Natacha Allet et Laurent Jenny, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève
L'autobiographie représente de nos jours un genre littéraire dominant. Si l'on consulte les catalogues d'éditeurs ou si l'on parcourt les rayons de librairies, on s'aperçoit en effet qu'elle occupe, comme la littérature intime d'une manière générale (journaux, mémoires, témoignages, etc.), une place absolument centrale. Indépendamment même des écrivains qui ont produit des autobiographies proprement littéraires, et dont le nombre s'est prodigieusement accru au cours du 20ème siècle, que l'on pense à Sartre, à Sarraute, à Leiris ou à Michon, pour ne mentionner qu'eux, il n'est aujourd'hui aucune personnalité médiatiquement connue qui ne se sente tenue à nous faire part de son enfance et des événements qui ont marqué sa carrière, en publiant le récit de sa vie.
L'autobiographie non seulement l'emporte quantitativement sur les autres genres, mais elle tend aussi à les contaminer. De fait, on évalue désormais tout roman à l'aune de sa relation à l'autobiographie. Il semble qu'une fiction gagne un surcroît d'intérêt à pouvoir être envisagée comme une autobiographie déguisée, qu'elle acquière de la sorte un crédit de vérité et, corrélativement, un crédit de valeur. Le lecteur actuel paraît ainsi reprendre à son compte, mais sous une forme naïve et caricaturale, une interrogation qui hante la littérature moderne: Quelle est la nature des rapports qui existent entre le sujet écrivant et le texte écrit? Qu'il se trouve face à un roman ou à un poème, il cherche invariablement (et symptomatiquement) à en extraire la valeur autobiographique.
Dans un ouvrage important intitulé Le pacte autobiographique, Philippe Lejeune fait remarquer que les lecteurs ne sont cependant pas seuls responsables de cette attitude interprétative; les écrivains l'ont d'après lui vivement encouragée, en brouillant délibérément les frontières entre les genres.
Certains d'entre eux auraient en effet largement contribué à étendre la signification autobiographique à l'ensemble de la littérature. André Gide par exemple, qui soutient dans Si le grain ne meurt:
Les Mémoires ne sont jamais qu'à demi sincères, si grand que soit leur souci de vérité: tout est toujours plus compliqué qu'on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman. (p.278. Je souligne)
Il suggère ainsi que la fiction est susceptible d'atteindre à plus de vérité que l'autobiographie, toujours sujette à caution. François Mauriac partage manifestement cette opinion, puisqu'il affirme dans ses Écrits intimes:
Seule la fiction ne ment pas; elle entrouvre sur la vie d'un homme une porte dérobée, par où se glisse, en dehors de tout contrôle, son âme inconnue. (p.14. Je souligne)
La fiction de ce point de vue serait plus fiable que l'autobiographie, dans la mesure où elle exprimerait des aspects significatifs de la vie de l'écrivain, sans que la volonté de celui-ci intervienne et entame leur authenticité; elle manifesterait le MOI de l' âme inconnue ou de l'inconscient, autant dire le vrai MOI, et non celui de la conscience et des événements vécus positivement au cours de l'existence. Un tel postulat implique comme on le voit de distinguer entre deux MOI, et même de les hiérarchiser en se fondant sur des critères de valeur.
À ce type d'attitude adoptée par Mauriac ou par Gide, Lejeune a donné le nom de pacte fantasmatique
. Le lecteur est invité en effet à lire les romans non seulement comme des fictions renvoyant à une vérité de la "nature humaine", mais aussi comme des fantasmes révélateurs d'un individu
(Le pacte autobiographique, p.42). Il doit comprendre en somme que toute fiction est en réalité inconsciemment autobiographique. Lejeune souligne enfin que les adeptes de ce pacte ne visent pas véritablement à dévaluer le geste autobiographique – qu'ils pratiquent eux-mêmes; ils chercheraient au contraire à l'élargir, en ouvrant un espace autobiographique
dans lequel serait lue toute leur œuvre. On notera pour finir que cet apparent paradoxe est devenu un des lieux communs de notre temps.
Ce lieu commun est toutefois réversible. Certains écrivains éprouvent manifestement l'impossibilité de raconter leur existence, soit qu'elle se soustraie à la mémoire, soit qu'elle se trahisse nécessairement dans l'écriture, et en viennent à énoncer un pacte rigoureusement inverse à celui que Lejeune a mis en lumière, un pacte que l'on pourrait qualifier de fictif. Ils ne postulent pas en effet que tout roman est autobiographique, mais, symétriquement, que toute autobiographie est romanesque. Dans W ou le souvenir d'enfance, par exemple, Georges Perec fait le constat du néant de sa mémoire:
Je n'ai pas de souvenir d'enfance. (p.13)
Je ne sais pas si je n'ai rien à dire, je sais que je ne dis rien; [...] je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d'un anéantissement une fois pour toutes. (p.58-59)
Ce néant correspond d'ailleurs à la disparition de ses parents dans son enfance, son père à la guerre et sa mère dans les camps de concentration. Perec entreprend alors de reconstituer laborieusement ses souvenirs, en les tressant avec une histoire inventée à treize ans, oubliée puis réinventée bien plus tard, une histoire intitulée W
. Ce faisant, il présente ses souvenirs comme aussi hypothétiques que la fiction qu'il propose.
Sur un mode plus frivole, Alain Robbe-Grillet signale lui aussi la part de reconstruction imaginaire qui travaille son autobiographie, Le miroir qui revient. Il commence cependant par formuler, à la façon de Gide ou de Mauriac, un pacte de type fantasmatique:
Je n'ai jamais parlé d'autre chose que de moi. Comme c'était de l'intérieur, on ne s'en est guère aperçu. (p.10)
Mais il contrebalance cette assertion en écrivant:
Et c'est encore dans une fiction que je me hasarde ici. (p.13)
Il avance ainsi que l'histoire de sa vie est elle-même un roman, scellant un pacte strictement opposé à celui qu'il vient de former, un pacte fictif.
Les tenants de ce pacte ont le mérite de mettre l'accent sur la construction de sens que suppose toute mise en récit: l'histoire d'une existence, mais aussi l'histoire tout court, ne trouve sa signification que par un acte qui la construit et qu'il importe à chaque fois d'identifier. Le geste autobiographique en effet n'est nullement évident: écrire sa vie, c'est lui imposer une orientation, c'est lui donner un sens.
On peut se convaincre d'une autre manière que le geste autobiographique n'a rien de naturel. Si l'on se tourne vers l'histoire littéraire, on constate que l'autobiographie au sens strict, distincte de l'autoportrait ou des Mémoires, est un genre moderne. Lejeune situe son émergence à la fin du 18ème siècle, en choisissant comme point de repère les Confessions de Jean-Jacques Rousseau (1782). On notera toutefois que Georges Gusdorf conteste violemment cette délimitation historique, en mentionnant les travaux de certains chercheurs, en Angleterre ou en Allemagne, qui recensent de nombreux récits de vie au 16ème siècle, au Moyen Âge et dans l'Antiquité. Lejeune répond à ces objections en soulignant l'anachronisme sur lequel elles reposent, et tâche de ressaisir son travail dans une réflexion sur le genre, en rappelant que celui-ci est indissociable d'un horizon d'attente
(cf. Hans Robert Jauss).
Sans vouloir à tout prix clore ici ce débat, on remarquera cependant qu'il existe un certain nombre de facteurs qui permettent d'expliquer l'apparition tardive du genre. Pour que naisse l'autobiographie, il semble effectivement qu'un ensemble de conditions culturelles devait être réuni.
Tout d'abord, il était essentiel que l'histoire de la personnalité d'un MOI puisse susciter un intérêt général, et cela n'allait pas de soi jusqu'à la fin du 18ème siècle. La majorité des textes autobiographiques antérieurs à cette période n'ont été publiés qu'avec un ou deux siècles de retard, constate effectivement Lejeune, et ceux qui ont été publiés ont été très peu lus. On se souvient par ailleurs de la fameuse formule de Pascal, blâmant chez Montaigne le sot projet
de se peindre
(Pensées, no 62, Édition Léon Brunschvicg).
Il fallait en particulier que l'enfance prenne une importance significative et devienne un objet digne de récit. Les réactions critiques aux Confessions de Rousseau sont à ce titre exemplaires: elles ne dénoncent pas seulement l'indécence de certains épisodes enfantins rapportés, celui notamment de la fameuse fessée, mais aussi leur ridicule insignifiance (cf. Le pacte autobiographique, pp.49-52). Il est évident que la psychanalyse à la fin du 19ème siècle rachète le long silence des siècles sur l'enfance, en soulignant sa place cruciale dans la construction de la personnalité; elle a contribué de la sorte au développement considérable du récit autobiographique.
Enfin, il était indispensable que l'entreprise autobiographique rencontre la forme du roman psychologique. Cette forme est essentiellement celle de la fiction romanesque moderne où le récit des événements, tendu vers une fin significative, est ponctué par des analyses psychologiques qui visent à les interpréter tout en marquant la progression qu'ils font faire au sujet. Pour parler vite, La Princesse de Clèves devait exister afin que puisse émerger la Vie de Henry Brulard.
Avant la fin du 18ème siècle, le geste autobiographique est lié le plus souvent à une pratique religieuse ou morale; il n'existe pas véritablement pour lui-même. Il vaut la peine pour s'en convaincre de se pencher sur ce qui fut le lointain modèle de Rousseau, à savoir les Confessions de Saint Augustin.
Comme l'indique assez bien le titre de son ouvrage, Augustin se retourne sur sa propre existence en inscrivant son geste dans le cadre religieux de la confession:
Je veux me souvenir de mes hontes passées et des impuretés charnelles de mon âme. Non que je les aime, mais afin de vous aimer, mon Dieu. (II, 2)
Son discours ainsi n'est pas orienté vers la reconstruction du MOI, mais vers la coïncidence avec Dieu: c'est ce trajet en effet que les Confessions mettent en œuvre, un trajet qui nécessite une certaine forme d'abandon de soi. Augustin certes convoque son histoire individuelle (ses souvenirs, ses sentiments, ses sensations), mais pour la congédier finalement. Les événements particuliers de sa vie ne sont d'ailleurs pas remémorés en tant que valeurs personnelles, mais en tant qu'errements propres à toutes les créatures de Dieu; ils sont vidés de toute portée anecdotique et deviennent par là-même éminemment partageables.
Les Confessions se distinguent des autobiographies modernes, non seulement par cette espèce de dissolution du MOI, mais aussi par le cadre interlocutoire qu'elles mettent en place. L'auteur s'adresse avant tout à Dieu, ce qui en soi est déjà étonnant puisque l'Être suprême est par nature omniscient: Augustin l'informe de ce qu'il sait de toute éternité! En faisant de lui son interlocuteur privilégié, remarque Jean Starobinski, il se voue essentiellement à une véracité absolue (cf. La relation critique). Mais le récit comporte un second destinataire, l'auditoire humain qui est obliquement pris à témoin. La narration en effet se justifie fondamentalement par une visée édificatrice: Augustin retrace son cheminement dans l'espoir que l'exemple de sa conversion soit suivi. Cette duplicité de l'adresse qui caractérise également d'autres textes religieux tels que les Exercices spirituels ou les Méditations instaure ainsi un cadre interlocutoire triangulaire.
Or on retrouve en apparence le même dispositif dans les Confessions de Rousseau. On se souvient de la déclaration célèbre qui figure à la première page de son livre:
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge.
Le souverain juge est toutefois devenu ici une troisième personne. Rousseau le tutoiera quelques lignes plus loin, comme le faisait Augustin, mais très brièvement et selon un type d'adresse assez ambigu:
Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables: qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité; et puis qu'un seul te dise s'il l'ose:
je fus meilleur que cet homme là. (Je souligne.)
Il lui confie la mission de rassembler l'auditoire et d'instituer les hommes en destinataires émus de ses confessions. Dieu apparaît ainsi comme un simple médiateur qui lui permet de s'adresser à la terre entière. Cette invocation liminaire est aussi une façon pour Rousseau de se préserver du jugement des autres, en se donnant d'avance un tribunal qui l'acquitte. Et de fait l'interlocuteur divin est rapidement oublié, cédant la place au public humain.
Au terme de cette laïcisation de l'adresse, l'autobiographie moderne peut naître. Elle garde cependant certains caractères de ses précurseurs religieux.
L'autobiographe tout d'abord nourrit l'intention de dire toute la vérité et rien que la vérité, même si la caution divine n'est plus de mise. Dans la préface à L'âge d'homme intitulée De la littérature considérée comme une tauromachie, par exemple, Leiris formule ainsi son projet: Rejeter toute affabulation et n'admettre pour matériaux que des faits véridiques [...], rien que ces faits et tous ces faits, était la règle que je m'étais choisie.
(p.16) L'obédience à cette règle implique à ses yeux une mise en danger sur laquelle repose en grande partie l'analogie qu'il établit entre l'entreprise autobiographique et le rituel de la corrida.
L'autobiographe par ailleurs raconte le plus souvent une conversion, au sens laïque du terme, ou encore une transformation du sujet. On pourrait sans doute ériger en maxime de l'autobiographie la remarque que Starobinski formulait au sujet de Saint Augustin: Il ne racontera pas seulement ce qui lui est advenu dans un autre temps, mais surtout comment d'autre qu'il était il est devenu lui-même
(p.119). Lejeune note explicitement à propos de Sartre, en analysant Les mots: Le nouveau converti examine ses erreurs passées à la lumière des vérités qu'il a conquises
(cf. Le pacte autobiographique, p.206). Sartre ne fait pourtant pas le récit de sa conversion elle-même, il ne rapporte pas sa prise de conscience politique, mais il décrit en revanche le passage d'un état à un autre, du vide initial à la fixation de sa névrose. Et la distance ironique qu'il instaure entre le jeune héros et l'adulte revenu de sa folie est bien le signe d'une mutation essentielle.
L'autobiographie moderne possède enfin une valeur exemplaire, bien que celle-ci ne réside plus dans la foi (Augustin) ou dans la vertu (Rousseau). L'écrivain y affirme son extrême singularité, mais il la pourvoit simultanément d'une valeur collective. Sartre entre autres achève le récit de son existence par cette formule significative: Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui.
L'autobiographie en somme invite implicitement à une imitation qui rappelle là encore une attitude religieuse (la reviviscence des actes et des pensées du Christ), mais sous une forme laïcisée.
Comment caractériser plus précisément l'autobiographie? Dans L'Autobiographie en France, Lejeune avance la définition suivante:
Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité. (p.14)
Cette définition présente l'avantage de circonscrire rigoureusement un genre. En analysant ses composantes et en les faisant varier, on cherchera désormais à mieux cerner la spécificité de l'autobiographie; on se confrontera par là-même à des genres qui lui sont connexes.
L'autobiographie est un récit, et cette dimension est importante dans la mesure où seule une forme narrative est à même de restituer une conversion ou une transformation d'état. À ce titre, l'autobiographie est proche du mythe ou du roman. Elle est destinée comme on l'a déjà vu à façonner l'existence, à lui conférer une direction et une signification, elle est une construction de sens. Dans le premier livre des Confessions par exemple, Rousseau adopte une forme narrative archétypale, celle du mythe antique des quatre âges, dont il a certainement lu une version dans les Métamorphoses d'Ovide (livre I). Comme l'a montré Lejeune, l'autobiographe transpose les étapes de l'histoire universelle, conçue comme dégradation progressive, au déroulement de sa propre enfance, décrite elle aussi comme une chute: depuis sa naissance jusqu'à sa fuite de Genève, il aurait passé de l'âge d'or (le temps où il vivait avec son père) à l'âge de fer (celui de son apprentissage chez Monsieur Du Commun). Il attache ainsi aux événements de sa petite enfance une signification collective.
En règle générale, les autobiographes s'astreignent à raconter chronologiquement les événements de leur vie, un peu comme s'ils étaient les historiens d'eux-mêmes. Pourtant, l'ordre chronologique n'a rien de naturel, il ne correspond évidemment pas à celui de la mémoire et le récit qui le suit n'est jamais qu'une mise en forme parmi d'autres possibles. On peut s'étonner dès lors que les autobiographes cherchent à prouver leur singularité par le contenu de leur existence ou par leur style, mais rarement par la structure de leur récit.
Il existe pourtant quelques cas de récits autobiographiques non chronologiques. Lejeune a constaté que Les mots en particulier étaient soutenus essentiellement par un schéma dialectique. Les véritables subdivisions du texte n'obéissent pas à l'ordre temporel des événements, mais à l'ordre logique des fondements de la névrose
(cf. Le pacte autobiographique, p.209). Partant d'un vide initial, ou d'une liberté vide, l'enfant entre dans des rôles que lui tendent les adultes, puis découvre sa propre imposture et tente de se choisir d'autres rôles, plus satisfaisants et plus authentiquement libres, non sans faire une expérience de la folie. L'ensemble des événements rapportés s'organise ainsi selon une dialectique de la liberté et de l'aliénation, – à laquelle est soumise la chronologie.
On peut imaginer enfin qu'un récit de type autobiographique repose sur un principe associatif et analogique. C'est le cas de la Règle du jeu de Leiris. Dans le premier volume de cette somme, intitulé Biffures, chaque chapitre rassemble effectivement des souvenirs et des réflexions autour d'un signe qui joue le rôle de noyau associatif. Ce signe peut être un nom mythologique comme celui de Perséphone ou une expression demeurée incomprise dans l'enfance et devenue par là carrefour imaginaire, Billancourt
par exemple, que le jeune Leiris entendait comme habillé en court
. Leiris nous suggère de la sorte que la personnalité se construit autour de configurations de langage. L'écriture qui vise à en rendre compte consiste alors à déployer ces nœuds, selon une technique qui évoque l'analogie poétique (aussi bien les rimes que les métaphores) ou l'association libre de la psychanalyse.
Cependant, au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la forme narrative, on s'éloigne également de l'autobiographie au sens strict. Dès lors que l'histoire d'une vie fait place à la saisie plus ou moins intemporelle des caractères d'une personnalité, on bascule en effet dans l'autoportrait. La limite entre ces deux genres n'est pas toujours évidente. La Règle du jeu répond cependant à la plupart des critères que propose Michel Beaujour pour déterminer l'autoportrait littéraire. On notera que la rupture avec l'ordre chronologique ainsi que la mise en place d'un ordre topique (ou plus simplement thématique) et associatif figurent précisément parmi eux (cf. Miroirs d'encre).
L'autobiographie se définit également, suivant Lejeune, par son caractère rétrospectif.
Se retourner sur les événements de sa vie passée implique en réalité une posture très particulière. L'autobiographe en effet se projette en un point fictif, un point à vrai dire de non existence, d'où il fait mine de surplomber l'ensemble de sa vie, comme si elle formait un tout révolu et saisissable. Le titre de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, est à cet égard exemplaire. Dans l'avant-propos à cet ouvrage daté de 1846, l'auteur note: [...] je préfère parler du fond de mon cercueil; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré parce qu'elles sortent du sépulcre
(p.2) Chateaubriand doit bien reconnaître pourtant qu'il n'est pas mort au moment où il écrit. La gêne financière dans laquelle il se trouve le contraint même à vendre son ouvrage et à le publier de son vivant; et il a cette formule remarquable: Personne ne peut savoir ce que j'ai souffert d'avoir été obligé d'hypothéquer ma tombe.
(p.1) Hypothéquer sa tombe
, c'est-à-dire parler de sa vie tout en s'en exceptant, c'est ce que fait peu ou prou tout autobiographe.
L'autobiographe entretient l'illusion que le passé serait une chose en soi: il l'ordonne, le détache de lui et le clôt. Pour ce faire, il tend à occulter son activité d'écriture, à faire fi du présent d'où émerge ce passé. Supposer un passé en soi, écrit Lejeune, c'est le couper du présent et s'exposer à ne pouvoir jamais expliquer comment il se fait que nous le percevions comme passé.
(cf. Le pacte autobiographique, p.235) Le passé est toujours celui en effet d'un sujet qui se souvient, reconstruit, souvent réinvente, et intègre cette remémoration à son existence présente. Toute autobiographie à la limite est interminable, dans la mesure où elle devrait rendre compte aussi de l'instant même où elle s'énonce – qu'elle ne saurait logiquement exclure de la vie.
On distinguera entre des types d'autobiographie selon qu'elles intègrent plus ou moins ce moment de l'écriture. En reprenant l'opposition de Benveniste entre histoire et discours, on peut dire qu'il existe des autobiographies centrées sur l'histoire, c'est-à-dire sur le JE de l'énoncé, et des autobiographies centrées sur le discours, c'est-à-dire sur le JE de l'énonciation, étant bien entendu que ces deux JE sont inextricablement mêlés dans l'usage de la 1ère personne. Les unes tendraient à créer l'illusion d'un passé en soi – qui se proférerait de lui-même. Les autres à abandonner le récit proprement dit pour devenir des méditations au présent.
À mesure que le présent de l'énonciation prend le pas sur le récit au passé et néglige sa dimension rétrospective, toutefois, on se rapproche de genres distincts de l'autobiographie au sens strict:
L'autobiographie selon Lejeune est un récit en prose. On s'arrêtera sans insister sur ce critère de forme. La grande majorité des autobiographies qui paraissent sont effectivement en prose, et le vers est rarement associé à une forme narrative, du moins au 20ème siècle. Mais on peut tout de même s'interroger sur les limites du genre, et se demander s'il est envisageable qu'un auteur fasse le récit de sa vie en vers. On remarquera que la poésie a souvent pour objet l'existence intime du poète. Victor Hugo en particulier présente Les Contemplations comme Les Mémoires d'une âme
, et la mort de sa fille y occupe une place centrale (p.47). On peut éventuellement concéder à Lejeune que le vers se prête moins au récit rétrospectif des événements qu'à l'expression de leur retentissement intérieur. Dans Une vie ordinaire, pourtant, le poète Georges Perros rapporte certains faits de son existence, sans atténuer leur portée anecdotique. Il écrit par exemple: Je suis né rue Claude-Pouillet
(p.26) ou encore: À Rennes je vécus un an / Mes parents m'avaient envoyé / dans le pays breton craignant / que Belfort ne fût bombardé
(p.44). Mais il note également, dans le même texte:
[...] j'ai très souvent l'impression / de ne pas écrire en mon nom / de n'être là que par hasard / Et si je me sers de ma vie / c'est par paresse nullement / par goût de vous la raconter / Que serons-nous dans deux cents ans / [...] / sinon fantômes ambulants / [...] / Alors toi moi vous mon voisin / Quelle différence aussi bien? (p.198. Je souligne.)
Il revendique ainsi une forme d'impersonnalité que le titre de son recueil déjà laissait entendre, et cette attitude énonciative est peu conciliable avec le projet autobiographique. Il qualifie par ailleurs son ouvrage de roman poème
, énonçant de la sorte un pacte fictif, à la façon de Perec ou de Robbe-Grillet. Il se situe donc manifestement aux confins de l'autobiographie. La question du vers reste ouverte.
L'autobiographie se définit également par la spécificité de son contenu: elle vise non pas l'existence en général, mais la vie individuelle, et plus spécifiquement l' histoire de la personnalité. Elle met l'accent sur l'individualité de celui qui écrit et décline les étapes qui l'ont conduit à devenir ce qu'il est devenu; elle retrace la formation d'un sujet singulier.
Or il suffit que cet objet se généralise ou se particularise pour que l'on sorte là encore de l'autobiographie au sens strict. Ainsi, bien avant la fin du 18ème siècle, on trouve de très nombreux recueils de Mémoires. Mais le mémorialiste n'occupe pas une place centrale dans l'économie de son récit: il s'attache aux événements qui se déroulent sur la scène de l'histoire, et son rôle est celui souvent de témoin privilégié (par ses fonctions politiques ou militaires), parfois d'acteur, mais d'acteur secondaire. Les Mémoires d'outre-tombe à cet égard sont caractéristiques: Chateaubriand y relate son destin en tant qu'il est significatif de celui d'un groupe social, la noblesse mise à pied par la Révolution et l'Empire; il ne lui accorde pas de valeur en soi. À l'inverse des Mémoires, le journal intime consiste en une microscopie des états d'âme et de leurs variations. Le diariste s'efforce en effet à rendre compte de son existence sous son aspect le plus intérieur et le plus mobile, au fil des jours et des instants. On notera au passage que l'invention de ce genre est contemporaine de celle de l'autobiographie (vers 1770, Lavater).
Les différents critères qu'on a envisagés jusqu'ici pour caractériser le genre autobiographique sont des critères relatifs: une autobiographie en effet peut être plus ou moins narrative ou plus ou moins rétrospective, elle peut être plus ou moins centrée sur l'histoire d'une personnalité. Mais le récit qu'elle propose est invariablement celui qu'une personne réelle fait de sa propre existence
: tel est le critère absolu de la définition formulée par Lejeune. Cela revient à dire que le narrateur (l'instance qui dit JE), le personnage (le JE dont il est question) et l'auteur (le producteur du texte) sont rigoureusement identiques, et renvoient en dernier ressort au nom propre qui figure sur la couverture, lui-même essentiel au dispositif autobiographique. On conçoit mal en effet une autobiographie anonyme.
L'identité entre ces trois instances ne doit pas seulement exister, elle doit être affirmée dans le texte, elle doit être garantie par ce que Lejeune nomme un pacte autobiographique
. Ce pacte est une sorte de contrat de lecture qui est souvent explicite: un titre comme les Confessions de Rousseau ou Histoire de mes idées d'Edgar Quinet suffit à le sceller. Mais il est parfois implicite, et c'est le cas lorsque le nom du personnage dans le cours du récit s'avère coïncider avec celui de l'auteur. On remarquera qu'il n'est pas supposé certifier au lecteur la vérité absolue de ce qui est raconté: il se contente de décliner une identité, au niveau de l'énonciation. Un roman autobiographique peut ressembler en tous points à une autobiographie sur le plan de sa forme ( À la recherche du temps perdu, par exemple), tant que cette condition n'est pas remplie, il sera lu comme un roman. Cela nous enseigne qu'un genre littéraire ne se définit pas seulement à partir d'un ensemble de formes, mais aussi à partir de certaines conventions contractuelles reliant l'auteur et le lecteur. Il faut noter pour finir que l'autoportrait ou le journal intime supposent l'existence de ce pacte, au même titre que l'autobiographie.
En tâchant de mieux cerner l'autobiographie, on a été amené à explorer ses entours. À travers ces variations de genres, il est apparu que des notions aussi rassurantes apparemment que le passé, l'identité ou le contenu de l'existence sont susceptibles d'être saisies et définies de façon extrêmement différente. Bien loin d'être des données de nature, elles sont sans cesse forgées et déplacées dans de nouvelles constructions de signes; elles s'élaborent et s'affinent dans les gestes d'écriture qui s'appliquent à les saisir. Ce que la littérature réinvente constamment, en somme, ce n'est pas seulement les formes littéraires, ce sont aussi les formes mêmes de notre existence. C'est en ce sens (et non pas au nom d'un réalisme naïf) qu'on peut dire que la littérature, c'est la vie...