«La transformation d’énoncés oraux en textes lors des conquêtes coloniales a donné lieu à d’inévitables altérations, explique Éléonore Devevey. Les sources ont souvent été effacées et le sens des textes déformé ou perdu, à la suite de ce triple transfert – de l’oral à l’écrit, d’une langue à une autre, d’un contexte culturel à un autre.» Ainsi, la revue récemment publiée propose différentes études de cas africains, caribéens et nord-américains, dans lesquels les trajets des énoncés ont été retracés, depuis leur collecte dans des contextes coloniaux, afin de comprendre comment ils ont été transcrits, traduits, édités et de quelle manière des poétesses ou des poètes s’en sont emparés. «Certaines anthologies de contes africains, océaniens ou autres se vendent encore aujourd’hui sans que la provenance des textes soit interrogée, comme ce fut longtemps le cas pour l’Anthologie nègre de Blaise Cendrars, parue en 1921, constate Éléonore Devevey. On trouve toujours en librairie des livres cadeaux, comme Les plus beaux contes d’Afrique ou La Sagesse des chamanes toltèques, dans lesquels les sources ne sont pas indiquées ou alors de façon très lacunaire, ce qui est problématique. Plus proches de nous, les écrivains de la créolité comme Raphaël Confiant ou Patrick Chamoiseau se sont parfois dispensés de mentionner les noms des conteurs/euses dont ils ont repris les créations ou de solliciter leur autorisation.»
Violences symboliques
Si la circulation et la réappropriation font partie intégrante de la vie de ce type de matériau, les auteur-es de la revue ont voulu pointer les violences symboliques qui accompagnent ces phénomènes, comme l’invisibilisation des inventeurs/trices et les falsifications qui peuvent s’introduire au fil de la transmission. Les recherches d’Éléonore Devevey portent notamment sur un cas de faux, réédité dans Partition rouge. Poèmes et chants des Indiens d’Amérique du Nord, ouvrage de Florence Delay et Jacques Roubaud paru en 1988. Le texte est un manuscrit attribué aux Lenapes retraçant la genèse et les migrations de ce peuple. Édité et traduit à plusieurs reprises au cours des XIXe et XXe siècles, il a été reconnu comme faux dans les années 1990, ce qui ne l’a pas empêché de poursuivre sa vie éditoriale. «Cela a induit un sentiment de dépossession pour cette communauté, notamment dans sa capacité à se représenter elle-même, commente Éléonore Devevey. Les motivations du naturaliste qui a produit ce manuscrit – Constantin Rafinesque – sont complexes: il ne voulait pas simplement s’attribuer une découverte, mais souhaitait aussi montrer la richesse de la culture des Lenapes afin de défendre leurs droits territoriaux. Dans ce type de transmission, la question des motivations de chaque acteur/trice est importante. Avec son Anthologie nègre, Cendrars voulait par exemple valoriser les cultures africaines, mais cela s’est fait au détriment de la reconnaissance des véritables auteurs et autrices.»
La démarche poursuivie par les rédacteurs/trices de la revue est essentiellement historique; il ne s’agit pas de prescrire de bonnes pratiques, mais plutôt de prôner la vigilance: se soucier des contextes dans lesquels les énoncés ont été prélevés – parfois sous contrainte –, de la reconnaissance des créateurs/trices et de leur rétribution financière. «La question des droits d’auteur reste difficile à manier, celle-ci n’étant pas la même dans toutes les cultures et selon les formes artistiques, précise la spécialiste. Même s’il existe des conventions de l’Unesco sur la circulation des biens immatériels, celles-ci sont récentes et leur portée n’est pas rétroactive. Ces textes tendent par ailleurs à assimiler ces matériaux à des marchandises, ce que certaines cultures refusent.»
Travail d’enquête
Quant à l’idée de restitution, telle qu’elle est aujourd’hui débattue et mise en œuvre pour les biens matériels, elle s’avère encore plus complexe pour les biens immatériels, notamment dans le cas de la littérature orale qui, par essence, repose sur la transmission et la circulation. «Une telle situation exige un retour critique sur les pratiques philologiques menées pendant des décennies, souligne la scientifique. Il a longtemps semblé normal de procéder ainsi sans se poser la question des droits d’auteur-e des communautés sources. L’idée est de mener aujourd’hui un travail d’enquête pour identifier les créatrices et créateurs afin de leur réattribuer ces énoncés et de mieux comprendre l’importance culturelle que ceux-ci ont pour elles/eux. C’est un travail immense. Pour aller encore plus loin, il convient également d’impliquer des chercheurs/euses autochtones dans la production du savoir construit sur les corpus collectés, comme cela a été fait par exemple au sujet d’un chant maori.»
Si les scientifiques qui ont contribué à la revue ne sont pas militant-es, ils et elles essayent toutefois de partager le plus possible les résultats de leurs recherches avec la cité et de rééditer des corpus avec des notices biographiques précises, tout en identifiant les biais développés vis-à-vis de ces productions, comme le fantasme d’une création qui émanerait forcément d’un collectif ou d’une communauté et non pas d’un individu, ou le désir d’une littérature qui aurait conservé une fonction magique. «Les scientifiques ont par ailleurs mis du temps à comprendre les phénomènes esthétiques propres à ces corpus et le fait que d’autres cultures adoptent des poétiques différentes, précise Éléonore Devevey. Quand des syllabes scandées étaient estimées non signifiantes par l’ethnographe, elles n’étaient par exemple pas transcrites alors que du point de vue autochtone, elles revêtaient une importance majeure. Il est malheureusement difficile aujourd’hui de rectifier ces transcriptions déformées.» Un colloque, prévu en mai au Musée d’ethnographie de Genève, coorganisé avec Vincent Debaene et Soraya de Brégeas et recevant le soutien du FNS portera justement sur la question des «figures lettrées des mondes oraux», ces informateurs/trices qui faisaient le tampon entre une communauté et les agents coloniaux, servant de passeurs/euses entre l’écrit et l’oral, entre une langue et une autre, entre une culture et une autre.
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