Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève
À l'aube du XIXe s., le recours au mythe permettrait de recréer une Histoire symbolique, une Histoire idéalisée qui conduirait d'une plénitude originelle à une rédemption suprême, par-delà les vicissitudes de la Chute. Alors que les romantiques allemands sont généralement enthousiasmés par la Révolution française, qu'ils envisagent comme le signe annonciateur d'une régénération, les premiers romantiques français, d'origine nobiliaire, la considèrent souvent comme un événement traumatique dont ils subissent eux-mêmes les conséquences (mort de leur famille, exil, isolement, pauvreté matérielle, etc.).
Dès lors, de nombreux critiques ont vu dans la résurrection française du mythe un symptôme historique, une tentative de dénégation visant à suturer les ruptures du réel. Ainsi Chateaubriand produit-il dans René un mythe de lui-même, un double fictif qui porte une partie de son prénom (François-René), et qui vit au début du XVIIIe siècle, soit avant la coupure révolutionnaire. Confronté à un drame intime (l'amour incestueux de sa sœur), et non à un bouleversement socio-historique puisque sa vie est au contraire désespérément ennuyeuse, il voyage en Amérique où il s'intègre à une société de sauvages, les indiens Natchez. Le mythe constitue donc un supplétif destiné à compenser une fracture idéologique et à la rendre signifiante: il conjure les failles de la conscience historique, tout en symbolisant l'époque présente, celle du début du XIXe s., faite du vague des passions
et de l'errance des individus. Il ne suffit pas cependant à arrêter l'Histoire, puisque René, massacré dans une révolte des Natchez contre les Français, connaîtra une fin tragique: seul le génie du christianisme
offrirait une véritable perspective rédemptrice.
Par le recours au récit personnel, Chateaubriand instaure une forme d'autobiographie déguisée. Mais lorsqu'il rédige et fait paraître à titre posthume ses Mémoires d'outre-tombe, il consacre le genre de l'autobiographie mythique:
On m'a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de ces Mémoires; je préfère parler du fond de mon cercueil; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu'elles sortent du sépulcre. […] Si j'ai assez souffert en ce monde pour être dans l'autre une ombre heureuse, un rayon échappé des Champs-Elysées répandra sur mes derniers tableaux une lumière protectrice: la vie me sied mal; la mort m'ira peut-être mieux. (Avant-propos de 1846)
L'avant-propos est d'emblée mythifiant, puisqu'il fait du sujet énonciatif un mort-vivant, parlant de sa tombe même: il fonde un temps figuré, situé entre la vie parmi les hommes et l'au-delà, un temps qui est celui de la littérature même. C'est donc en un mythe spectral et rédempteur que le moi pourra se dire, au futur antérieur du « sépulcre » projeté: en illuminant par avance son existence du « rayon » de l'éternité.
Cette automythification en un sujet posthume, Victor Hugo la reprend dans le genre lyrique en 1856, dans Les Contemplations: il affirme y livrer les Mémoires d'une âme
, le livre d'un mort
. Dans son essai intitulé Mythographies, Pierre Albouy interprète cette posture métaphysique de l'outre-tombe comme une réponse au traumatisme de la révolution manquée de 1848, qui a impliqué la mise en échec de la bourgeoisie éclairée et l'exil du poète. Plutôt que de mettre en évidence cette rupture historique, l'auteur place au cœur du recueil, comme son centre négatif, la mort de sa fille Léopoldine. Dès lors, ses combats
s'inscrivent dans une téléologie spirituelle, menant des apparences illusoires de la jeunesse à la perspective rédemptrice de l'au-delà. Les six livres du recueil surdéterminent les étapes d'un itinéraire initiatique et d'une épopée de l'humanité. Le poète s'y affronte pour finir aux spectres du néant, que Pierre Albouy considère comme des métaphores de la mort, incarnées en figures mythiques. Ainsi, la bouche d'ombre
, ou le rayon
divin, deviennent-ils des instances énonciatives, parfois même de véritables interlocuteurs ou des personnages.
Par le mythe de la rédemption poétique, l'auteur réapparie les instances disjointes du sujet et de la communauté, de l'ici-bas et de l'outre-tombe. C'est aussi sa propre figure de poète qu'il sacralise, en se posant vis-à-vis des autres hommes en un pasteur
ou un prophète
, capable de faire parler les gouffres du monde invisible. Le poète se mythifie sur le mode démiurgique, et il sacralise tout à la fois son verbe et son livre. Le nom même de Jéhovah!
, créant la première constellation cosmique de ses sept lettres dans le poème Nomen, Numen, Lumen, est à l'image du pouvoir fondateur de la parole poétique:
Et l'être formidable et serein se leva;
Il se dressa sur l'ombre et cria: JÉHOVAH!
Et dans l'immensité ces sept lettres tombèrent;
Et ce sont, dans les cieux que nos yeux réverbèrent,
Au-dessus de nos fronts tremblants sous leur rayon,
Les sept astres géants du noir septentrion.
Dans l'ultime poème du recueil en effet, l'ouvrage même des Contemplations est appelé à s'abolir en se faisant constellation à son tour: il s'accomplit à l'égal de la genèse divine, au moment même où il consacre son anéantissement dans l'infini. En se faisant le mythe d'une création spirituelle, la littérature fonde son sacre et instaure son absolu.
Edition: Ambroise Barras, 2005