L’identité artistique hollandaise, entre fictions et réalités
Questionner la notion de « Siècle d’or » hollandais suppose de l’inscrire dans le contexte de ses représentations mentales, historiques et géographiques au XVIIe siècle. Notre propos sera donc, dans le cadre de ce premier axe de restituer l’histoire et les relations d’héritage dans lesquelles cette notion est inscrite, mais aussi, plus largement, d’envisager la manière dont les Néerlandais ont considéré leur culture visuelle commune et la façon dont cette culture a été vue par les autres.
Issue de la notion antique d’« âge d’or », avec laquelle il se confond en néerlandais (une seule expression est utilisée : gouden eeuw), qui est revitalisée par les expériences d’un certain nombre de peintres hollandais à la cour de Rodolphe II, à Prague, entre 1583 et 1612, la notion de « siècle d’or » est utilisée par les Hollandais dès la fin du XVIe siècle pour qualifier leur propre projet collectif, politique et confessionnel, mais aussi culturel et artistique. Pour étudier les conditions dans lesquelles ce mythe visuel et culturel s’est construit, nous nous fonderons essentiellement sur l’analyse de trois types de corpus. Le premier sera constitué des œuvres représentant l’Âge d’or des anciens, à partir duquel nous tenterons d’établir des liens avec la notion contemporaine de « Siècle d’or ». Le deuxième sera composée des représentations allégoriques des Provinces-Unies qui font appel au thème utopique de l’Âge d’or, et dont il s’agira de reconstruire l’arrière-plan politique, confessionnelle et artistique. L’exemple fameux de l’Art de peinture de Johannes Vermeer témoigne d’une volonté des artistes eux-mêmes de construire une certaine image de l’art et de l’histoire de leur pays. Le troisième corpus sera celui des guides des villes écrits par les Hollandais et publiés dans les Pays-Bas du Nord, ainsi que des récits de voyages dont le dépouillement sera lancé dès le début du projet.
Nous proposerons de mettre ces représentations à l’épreuve de la réalité historique et géographique du « Siècle d’or ». Plutôt qu’un « Siècle d’or » concentré sur la période 1620-1672, notre projet souhaite envisager un « grand Siècle d’or », qui outrepasserait les strictes limites chronologiques du XVIIe siècle. Les crises iconoclastes constituent traditionnellement un point de départ à toute étude du Siècle d’Or hollandais ; mais elles contribuent à une vision faussée de la production artistique du XVIIe siècle. On a pensé, à tort, qu’elles avaient entraîné une crainte quant au répertoire religieux. Il nous paraît plus juste de s’intéresser au retour de France ou d’Italie de plusieurs peintres hollandais de la fin du XVIe siècle, comme Cornelis Cornelisz. van Haarlem (1580-1581), Karel van Mander (1583), Abraham Bloemaert (1585), Hendrick Goltzius (1591-1592) ou Joachim Wtewael (1592), dans la mesure où cette borne chronologique n’est pas liée à des événements historiques, mais à des tendances artistiques. De même, la mort de Rembrandt en 1669 et l’invasion française de 1672 ne nous paraissent pas un point de départ pertinent pour décrire la fin du « Siècle d’or ». À l’instar de Godfried Schalcken, d’Aert de Gelder ou de Jacob de Wit, des peintres majeurs et fort réputés en Europe se sont illustrés bien après ces dates, et cela dans des domaines variés, tels que le portrait de cour ou le grand décor. La mort de Guillaume III d’Orange-Nassau en 1702, stathouder des Provinces-Unies dès 1672, puis roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande à partir de 1689, nous paraît un terminus ante quem alternatif qui mériterait d’être examiné, notamment parce qu’il permettrait d’expliquer les nombreux liens qui unissent, à partir des deux dernières décennies du XVIIe siècle, les centres de production néerlandais et anglais.
Cette question de la géographie artistique est également capitale pour repenser la notion de « Siècle d’or ». L’adjectif « hollandais » constitue une métonymie pour désigner l’ensemble de la production artistique des Pays-Bas du Nord, et non la seule province de Hollande, tandis que l’expression de République Hollandaise renvoie là encore à l’ensemble des territoires. Les Pays-Bas du Nord désignent alors sept provinces du Nord (la Hollande, la Zélande, Utrecht, la Gueldre, l’Overijssel, la Frise et la Groningue), par opposition aux provinces des Pays-Bas espagnols du Sud. Dans le cadre de cette partie du projet, il faudra nous intéresser au XVIIe siècle dans son ensemble, sans négliger les événements historiques nombreux dans les Provinces-Unies. Les conflits avec la Couronne d’Espagne et la reconnaissance progressive de l’indépendance des Pays-Bas du Nord ainsi que la formation de la République hollandaise eurent des effets sur la production artistique. Les conflits, qu’ils soient religieux ou purement politiques, ont alimenté une production d’images satiriques, reflets de préoccupations contemporaines, comme la Guerre de Trente Ans (1618-1648), les trois guerres anglo-néerlandaises de 1652-1654, 1665-1667 et 1672-1674, ou la Guerre de Hollande (1672-1678).