Comment canaliser cette indignation légitime de la communauté universitaire en une action positive et fondée d’un point de vue académique? Cette interrogation a servi de fil conducteur à l’action du Rectorat tout au long de cette occupation, dans un esprit de dialogue qui n’a malheureusement pas trouvé d’issue satisfaisante.
Le Comité scientifique, qui réunit des représentantes et représentants de la communauté universitaire et de la société civile, entend mener une large réflexion sur le positionnement des universités face aux grandes questions sociétales et aux conflits armés. Les institutions académiques ont toujours servi de caisses de résonance aux tragédies humaines, comme l’ont illustré les mouvements des années 1960 et 1970 sur les campus américains et européens. Les universités ne sont pas des acteurs politiques au sens traditionnel du terme, sauf lorsque les thématiques abordées touchent directement les missions fondamentales qui leur sont confiées: l’enseignement, la recherche, le service à la cité. Mais elles sont le lieu du débat, un espace préservé qui permet d’engager un dialogue autour des questions qui traversent la société, sur des enjeux comme les droits humains ou la crise climatique. À ce jour, elles s’abstiennent, en tant qu’institutions, de franchir le Rubicon symbolique de la prise de position directe sur ces enjeux. Peuvent-elles assurer que toutes les opinions pourront s’exprimer dans un débat qu’elles garantissent, et auquel elles seraient également parties prenantes? Cela ne limite pas la liberté académique dont jouissent leurs membres, enseignantes et enseignants, étudiantes et étudiants, qui peuvent bien évidemment afficher publiquement leurs prises de position.
La mission du Comité scientifique consiste précisément à réfléchir à un cadre pérenne permettant aux universités de s’engager dans le débat public et politique, sans pour autant renoncer à leur responsabilité scientifique, à leur attachement aux faits et à l’analyse. Présidé par Frédéric Esposito, directeur du Bachelor en relations internationales de l’UNIGE et président de la Semaine des droits humains, ce Comité réunit également Marco Sassòli, professeur honoraire, spécialiste des questions de droit humanitaire, Francesca Serra, doyenne de la Faculté des lettres et Hasni Abidi, politologue spécialiste du monde arabe. Trois personnalités de la société civile accompagnent ce travail de réflexion: l’ancienne présidente de la Confédération Ruth Dreifuss, le conseiller auprès du Centre pour le dialogue humanitaire Pierre Hazan ainsi que la journaliste et présidente du Club suisse de la presse Isabelle Falconnier. Une place était en outre réservée au corps étudiant. Le Comité s’étant réuni pour la première fois alors que l’occupation d’Uni Mail venait de débuter, cinq représentantes et représentants de la CEP y ont été conviés.
«Nous nous sommes réuni-es à deux reprises dans ce format, raconte Frédéric Esposito. L’objectif était d’évaluer les revendications de la CEP et de parvenir à nous mettre d’accord sur une feuille de route susceptible de répondre aux attentes des étudiant-es mobilisé-es, que nous pourrions proposer au Rectorat. Les discussions ont été à la fois constructives et âpres. La mission assignée au Comité, celle de définir le rôle des universités face aux conflits en général, ne permettait pas de répondre aux revendications très immédiates des étudiant-es. Nous sommes toutefois parvenu-es à élaborer un document, en cours d’évaluation par le Rectorat.»
Cette tension s’est manifestée autour de la question du boycott des institutions académiques israéliennes réclamé par la CEP. Les étudiant-es ont fait valoir «deux poids, deux mesures» en pointant la suspension des accords avec des universités russes au lendemain de l’invasion de l’Ukraine. «Nous leur avons rappelé que les recteurs et rectrices de ces universités avaient apporté un soutien explicite à l’invasion de l’Ukraine, baptisée ‘opération militaire spéciale’ par Moscou. Or il n’y a pas eu de déclarations officielles d’universités israéliennes partenaires de l’UNIGE pour appeler à la guerre contre le Hamas telle qu’elle est aujourd’hui menée dans la bande de Gaza. Nous avons donc cherché à faire sortir les étudiant-es de leur position très politique et tranchée sur cette question, en leur montrant que nos partenariats sont aussi des canaux de communication par lesquels nous pouvons faire passer des messages. Cela ne nous empêche pas d’exercer un regard critique sur le risque de discrimination entre étudiant-es juifs/ves et arabes au sein des universités israéliennes ou sur l’implantation de campus universitaires israéliens sur les territoires colonisés, par exemple. Nous nous sommes aussi déclarés favorables au renforcement de nos dispositifs d’évaluation de ces partenariats, en nous appuyant notamment sur la Commission d’éthique et de déontologie. Au-delà du conflit entre Israël et le Hamas, une réflexion similaire s’impose à l’égard du positionnement de l’Université vis-à-vis de pays non démocratiques comme la Chine.»
Sur la question du cessez-le-feu, le Comité scientifique a également essayé de définir une position s’inscrivant dans le cadre académique, en soutenant les appels d’organismes non gouvernementaux qui réclament une cessation des hostilités sur la base de considérations purement humanitaires, un domaine dans lequel l’UNIGE peut faire valoir son expertise académique internationalement reconnue. «Nous sommes donc arrivé-es, avec les étudiants et étudiantes représentantes de la CEP, à maintenir cette notion de cessez-le-feu sur notre feuille de route, relève Frédéric Esposito. Il s’agit là d’une importante et intéressante évolution indiquant que les universités peuvent faire valoir une position, sans pour autant intervenir directement dans le débat politique. Car il faut le rappeler, l’Université n’est pas l’ONU. Elle est un espace de liberté d’expression, dans les limites d’un cadre juridique et éthique. Il est fondamental de le préserver. La liberté d’expression n’est pas un incendie à éteindre mais une flamme à entretenir, dans un esprit démocratique, sans appels à la haine ni à la violence ou à la stigmatisation à l’égard de communautés.»
Le Comité scientifique a par ailleurs fait valoir les instruments déjà existants qui répondent à certaines des revendications de la CEP. C’est le cas, par exemple, du programme Horizon académique qui permet l’accueil d’étudiant-es menacé-es dans leur pays ou du réseau Scholars at Risk qui fait de même pour les chercheurs ou chercheuses empêchées d’exercer leur métier dans des conditions adéquates. Au-delà des partenariats avec des institutions israéliennes, il existe également des projets plus larges avec le Proche et le Moyen-Orient. La visibilité de ces dispositifs doit certainement être renforcée.
Ce mois de mai 2024 se prête-t-il à des comparaisons avec Mai 68? «La contestation qui s’est exprimée fortement ces derniers jours va faire évoluer le cadre dont nous parlons, même si nous ignorons encore dans quelle direction, estime Frédéric Esposito. Il faut rappeler qu’à Genève, Mai 68 a été l’occasion d’un processus destiné à revoir la loi sur l’Université. Nous avons entendu la frustration qui s’exprime aujourd’hui à propos de Gaza et qui s’est exprimée également sur la question climatique face à l’inaction des gouvernements. On observe depuis le début des années 2000 une évolution des formes de protestation et de mobilisation, notamment par l’effet des réseaux sociaux, comme cela a été le cas lors du Printemps arabe ou avec des mouvements comme Occupy Wall Street. Cette agora mondiale et globalisée a fait penser à un moment qu’il y avait là l’émergence d’une dimension horizontale et planétaire de la démocratie qui s’exprimait. Aujourd’hui, ce nouvel espace virtuel de contestation est davantage perçu comme un concentré de prises de position radicales et dogmatiques. L’enjeu de notre démarche, avec ce Comité, consiste précisément à définir des outils susceptibles de préserver un espace de débat et de libre expression dans le respect des opinions de chacun-e qui est le propre de nos institutions académiques.»