Un Siècle d'or ?
Repenser la peinture hollandaise du XVIIe siècle
Qu’est-ce que le « Siècle d’or » hollandais ? Cette notion n’est jamais interrogée pour elle-même : les historiens de l’art ont l’habitude de l’utiliser pour qualifier la civilisation néerlandaise du XVIIe siècle et, plus spécifiquement encore, l’art hollandais du XVIIe siècle ; mais ils font comme si elle allait de soi, comme si elle n’avait pas de dimension normative et comme si elle n’avait elle-même pas d’histoire. Ce projet entend repenser la notion de « Siècle d’or » en proposant d’analyser la manière dont elle a été définie, pensée et décrite au XVIIe siècle, par les Hollandais eux-mêmes comme par les observateurs de leur pays.
Les travaux de synthèse sur les arts des Pays-Bas du Nord ne sont pas rares ; mais ils sont souvent anciens et ne rendent compte que de façon partielle, voire partiale, des réalités des pratiques artistiques. Tributaire d’une interprétation réductrice, qui fait de la crise iconoclaste l’alpha et l’oméga de l’histoire de la peinture néerlandaise du XVIIe siècle, l’ouvrage de Madlyn Millner Kahr (1978) peine à rendre compte de nombreux phénomènes majeurs du Siècle d’or, comme du développement important de la peinture d’histoire, notamment mythologique et religieuse, de la place centrale des commandes privées et officielles ou des relations des artistes hollandais avec le reste de la production européenne. C’est encore une vision trop limitée du Siècle d’or hollandais que propose Seymour Slive (1995), qui le réduit essentiellement à trois « phares », Rembrandt, Frans Hals et Vermeer. Ce n’est pas le cas de la monumentale synthèse de Bob Haak (1984) qui distingue les principaux « centres » géographiques de production.
Au-delà de ces exemples symptomatiques, trois grandes lacunes historiographiques ont marqué les représentations du Siècle d’Or jusqu’à aujourd’hui, que notre projet souhaiterait réviser en profondeur.
La géographie artistique
La géographie artistique apparaît comme le premier point aveugle des grandes études de synthèse consacrées au Siècle d’or hollandais. Considéré comme le manuel le plus précis et le plus complet sur le Siècle d’or hollandais, l’ouvrage de Bob Haak (1984) a encouragé plusieurs générations d’historiens de l’art à adopter une vision de la géographie artistique fondée sur des rapports de hiérarchie et de domination entre les différentes villes, qu’il est pourtant difficile de constater dans les faits, tout du moins pour les Provinces-Unies. Les outils proposés par Carlo Ginzburg et Enrico Castelnuovo (1981), puis par Thomas DaCosta Kaufmann (2004), semblent trop limités pour un territoire aussi restreint que celui des Provinces-Unies du XVIIe siècle, où onze heures à cheval et au trot suffisent pour rallier Amsterdam à Anvers, et où les peintres et les commanditaires se déplacent quotidiennement d’une ville à une autre.
L’étude de la mobilité des artistes hollandais du XVIIe siècle a été insuffisante. Surtout cantonnée aux séjours à Rome et à la fameuse communauté des peintres néerlandais et germaniques (la Schildersbent ou les Bentveughels), elle repose sur un nombre limité de sources, notamment publiées notamment par G. J. Hoogewerff (1942), et qui doivent être aujourd’hui fortement réactualisées. Des publications ponctuelles existent sur les voyages d’artistes, surtout en France, en Italie et en Suisse ; mais elles devraient être reprises et analysées sous un angle plus critique, en tentant de saisir la complexité et les logiques sociales, professionnelles et artistiques de ces migrations, sur le modèle de récentes recherches (Jan Blanc et Gaëtane Maes [2010] ; Frits Scholten, Joanna Woodall et Dulcia Meijers [2014]).
Les genres
La question des genres dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle est également parvenue à une impasse dont il faut sortir en remettant l’analyse historique au cœur de la réflexion. Le poids des méthodes d’analyses socio-économiques et le prestige encore prégnant des catégories forgées par l’historiographie du XIXe siècle (les « petits genres », les « petits maîtres », le « réalisme », l’« art bourgeois », l’« art protestant », etc.) ont encouragé les études de synthèse consacrées au Siècle d’or à insister de façon disproportionnée sur les sujets jugés caractéristiques de la peinture hollandaise, comme les scènes de la vie quotidienne, les paysages ou les natures mortes. Ces sujets demeurent quantitativement minoritaires au regard de la peinture d’histoire, qui représente plus d’un tiers de la production, comme l’a récemment rappelé Eric Jan Sluijter (2015). Les travaux d’Albert Blankert (1980, 1999) ont joué un rôle pionnier dans l’étude de cette partie essentielle et sous-estimée de la peinture hollandaise du xviie siècle, mais paraissent désormais trop anciens et trop généraux. Ils manipulent des notions imprécises ou anachroniques qu’il est urgent de réviser (« peinture italianisante », « peinture pré-classique », « classique », « classicisante », etc.). Et ils ne s’intéressent que de façon périphérique aux grands décors peints dans les palais princiers et les résidences de la famille Orange, les hôtels de ville, les églises cachées (schuilkerken) et certaines grandes demeures bourgeoises. Le cas le plus remarquable de ce désintérêt est l’œuvre de Rembrandt. Alors que le Rembrandt Research Project (NWO/Rembrandt Research Project Foundation, Amsterdam) lui a été consacré de 1968 à 2011, sa peinture d’histoire, sur laquelle il a bâti sa réputation, n’a fait l’objet que de recherches tout à fait spécifiques, sur son rapport à la Bible ou à l’iconographie religieuse (Perlove, Silver, 2009 ; Dewitt, Ducos, 2011), à l’exception de quelques études plus récentes et ambitieuses (Golahny, 2003 ; Sluijter, 2006). Mais d’autres noms pourraient être cités de peintres d’histoire qui, au xviie siècle, jouissaient d’une renommée aujourd’hui ignorée par les études consacrées au Siècle d’or. On pense à l’œuvre d’Abraham Bloemaert, probablement le peintre d’histoire hollandais le plus influent et le plus imité au XVIIe siècle, mais aussi aux artistes passés par son atelier utrechtois. On peut aussi penser aux peintres connus pour avoir excellé dans un seul domaine artistique, alors qu’ils s’illustraient également dans celui de la peinture d’histoire, comme Nicolaes Moeyaert, que l’on connaît presque uniquement pour ses paysages et ses peintures animalières, de Jan Steen, le peintre de la vie quotidienne qui a pourtant peint des œuvres tirées de l’histoire biblique, ou encore le portraitiste Thomas de Keyser, qui exécute également des peintures religieuses.
Les efforts de recherche les plus importants et les plus récents ont porté sur la peinture religieuse hollandaise, longtemps jugée trop faible quantitativement et qualitativement pour faire l’objet d’une étude sérieuse. Les travaux de Robert Schillemans (1992), Paul Dirkse (2001), Xander van Eck (2007) et Léonie Marquaille (2015) ont remis en cause ces idées, en montrant que les sujets des tableaux religieux étaient bien plus variés, tout comme les confessions représentées dans les Pays-Bas du Nord. Contre les habitudes prises depuis le XIXe siècle, il s’agit de renoncer à l’idée que la société hollandaise du Siècle d’or était exclusivement calviniste. De nombreuses sectes protestantes – pour reprendre un terme du XVIIe siècle – ont joué un rôle majeur dans le développement des lettres et des arts. La place du catholicisme chez les commanditaires et les artistes est également essentielle jusqu’à la fin du siècle (Joke Spaans [1989] ; Willem Frijhoff [2002]). Les Provinces-Unies sont un pays pluriconfessionnel dont la production artistique, pour cette raison même, est sans doute la plus diversifiée en Europe. Avec un nombre important de sujets tirés de l’Ancien Testament mais aussi du Nouveau Testament et des vies de saints, le rôle de la peinture religieuse est remarquable, tant en résonance singulière avec les recommandations de la Contre-Réforme ultramontaine qu’en relation avec de complexes réseaux confessionnels.
Les artistes et leurs clients
L’étude problématisée des relations entre les artistes et leurs clients constitue enfin un domaine dans lequel les travaux de synthèse sur l’art hollandais du XVIIe siècle se sont révélés insatisfaisants. John Michael Montias (1982) est la figure tutélaire de cette approche économique de l’art hollandais, reprise par Marten Jan Bok (1994) et S. A. C. Dudok van Heel (2006). Leurs travaux sont toujours pertinents et utiles, en particulier pour ce qui concerne les collections privées amstellodamoises ou delftoises. Mais on sait aujourd’hui que la commande ne joue pas qu’un rôle secondaire par rapport aux structures du marché ouvert et de la revente. Il suffit de compulser les archives anciennes pour constater le nombre très important des portraits, des peintures d’histoire et des tableaux de grand format ou de prix élevé, toujours peints sur commande. L’étude de grandes figures de commanditaires, telles que la famille des Orange-Nassau, la cour d’Orange, les bourgeois de Haarlem et d’Amsterdam ou encore les commanditaires religieux (McGee, 1991 ; Dudok van Heel, 2006 ; Eikema Hommes, 2013) révèle leur participation active au développement des arts néerlandais du XVIIe siècle.
C’est en constatant ces trois grandes lacunes historiographiques que nous avons élaboré les approches et les méthodes de ce projet de recherche.