24 octobre 2024 - Anton Vos

 

Vie de l'UNIGE

«Trouver des réponses qui apaisent»

Invité à une master class portant sur la restitution des restes humains, Gilbert Kishiba, recteur de l’Université de Lubumbashi, s’est exprimé sur le cas des sept squelettes mbutis, déterrés il y a 70 ans au Congo et conservés dans les collections anthropologiques de l'UNIGE. Entretien.

 

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Gilbert Kishiba. Image: Fabien Scotti

 

Le 21 octobre, pas moins de quatre structures de l’Université de Genève ont uni leurs forces pour organiser une master class sur le thème de la «restitution des restes humains de collections universitaires: quels enjeux?» Des enjeux assez importants en tout cas pour mobiliser les responsables de la chaire Unesco en droit international de la protection des biens culturels (Faculté de droit), du Geneva Heritage Lab (Faculté des sciences de la société), du Geneva Africa Lab (Global Studies Institute) et du Laboratoire d’archéologie africaine & anthropologie (Faculté des sciences) auxquels on peut ajouter des contributions de l’Université libre de Bruxelles et, last but not least, de l’Université de Lubumbashi au Congo, en la personne de son recteur, Gilbert Kishiba.

 

 

Après une première partie plutôt générale traitant de la gestion des collections anthropologiques, de l’expérience du Musée d’ethnographie de Genève, du contexte décolonial, des enjeux politiques et de l’éthique internationale, la seconde a été consacrée au cas particulier des sept squelettes de Pygmées du groupe mbuti, déterrés il y a 70 ans et actuellement conservés dans les collections de l'UNIGE.

Histoire rocambolesque

L’existence de ces restes humains dans les murs de l’UNIGE est le fruit d’une histoire rocambolesque qui commence il y a 70 ans (lire également l’article dans le Campus n° 140) avec le médecin genevois Boris Adé. Celui-ci est engagé en 1949 par l’administration du Congo belge pour diriger un hôpital à Wamba, une ville du nord-est du pays, située à l’orée de la grande forêt de l’Ituri où habitent les Mbutis. En raison de leur petite taille, ceux-ci exercent une fascination sur les anthropologues et les médecins occidentaux de l’époque. Boris Adé ne fait pas exception et décide d’étudier leurs squelettes.

 

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Le docteur Boris Adé, sur les rives du Congo en compagnie d'un Pygmée, dans les années 1950. Image: DR


Son statut de médecin, agrémenté d’une réputation de sorcier, lui permet de gagner la confiance des Mbutis. Il réussit à se faire indiquer les emplacements de sépultures récentes. Il prétend que les familles des défunts acceptent qu’ils soient exhumés mais il n’obtient pas le consentement du clan entier, qui est l’autorité légitime chez les Mbutis. Entre février et avril 1952, Boris Adé récupère les cadavres de six individus adultes et celui d’un garçon de 8 à 10 ans qui n’a même pas été enterré. Le tout est envoyé au Musée d’ethnographie de Genève.
De retour en Suisse, Boris Adé confie les squelettes à Marc-Rodolphe Sauter, directeur du Département d’anthropologie, avant de retourner en Afrique en mai 1953 avec l’intention de rassembler davantage de matériel humain. C’est au moment de rapporter à Genève le corps d’une femme qu’il a plongé dans du formol qu’il se fait remarquer. Le gouverneur du Congo belge lui oppose un refus net. Craignant les réactions négatives de la population indigène, il lui demande d’enterrer immédiatement le corps et le mute à des centaines de kilomètres de là.
Les ossements des sept Pygmées, pour leur part, demeurent à Genève. Leur excellent état de conservation et le fait qu’ils soient complets en font une collection relativement prisée des scientifiques et l’Université reçoit régulièrement des requêtes d’études de la part de chercheurs et des chercheuses du monde entier.

Fiches signalétiques
Ces restes humains attirent finalement l’attention des responsables de l'Unité d'anthropologie (dissoute en 2023) en septembre 2016 à l’occasion d’une vaste réorganisation des collections et du fait que, contrairement aux autres ensembles d’ossements anonymes, ils sont accompagnés de fiches signalétiques mentionnant le nom, l’âge ainsi que la date et la cause du décès.
Dans un souci de transparence et de respect de la dignité humaine, l’UNIGE a, dans un premier temps, envisagé l’idée d’une restitution de ces squelettes à la République démocratique du Congo (RDC). Pour des raisons pratiques, c’est une solution différente qui est retenue. L’acte de propriété des squelettes est en effet transféré en juin 2018 à l’Université de Lubumbashi tout en conservant les restes humains en dépôt dans les murs de l’UNIGE. L’accès et l’usage de ces ossements par la communauté scientifique sont gérés à distance par l’institution congolaise qui décide seule de toute recherche éventuelle pouvant être faite sur les squelettes. De son côté, l’UNIGE s’engage à réaliser des scans complets ainsi qu’une impression en trois dimensions des sept squelettes. L’idée est acceptée par toutes les parties en juin 2018 par la signature d’une convention renouvelable tous les 5 ans.
En 2022, juste avant son terme, le recteur de l’Université de Lubumbashi demande l’ajout d’un avenant stipulant que «durant cette période, les parties s’engagent à prévoir les conditions appropriées en vue d’un rapatriement des squelettes pygmées […], cherchent à permettre qu’un tel rapatriement puisse se dérouler dans les meilleures conditions possibles […] et qu’une fois ces conditions réunies d’un commun accord, les parties s’engagent à mettre en œuvre en conséquence le rapatriement des squelettes».
De passage à l’UNIGE cet automne pour participer à la master class, Gilbert Kishiba a accepté de revenir sur l’histoire des squelettes des sept individus mbutis dont les noms sont Ngowe, Abelua, Lesati, Aneka, Basaga, Ngala et Avuo.

Le Journal: Qu’avez-vous pensé de l’histoire du docteur Boris Adé quand vous l’avez apprise?
Gilbert Kishiba: Pour nous, il y a eu violence et déshumanisation par rapport à la culture, à la coutume et aux traditions d’une population, celle des Mbutis, que l’on ne peut pas justifier au nom de la science. Mais aujourd’hui, cette même science, grâce à plusieurs apports anthropologiques, juridiques, politiques ou encore sociologiques, a été convoquée pour établir ce qui s’est passé à cette époque. Et ce, de telle façon qu’aujourd’hui, par l’entremise des universités, des chercheuses et des chercheurs, des étudiantes et des étudiants, et en accord avec les attentes des communautés dans lesquelles ces affres se sont produites, on soit à même de trouver des réponses qui apaisent. L’important étant que tous ceux et toutes celles qui s’interrogent sur ces questions participent à l’amélioration de la compréhension des faits et à la prise de décision pour que les générations actuelles soient en mesure d’aller de l’avant.

Que pensez-vous de la solution juridique originale (un double don assorti d’un prêt) à laquelle vous étiez bien sûr partie prenante?
Le mérite de toute la procédure menée depuis plusieurs années par nos universités respectives a été de sortir ces restes humains des collections anthropologiques et de leur attribuer le statut de reliques. On parle en effet de reliques lorsqu’on a identifié la provenance des restes humains, les terroirs culturels d’origine.

Que pensent les Mbutis de cette affaire?
Nous avons organisé en février 2023 à Lubumbashi une conférence ouverte sur la question de la restitution des reliques mbuties. Parmi les parties prenantes, il y avait notamment la troupe de théâtre Group50:50 qui a montré son spectacle The Ghosts are Returning [Le Retour des fantômes, produit également au Festival de la Bâtie en septembre 2024, ndlr]. Ayant eu vent de l’affaire du docteur Boris Adé, ces artistes, originaires du Congo, de Suisse et d’Allemagne, se sont rendu-es auprès du peuple nomade des Mbutis dans la forêt équatoriale et ont créé une sorte de sociodrame qui met en scène la manière dont la violence provoquée par le prélèvement des corps il y a 70 ans a été vécue et l’émotion qu’elle a suscitée auprès des premières et premiers concernés. Cette performance, passionnelle et émotionnelle, milite bien sûr en faveur d’une prise en compte par les générations actuelles de l’importance des lois de protection des peuples autochtones et des minorités édictées par les Nations unies afin que de tels sinistres et déshumanisations n’arrivent plus jamais. Cela dit, la perspective d’un «retour des fantômes», qui était le titre de la pièce et le message qu’elle véhiculait, était tout de même un peu effrayante.

Est-ce que, comme le suggère la pièce de théâtre, les Mbutis désirent vraiment récupérer sur leurs terres les reliques actuellement conservées dans les collections anthropologiques de l’UNIGE?
Non. Nous voulons les ramener au Congo, mais il n’est pas question pour les Mbutis de les accueillir de nouveau chez eux. Nous connaissons certes les lieux d’inhumation des sept squelettes mbutis. Mais, chez les Pygmées, les terroirs ne restent pas les mêmes. Les tribus se déplacent en effet à chaque fois qu’il y a des morts pour manifester le fait qu’il y a une séparation entre ceux qui restent et les âmes appelées à évoluer. Ce n’est pas forcément pour éviter un éventuel malheur qu’elles feraient tomber sur les vivants mais parce qu’elles appartiennent, selon la cosmogonie des Mbutis, à un univers inaccessible aux humains et qui appelle de leur part à un dépassement, y compris dans l’espace. C’est pour parler dans ce contexte que le chef coutumier de Wamba (chef-lieu de la région d’origine des sept squelettes) a été invité à s’exprimer au cours de la conférence de 2023. Ce personnage, sous ses oripeaux traditionnels qu’il portait à cette occasion, est juriste de formation. Il est chargé d’un pouvoir immatériel et est le gardien des connaissances sur l’histoire et les coutumes de sa tribu. Il sait de quoi il parle.

Et quel était son verdict?
Il nous a parlé sereinement, dans un silence attentif, respecté par toutes et tous, y compris par les artistes de la troupe de théâtre. Et il a expliqué que chez les Mbutis, on n’enterre pas 2 fois les morts. D’un village à l’autre, les rites diffèrent. Et les populations bougent. Donc si vous vous trompez de trajectoire au moment de la restitution, vous pouvez atterrir, permettez le terme, sur un site qui n’est plus le bon, dans une société qui n’est plus la bonne. Et alors, à supposer qu’il survienne de plus à ce moment-là un événement dramatique, comme une épidémie ou une catastrophe, les gens vont immédiatement mettre la faute sur les responsables de la restitution qui ne se sont pas informés correctement sur les coutumes et ont décidé, par leur geste unilatéral, de déverser sur eux le malheur en question.

Que faut-il faire, alors?
Par conséquent, s’il y a restitution, les universités de Genève et de Lubumbashi, par leurs apports respectifs, mutualisés, diversifiés et complémentaires, peuvent, en respectant la dignité et le respect dus aux Mbutis et conformément à leurs traditions, proposer aux décideurs politiques les meilleures solutions pour déposer ces reliques, sans les enterrer et ailleurs que sur la terre des Mbutis, par exemple au musée de Kinshasa ou dans tout autre lieu qui nous semble adéquat.

Dans un musée?
Oui mais pas en tant qu’objets exposés dans une vitrine en vue d’une certaine marchandisation. Ni en tant que sujets de recherche d’ailleurs, comme cela a été le cas jusqu’à présent. Les un-es et les autres qui le souhaiteront passeront là-bas pour se recueillir ou s’inspirer. Mais, dans tous les cas, en gardant le silence devant ce qui interroge la mémoire et l’histoire de nous toutes et tous, devant ce qui avait déshumanisé, opprimé et abîmé et qui, au même moment, nous mène à prendre la résolution d’aller vers plus d’humanité, plus de confraternité universelle, de construire ensemble un monde plus humain. Par ailleurs, le processus de rapatriement des squelettes vise à préserver la dignité humaine, en restituant non seulement des vestiges mais aussi l’honneur de la tribu. C’est d’ailleurs pourquoi le chef coutumier a proposé qu’en même temps que la restitution, les un-es et les autres pensent aussi à promouvoir le progrès social dans leurs contrées par la construction d’écoles, d’hôpitaux ou de tout ce qui peut aider à participer au bien-être des habitant-es. Ce ne sont pas des populations marginalisées, elles sont plutôt intégrées, mais elles peuvent légitimement s’attendre à des contre-valeurs qui seraient de l’ordre d’une reconnaissance de responsabilité.

L’affaire des «sept squelettes du Dr Adé» a vu la naissance d’une collaboration entre les universités de Lubumbashi et de Genève. Souhaitez-vous en créer d’autres?
Oui absolument. Durant mon séjour à Genève, nous avons traité des questions relatives à notre futur commun dans le cadre de la recherche et de la mobilité estudiantine et des chercheurs et chercheuses pour que nous puissions profiter, l’une et l’autre université, des meilleurs atouts de chacune. Nous savons que l’UNIGE compte parmi les meilleures universités du monde. De notre côté, nous viendrons avec nos propres atouts. Nous sommes une université très généraliste avec toutes les facultés traditionnelles avec, en plus, des filières en ingénierie, en agronomie, en médecine vétérinaire ou encore en criminologie. Nous avons également une Faculté d’architecture qui est née grâce à la coopération avec l’Université libre de Bruxelles. C’est d’ailleurs cette année qu’est sortie notre première volée d’architectes diplômés.

 

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