Dès sa fondation en 1948, l’OMS a en effet organisé la collecte de données statistiques sur la situation sanitaire de tous ses pays membres, sous la forme de rapports annuels tapés à la machine ou imprimés. Non seulement ces documents reflètent la situation épidémiologique nationale, mais ils renseignent également sur les capacités des systèmes de soins et sur les structures sanitaires en place, comme le nombre d’hôpitaux, la quantité de personnel soignant, etc. Avec la numérisation de la surveillance épidémiologique, la collecte de ces rapports a cessé au début des années 2000.
Ce fonds devenu historique, très cohérent et homogène, représente près de 80 mètres linéaires. Faisant face à des problèmes de place, l’OMS contacte l’UNIGE fin 2022 pour lui proposer d’héberger ces documents. À l’initiative de Muriel Leclerc, bibliothécaire spécialiste des collections en humanités médicales, une expertise du fonds est alors menée par Guillaume Linte, en collaboration avec sa collègue Francesca Arena, afin d’évaluer l’intérêt de ces archives pour la recherche historique. «Quand j’ai découvert la collection, l’un des premiers documents sur lesquels je suis tombé était un rapport sanitaire du Congo belge datant des années 1950, raconte Guillaume Linte. Dès que je l’ai eu entre les mains, j’ai compris qu’il s’agissait de la mémoire d'un passé historique complexe, notamment d’une histoire des relations entre santé et colonisation, une histoire qui est loin d’être entièrement comprise.»
Le consensus est rapidement trouvé entre les trois expert-es qui plaident pour la récupération du fonds. En effet, ce dernier a, à la fois, une valeur pour les historiens et historiennes, indiquant comment le rapport à la santé a évolué et renseignant sur l’histoire des épidémies, l’évolution des structures de soins ou encore l’influence qu’a eue l’OMS sur l’évolution des politiques de santé dans le monde; pour les épidémiologistes, informant sur l’évolution de maladies sur de nombreuses années ou pénétrant le champ des maladies tropicales négligées où il y a souvent un manque de data; pour des travaux en économie de la santé.
«Il ne s’agit pas seulement de données chiffrées qui pourraient être retrouvées ailleurs, on a affaire à des documents uniques, insiste Guillaume Linte. Il ne faut pas oublier ce que la dimension matérielle peut faire à la recherche et au travail scientifique: elle a un immense potentiel créatif. Je me suis par exemple retrouvé dans cette collection avec la possibilité d’avoir accès, de ma main droite, aux données épidémiologiques de Madagascar dans les années 1960 et, de ma main gauche, à celles d’un pays d’Asie du Sud-Est à la même période. Cela crée des perspectives de recherche qui ne sont pas reproductibles quand le lieu physique n’existe plus. Je n’aurais jamais eu les mêmes idées si j’étais resté derrière mon ordinateur.» L’historien rappelle d’ailleurs que ce qui est numérisé fait souvent l’objet d'une certaine épuration. Les revues médicales, par exemple, sont exemptes de publicités, jugées inutiles, alors que celles-ci pouvaient représenter un volume important des ouvrages.
Le fonds est aujourd’hui disponible à la Bibliothèque UNIGE, site Uni CMU, consultable sur demande. Une page web lui est consacrée, ses métadonnées sont en cours de récupération et de traitement, sa valorisation et un possible traitement numérique font encore l’objet de discussions avec les scientifiques. «Il serait essentiel de co-construire l’opération de numérisation autour de projets de recherche, précise Guillaume Linte. Celle-ci ne doit pas être adaptée aux intérêts d’un seul domaine scientifique, il est nécessaire de trouver la meilleure manière de procéder pour que toutes les disciplines puissent en profiter.»
Le fonds raconte aussi une autre histoire, selon Guillaume Linte: «La collecte de ces données a ouvert la voie à la standardisation. Quand une nouvelle maladie apparaît, on ne peut pas établir de statistiques si on ne parle pas le même langage quand on compte le nombre de malades ou de morts. Même s’il y avait des collaborations internationales avant la Seconde Guerre mondiale, c'est avec cette entreprise concrète de mise en commun de données que la standardisation s’est développée.»
À noter que la collection historique de l’OMS a déjà été acquise par la Bibliothèque de l’UNIGE en 2008. Cet ensemble compte près de 4000 ouvrages de santé publique dont certains remontent au XVIe siècle et comprend également 300 ouvrages précieux ainsi qu’un ensemble de documents statistiques de la première moitié du XXe siècle, issus des fonds de l’Office international d’hygiène publique (ancêtre de l’OMS). «Avec le fonds nouvellement acquis, l’UNIGE devient le dépositaire d’une documentation cohérente en histoire de la santé, des épidémies et des maladies infectieuses, de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. C’est un bien inestimable sur le plan scientifique», relève le spécialiste.
Pour en savoir plus