29 juin 2022 - Mayra Lirot

 

Vie de l'UNIGE

Un demi-siècle passé à l’Université de Genève

Professeur de physique théorique et de mathématiques, Jean-Pierre Eckmann a passé plus de cinquante ans de sa carrière à l’UNIGE.

 

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Jean-Pierre Eckmann. Image: SwissMAP

 

Engagé en 1967 comme assistant au Département de physique théorique (Faculté des sciences), Jean-Pierre Eckmann obtient son doctorat en 1970. Après une année à la Brandeis University aux États-Unis, il revient à l’UNIGE comme chargé de recherche, puis accède à la fonction professorale en 1977. Membre correspondant de l’Académie des sciences de Göttingen et de l’Académie européenne des sciences, il obtient un ERC Grant en 2012. Chargée de communication au Pôle de recherche national SwissMAP dont Jean-Pierre Eckmann fait partie, Mayra Lirot l’a rencontré début juin, avant une conférence-anniversaire réunissant collaborateurs/trices et ancien-nes élèves.

Mayra Lirot: Quelle est la caractéristique qui vous décrit le mieux?
Jean-Pierre Eckmann:
J’essaie constamment d'être un «bon amateur», tant dans mes loisirs qu’en science. Je peux ainsi contribuer à de nombreux sujets, tout en ne me considérant comme expert dans aucun d’eux. J’ai appris de David Ruelle, professeur à l’Institut des hautes études scientifiques (IHES, Université Paris-Saclay), la «loi des rendements décroissants»: plus vous restez longtemps dans le même domaine, moins vous êtes efficace. Suivant cette idée, mes recherches ont beaucoup évolué au fil du temps. J'ai toujours aimé essayer de nouvelles choses et, de même, proposer de nouveaux problèmes à mes élèves.

Quels sont vos intérêts actuels?
Depuis quelques années, je m’intéresse particulièrement à la possibilité d’appliquer la pensée mathématique à la biologie. Mais il n’y a pas que mes travaux qui ont évolué, j’ai également bien changé. Mes premier-ères étudiant-es ont terminé il y a presque cinquante ans. Et si certain-es sont peut-être déjà à la retraite, d’autres, parmi les dernières volées, sont peut-être encore à la recherche d’un poste fixe.

Vous mentionnez vos étudiant-es. Pouvez-vous nous en parler?
Le mathématicien Yasha Sinai disait: «On ne parle pas de "ses anciens élèves", on parle de "ses élèves"». C'est comme pour les enfants: même s’ils grandissent, ils restent vos enfants. Je suis très fier de l’ensemble de mes élèves et de la façon dont chacun et chacune a évolué selon sa propre voie et ses talents personnels.

L’un de vos ancien-nes étudiant-es qui a obtenu la médaille Fields en 2014, Martin Hairer, mentionnait récemment que votre approche, et en particulier votre façon de considérer les mathématiques comme une sorte de jeu, avait été une grande source d’influence pour lui. Est-ce quelque chose que vous avez consciemment voulu transmettre à vos étudiant-es?
Non, mais j'ai essayé de transmettre à tous mes élèves le message qu’en science il est important de distinguer le vrai du faux. Personnellement, c’est un principe que j'ai appliqué tout au long de ma carrière.

Est-il vrai que vos étudiant-es avaient pour obligation de prendre un café tous les jours à 9h et à 15h?
Ce n’est pas une blague. Certain-es ont résisté, prétextant qu’ils ou elles ne pouvaient pas se lever si tôt, mais c’était comme ça, la «règle de la cafétéria». Mes derniers/ères élèves ont d’ailleurs confectionné un panneau pour réserver ma place. J’ai été très surpris de découvrir que la cafétéria n’existait plus au retour du confinement. Pendant toute cette période, j’avais imaginé de nombreux scénarios comme être malade ou même mourir, mais je n’avais pas pensé que ce serait la cafétéria qui disparaîtrait… D’autres traditions existent dans mon équipe, comme l’affirmation que «tout est faux», que je prononce régulièrement (tirée d’une affiche allemande Alles Falsch). Il est important de pouvoir se tromper quand on fait de la recherche. Cela stimule l’originalité.

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En cinquante ans, comment les choses ont-elles évolué à l’UNIGE?
Tout fonctionnait différemment. Par exemple, la construction de l’Institut de physique a débuté en 1952 et il était dimensionné pour trois professeur-es seulement. Le bâtiment a été livré deux ans plus tard. Cela serait impossible à notre époque, les choses prennent beaucoup plus de temps. Je suis très reconnaissant que l’institution m’ait toujours permis de faire ce que je voulais. Actuellement, j’ai l'impression qu’il y a beaucoup plus de pression pour que les jeunes se spécialisent dans un domaine, une pression à laquelle s’ajoutent l’importance de construire une grande équipe, la capacité à obtenir des fonds, les rankings… Dans les faits, il y a beaucoup plus d’argent qu’auparavant pour la recherche, mais il est devenu plus difficile de le dépenser tant les procédures administratives sont devenues lourdes. Mais je ne veux pas dire que la situation était meilleure avant, elle était simplement différente.

Et qu’en est-il de la science?
Il y a beaucoup plus de personnes actives dans le domaine de la science et, par conséquent, il peut être plus difficile de trouver un emploi. Les collaborations interdisciplinaires ont, quant à elles, beaucoup augmenté. J’entends également dire que la science est devenue plus technologique avec les ordinateurs, etc. Au fond, la science progresse, peut-être même mieux qu’avant, mais d’une manière différente.

Quels sont les défis à venir pour les jeunes générations?
Je continue à prendre mes cafés avec des jeunes et je connais leurs inquiétudes, souvent liées à la recherche d’un emploi, à la concurrence croissante et à la complexité de concilier carrière professionnelle et vie de famille. Partir à l’étranger est devenu essentiel aujourd’hui. Sans deux ou trois postdocs, vous n’obtenez pas de poste fixe. Je n’ai pas été confronté à ce dilemme. Si cela avait été le cas, je pense que j’aurais quitté le monde universitaire parce que j’étais réticent à bouger.

Quel conseil leur donneriez-vous donc?
Écoutez les personnes âgées comme moi, mais ignorez ensuite ce qu’elles ont dit.

Accéder à l’interview complète (en anglais)

 

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