’est d’ailleurs rendu sur place et a tiré de son séjour un petit article paru en juillet dernier sur le blog de la chaire de toponymie.
Points chauds toponymiques
«Ce qui m’intéresse, ce sont les points chauds toponymiques, précise Frédéric Giraut. Quand j’établis des collaborations transnationales, j’essaye de choisir des endroits où les questions d’effacement, de restitution, de promotion des savoirs et des mémoires des minorités politiques, culturelles ou sociales – voire même de marchandisation ou de marketing territorial – à travers les stratégies de dénomination des lieux sont les plus virulentes. Et donc là où elles sont le plus à même d’être étudiées dans toute leur complexité et leurs interconnexions. Nous cherchons notamment à savoir si la dénomination d’un lieu reflète des préférences locales ou des décisions prises au sommet, si elle valorise ou minimise des savoirs et des mémoires vernaculaires, si elle représente l’inclusion ou l’exclusion de populations autochtones, de minorités et de groupes historiquement subalternes, si elle est pertinente pour les objectifs de paix et de développement durable, etc.».
Au-delà du cas particulier de Susya, Israël et la Palestine représentent dans leur ensemble un point chaud toponymique depuis des décennies. En Israël, les transformations survenues après la guerre israélo-arabe de 1948-1949 ont consisté à nommer des centaines de nouvelles localités et à effacer ou remplacer de nombreux noms arabes par des noms hébreux.
Indéniable, l’hébraïsation des noms de lieux en Israël, et également dans certaines parties des territoires occupés, est un sujet traité depuis longtemps et en profondeur par les chercheurs et chercheuses, en particulier israélien-nes. L’ouvrage de référence sur la question, Sacred Landscape, publié en 2000, a d’ailleurs été écrit par Meron Benvenisti, spécialiste des sciences politiques de l’Université hébraïque de Jérusalem (aujourd’hui décédé).
Étude pilote
C’est en collaboration avec des scientifiques de cette même institution, spécialistes notamment des villes divisées, des formules juridiques et pratiques de reconnaissance mutuelle, que Frédéric Giraut se consacre depuis deux ans à une étude pilote qui poursuit ce travail. Le projet se concentre sur la (re)dénomination et la signalisation des villes, des quartiers et des rues en particulier à Jérusalem. Il comprend entre autres les considérations explicites et implicites sur les identités contestées. La pratique des panneaux plurilingues, par exemple, nécessite de se pencher sur les éventuelles hiérarchies qu’elle impose visuellement ou sémantiquement. Dans ce contexte, traduire Jérusalem en arabe (Ûrshalîm) n’est pas la même chose que l’appeler «Al Qods», qui est un des noms arabes de la ville.
«À une échelle globale, on remarque une plus grande, bien que très fragile et inégale, prise en compte des points de vue locaux ou historiquement dominés, reconnaissant une certaine diversité sociale et culturelle, précise Frédéric Giraut. Cela dit, notre travail, notamment en Israël, consiste à porter un regard critique sur l’ensemble des politiques de dénomination de lieux et les récits qu’elles véhiculent. On aimerait comprendre dans quelle mesure la toponymie et ses transcriptions cartographiques et signalétiques dans le paysage ou sur Internet constituent un outil permettant de rendre visibles les différentes communautés présentes, quelle est leur légitimité et en quoi elles diffèrent des usages réels. Nos partenaires, qui sont politologues, juristes et géographes, partagent bien évidemment cette approche scientifique. À ce jour, nous avons organisé deux séminaires en commun. Ce n’est, je l’espère, que le début de notre collaboration.»
De la Turquie au Canada
Israël et la Palestine ne forment pas le seul point chaud toponymique de la planète, loin de là. La Turquie post-ottomane en est un autre exemple. L’arrivée d’Atatürk au pouvoir s’est en effet accompagnée d’une modernisation à marche forcée et de l’imposition à toute la population d’une langue avec un nouvel alphabet et une toponymie exclusive. Dès lors, la question des dénominations propres aux minorités se pose activement et est un terrain d’opposition. L’équipe de Frédéric Giraut a consacré un symposium international à ces questions.
Autre haut lieu toponymique: l’Afrique du Sud, où les scientifiques genevois-es travaillent depuis longtemps. Les politiques de ségrégation des populations d’origine africaine par des choix délibérés de noms des villages ou de rues sont caractéristiques de l’époque de l’apartheid. Elles se manifestent notamment par des références coloniales pour les localités et quartiers blancs et par des noms africains ou parfois de simples chiffres pour les autres. La période post-apartheid est, quant à elle, marquée par de nombreuses initiatives toponymiques débattues qui visent à restaurer et valoriser certaines mémoires par le choix de nouveaux noms de rues ainsi qu’à africaniser les noms de villes.
Enfin, la chaire de toponymie inclusive de l’UNIGE cherche également à instaurer un partenariat avec le Canada qui fait face à des choix toponymiques devant inclure les cultures minoritaires des populations autochtones et des communautés francophones.