Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Dans son Anthropologie structurale en 1958, Claude Lévi-Strauss a également mis en lumière une fonction structurelle du mythe: organiser des antagonismes primordiaux, et résoudre leur contradiction. La pensée mythique procède de la prise de conscience de certaines oppositions et tend à leur médiation progressive.
L'auteur repère ainsi des oppositions structurales (vie/mort), que le mythe permet de dépasser par l'introduction de termes intermédiaires: là où il y a conflit, il crée une relation.
Par là, Lévi-Strauss identifie des archétypes fondamentaux, des mythèmes, qui sont des unités signifiantes, des relations fondatrices. Tout mythe serait une combinaison de mythèmes, organisés en un récit. Tout mythe présente donc des invariants (des mythèmes), qui sont disponibles pour des agencements nouveaux, c'est-à-dire pour d'infinies variations. L'organisation dualiste constitue pour lui le mythème fondamental, à partir duquel s'écrivent nombre de récits d'origine.
On voit que le mythe propose une forme, une structure verbale, qui peuvent également avoir une valeur esthétique: lorsque Leiris agence ses souvenirs autour des deux pôles antagonistes de Lucrèce et de Judith, il croit avoir trouvé la clé et le fil d'Ariane
de son fonctionnement imaginaire, tout en rendant son émotion partageable. Il pense que cela lui servira aussi de canon de composition
. Mais au terme de son entreprise, il se demande s'il n'a pas organisé son récit en répondant, plutôt qu'à une nécessité fondamentale, à un souci d'écrivain, qui veut avant tout donner une forme littéraire à son expérience. Le recours au mythe serait plus esthétique que révélateur:
À mesure que j'écris, le plan que je m'étais tracé m'échappe et l'on dirait que plus je regarde en moi-même plus tout ce que je vois devient confus, les thèmes que j'avais cru primitivement distinguer se révélant inconsistants et arbitraires, comme si ce classement n'était en fin de compte qu'une sorte de guide-âne abstrait, voire un simple procédé de composition esthétique.
Par là, c'est la valeur du mythe en littérature qui est interrogée, de même que la spécificité et l'autonomie de l'œuvre littéraire. Quelque chose de la pensée mythique et du sujet réel s'est dissimulé dans le livre, y a perdu son sens, à mesure que l'œuvre se construit, vouant dès lors la quête du moi à l'inachèvement et au recommencement.
Roger Caillois relève ainsi une dialectique
à l'œuvre dans le mythe, entre une auto-cristallisation
et une auto-prolifération
. Alors que Leiris attend de la référence mythique qu'elle organise le récit autobiographique autour de figures centrales (auto-cristallisation), les personnages de Lucrèce et de Judith se démultiplient en de nombreuses figures identificatoires (auto-prolifération), aux résonances indéfinies (Méduse, Salomé, Cléopâtre, Marguerite, ...). C'est ce que Caillois nomme la plurivocité de la projection mythique
, qui se renverse de principe organisateur en principe labyrinthique. Le recours au mythe sollicite donc et fabule la multiplicité intérieure du sujet, en faisant éclater la structure narrative de son discours autobiographique.
Edition: Ambroise Barras, 2005