Natacha Allet, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève
L'autoportrait en littérature est un genre qui ne s'impose pas avec la même évidence que l'autobiographie, et les écrivains qui le pratiquent ne parlent pas eux-mêmes d'autoportrait au sujet de leur œuvre, mais plutôt d'essai ou de méditation, ou encore de promenade ou d'antimémoire. C'est Michel Beaujour, dans un ouvrage théorique intitulé Miroirs d'encre, qui postule l'existence en littérature d'un genre spécifique, regroupant aussi bien les Essais de Montaigne, les Rêveries de Rousseau que L'âge d'homme ou la Règle du jeu de Leiris, les Antimémoires de Malraux, Roland Barthes par Roland Barthes, et d'autres textes moins connus. Il choisit le terme d' autoportrait (qui le satisfait peu, à vrai dire, mais qu'il ne parvient pas non plus à remplacer) pour qualifier ce type particulier de discours auquel il reconnaît un certain nombre de caractéristiques, et une cohérence historique.
Michel Beaujour entreprend tout d'abord de définir l'autoportrait littéraire par la négative, – en l'opposant d'une part à l'autobiographie telle que Philippe Lejeune l'a théorisée, et d'autre part à l'autoportrait pictural.
Selon lui, l'autoportrait en littérature se distingue avant tout de l'autobiographie par le fait qu'il ne présente pas de récit suivi. Autrement dit, il ne figure pas une succession d'événements significatifs, il ne reconstruit pas linéairement une existence: il est fondamentalement non narratif. À l'ordre chronologique (ou même dialectique) des faits remémorés et racontés dans l'autobiographie, il substitue un ordre associatif et, pourrait-on dire, thématique. Si l'on jette un coup d'oeil sur la table des matières de L'âge d'homme, par exemple, on constate en effet qu'elle offre un répertoire de thèmes: Vieillesse et mort, Surnature, L'infini, L'âme, etc., – autant de rubriques sous lesquelles les souvenirs, les rêves, les fantasmes ainsi que les réflexions de Leiris s'agrègent et se déploient.
Beaujour insiste sur la différence qui existe entre le projet de l'autobiographe et celui de l'autoportraitiste, en affirmant que le premier (l'autobiographe) se pose la question de savoir comment il est devenu ce qu'il est devenu, tandis que le second (l'autoportraitiste) se demande qui il est au moment même où il écrit. Afin de rendre sensible l'écart entre ces deux démarches, il examine Les Confessions de Saint Augustin et prête une attention toute particulière au Xème livre de cet ouvrage, où l'auteur annonce précisément – en s'adressant ouvertement à Dieu:
Je me ferai [...] connaître de ceux que vous m'ordonnez de servir, non pas tel que j'ai été, mais tel que je suis désormais, tel que je suis maintenant [...]. (X, 4. Je souligne.)
Saint Augustin interrompt alors le récit qui a occupé les neuf premiers livres de son œuvre, il cesse de relater son errance et sa conversion, renonce à revenir sur les péchés qu'il a commis et les repentirs qui les ont suivis, à exposer les égarements et les mutations qui ont jalonné son histoire, et il se tourne vers le présent, en vue de dévoiler ce qu'il est encore, à l'instant que voici, au moment précis de [ses] confessions
(X, 3).
À une autobiographie spirituelle, religieuse, succède ainsi un autoportrait, – mais un autoportrait paradoxal, un autoportrait en creux, où le moi est absent. Augustin en effet ne dit rien de lui-même, malgré son intention affichée de révéler qui il est dans le présent de son écriture, et il se laisse aller à méditer sur la mémoire et l'oubli, à décrire un espace intérieur, à le parcourir; la mémoire est près de se confondre sous sa plume avec l'intériorité au sens large, elle est assimilée à un vaste palais
où sont déposées les images nées de la perception et de l'expérience (les sensations, les sentiments) et les connaissances intellectuelles (les notions); en cheminant dans cet édifice, en explorant ses recoins, Augustin se révèle être en définitive à la poursuite non de lui-même mais de Dieu qu'il cherche au dehors, puis au dedans de lui. En somme, si l'on en croit Beaujour, le Xème livre des Confessions est un modèle, une épure, une structure vide dont les autoportraits modernes sont des variantes, compte tenu de la rupture idéologique que représente la Renaissance en ce qui concerne la conception de l'individu: l'homme dans les Rêveries ou la Règle du jeu aurait simplement pris la place réservée à Dieu dans l'ouvrage de Saint Augustin.
L'autoportrait apparaît donc clairement, suite à ces quelques remarques, comme une forme littéraire beaucoup plus hétérogène et beaucoup plus complexe que la narration autobiographique.
L'autoportrait littéraire diverge aussi de manière assez radicale de l'autoportrait pictural. Le mot autoportrait évoque spontanément des peintres plutôt que des écrivains, il évoque Rembrandt plutôt que Montaigne, Bacon plutôt que Leiris; dans le contexte littéraire, il est invariablement métaphorique, et c'est la raison pour laquelle il est insatisfaisant. La comparaison entre les arts risque toujours de se faire au détriment de leur spécificité. Or un texte ne figure pas un individu comme le fait une toile peinte.
Pourtant, les écrivains eux-mêmes sollicitent volontiers l'image de la peinture lorsqu'ils abordent leur projet d'écriture. Il suffit de penser à Montaigne par exemple qui déclare explicitement dans son Avis au lecteur:
Je veux qu'on m'y voie [dans les Essais] en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l'a permis. Que si j'eusse été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. (I. Je souligne.)
On peut se souvenir également des premières pages de L'âge d'homme qui témoignent elles aussi d'une intention de se peindre. Leiris commence effectivement par faire son portrait physique: il décrit d'abord son visage (J'ai des cheveux châtains coupés court afin d'éviter qu'ils ondulent, [...] une nuque très droite [...]. Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières habituellement enflammé; mon teint est coloré [...]
); puis, il passe à la description de sa silhouette (Ma tête est plutôt grosse pour mon corps; j'ai les jambes un peu courtes par rapport à mon torse, les épaules trop étroites relativement aux hanches.
, etc.). Il multiplie par ailleurs les allusions au miroir et à la peinture; il écrit notamment:
[...] j'ai horreur de me voir à l'improviste dans une glace car, faute de m'y être préparé, je me trouve à chaque fois d'une laideur humiliante. (p.26. Je souligne.)
Un peu plus loin, il note encore:
Si rompu que je sois à m'observer moi-même, si maniaque que soit mon goût pour ce genre amer de contemplation, il y a sans nul doute des choses qui m'échappent, et vraisemblablement parmi les plus apparentes, puisque la perspective est tout et qu'un tableau de moi, peint selon ma propre perspective, a de grandes chances de laisser dans l'ombre certains détails qui, pour les autres, doivent être les plus flagrants. (p.26. Je souligne.)
Les limites heuristiques de la métaphore picturale (se peindre soi-même) sont cependant vite atteintes. L'autoportraitiste ne se décrit pas comme le peintre représente le visage et le corps qu'il perçoit dans son miroir – pour les raisons suivantes: d'une part, et cela va de soi, la linéarité de l'écriture alphabétique ne permet pas d'embrasser une figure d'un seul regard; d'autre part, l'appréhension physique ne nécessite pas les mêmes médiations que l'appréhension morale, le corps est d'un abord plus immédiat que l'âme, il est offert à la vue, il se laisse cerner dans les limites d'un cadre, à la différence de l'âme qui n'a pas d'existence objective et qui se dérobe inévitablement à toute circonscription. En d'autres termes, à la question Qui suis-je?
, l'autoportraitiste ne peut pas se contenter de répondre en se décrivant physiquement, ni même en énumérant simplement ses qualités et ses défauts. Au moment de prendre la plume, il commence très probablement par faire l'expérience du vide, de l'absence à soi.
En choisissant de se figurer lui-même, il est forcé à un détour qui peut sembler contradictoire avec son projet initial; il est contraint en effet de recourir aux catégories toutes faites fournies par la tradition culturelle dans laquelle il s'inscrit, et de travailler ces données qui lui sont étrangères: les péchés et les mérites, par exemple, les vertus et les vices (qui sont des catégories héritées de la tradition chrétienne), les humeurs et les tempéraments (qui relèvent d'une certaine science médicale), les facultés (qui participent d'un savoir philosophique), la psychologie avec ses passions, certains éléments de psychanalyse également au XXème siècle comme le complexe d'Oedipe ou le fantasme; l'astrologie, la mythologie, etc.. Il est aux prises en somme avec la configuration des savoirs que lui tend sa culture, et qui varie bien évidemment en fonction des idéologies et des sciences. Il ne se saisit pas lui-même directement. L'autoportrait en littérature ne consiste jamais en une simple description de celui qui le réalise, bien qu'il se présente comme un genre à dominante descriptive. Il est semblable à un miroir d'encre
, selon la belle expression de Beaujour, un miroir obscurci, brouillé par le langage et la culture qui précèdent nécessairement le sujet qui entreprend d'écrire. On comprend dès lors que le modèle pictural soit insuffisant à rendre compte de sa singularité.
L'autoportrait en peinture est considéré par les historiens d'art comme un sous-genre du portrait; et l'autobiographie entretient avec la biographie des rapports évidents (que Sartre notamment évoque dans les Mots). En revanche, l'autoportrait en littérature s'intègre assez difficilement à un ensemble discursif plus vaste. Il ne s'oppose pas simplement, comme on pourrait l'imaginer a priori, au portrait littéraire – qui est un genre beaucoup plus limité que lui, qu'il s'agisse du portrait romanesque ou historiographique, ou qu'il s'agisse du portrait galant ou satyrique tel qu'il se pratique au 17ème siècle entre les personnalités du grand monde. Si l'on se penche sur le portrait de Mme de Sévigné par le comte de Bussy-Rabutin, par exemple, ou celui de La Rochefoucault par le cardinal de Retz, on s'aperçoit qu'ils sont difficilement comparables aux Essais ou à La Règle du jeu: ils sont constitués de descriptions physiques, intellectuelles, morales qui tiennent sur quelques pages seulement. On pourrait sans doute rapprocher certains d'entre eux du portrait que Leiris fait de lui-même au début de L'âge d'homme, mais pas de l'autoportrait (en admettant que L'âge d'homme soit un autoportrait) dans son intégralité.
C'est là que Beaujour fait la proposition originale de considérer la grande encyclopédie médiévale comme le pendant générique de l'autoportrait. Le Moyen Âge en effet appelait speculum un rassemblement encyclopédique des connaissances, un système complet de classification des savoirs; speculum, cela veut dire en latin, miroir. L'autoportrait serait un miroir du JE renvoyant en abyme aux grands miroirs encyclopédiques du monde. Dans le premier volume de La Règle du jeu de Leiris, un volume intitulé Biffures, l'auteur évoque son ouvrage d'une façon qui étaye cette hypothèse:
Satisfaction prise à relier, cimenter, nouer, faire converger, comme s'il s'était agi [...] de grouper en un même tableau toutes sortes de données hétéroclites relatives à ma personne pour obtenir un livre qui soit finalement, par rapport à moi-même, un abrégé d'encyclopédie comparable à ce qu'étaient autrefois, quant à l'inventaire du monde où nous vivons, certains almanachs [...]. (p.285. Je souligne.)
Il n'existe cependant pas qu'un simple rapport d'analogie entre l'autoportrait et l'encyclopédie médiévale, entre la formation d'un cercle de connaissances sur le moi et celle d'un cercle de connaissances sur le monde. L'autoportrait en littérature n'est pas le portrait narcissique d'un JE coupé de l'univers qui l'entoure. Michel Leiris toujours, dans Aurora, une sorte de roman surréaliste qui contient une première fiction autobiographique, ou autofiction, place dans la bouche de Damoclès Siriel qui est son double anagrammatique, le propos qui suit:
Il m'est toujours plus pénible qu'à quiconque de m'exprimer autrement que par le pronom JE; non qu'il faille voir là quelque signe particulier de mon orgueil, mais parce que ce mot JE résume pour moi la structure du monde. Ce n'est qu'en fonction de moi-même et parce que je daigne accorder quelque attention à leur existence que les choses sont. (p.39. Je souligne)
L'autoportrait est un discours en effet qui implique un parcours encyclopédique, il ne se détache pas des choses qu'il faut entendre, selon Beaujour, au sens latin de res, de sujets à traiter, de lieux communs. L'autoportrait ainsi n'est pas une description purement subjective du JE. Mais il n'est pas non plus une description objective des choses en elles-mêmes, indépendamment de l'attention que JE leur porte. Et Montaigne l'illustre bien, en notant, dans le deuxième livre de ses Essais:
Ce sont ici mes fantaisies, par lesquelles je ne tâche point à donner à connaître les choses, mais moi [...]. (II, 10. Je souligne.)
L'autoportrait en somme opère une mise en relation entre le JE microcosmique et l'encyclopédie macrocosmique, il effectue une médiation entre l'individu et sa culture. Il est à la fois miroir du JE et miroir du monde; il est un miroir du JE se cherchant à travers le miroir du monde, à travers la taxinomie encyclopédique de sa culture.
Le chapitre Alphabet de Biffures fournit un exemple parmi d'autres de ce phénomène: Leiris écrit qu'il a appris à lire dans une petite Histoire Sainte. Par là, il manifeste une certaine éducation catholique et française normale. Mais cette référence culturelle (collective), il l'utilise à ses propres fins, il la travaille en vue de constituer un ensemble de métaphores à travers lesquelles il figure sa propre histoire. Sur le modèle biblique, il décrit en effet son apprentissage de la lecture comme une chute: l'enfant aurait été chassé du Paradis terrestre de la plus ancienne enfance
où le signe et la chose échangent leurs qualités, il aurait été chassé d'un état de langage proprement enfantin, en acquérant progressivement une conscience linguistique adulte. En récrivant l'Histoire Sainte, Leiris se l'approprie en restituant aux noms qui la jalonnent le halo d'associations subjectives qu'il leur attachait enfant, mimant ainsi le paradis linguistique perdu.
On peut remarquer enfin que l'autoportrait s'attache tout particulièrement aux circonstances où la relation entre le sujet microcosmique et le macrocosme linguistique et culturel devient problématique. Le premier chapitre de Biffures, intitulé ...reusement, rapporte lui aussi une chute: l'enfant Leiris laisse tomber sur le sol un de ses jouets, un petit soldat, et, soulagé en voyant qu'il ne s'est pas brisé, il s'exclame: ...reusement
; une personne de sa famille le reprend et lui explique qu'on ne dit pas ...reusement
mais heureusement
; elle lui apprend que ce vocable se rattache au vocable heureux, qu'il appartient à une famille sémantique, elle le projette ainsi dans l'espace du sens; l'enfant demeure interdit, la véritable chute est symbolique, elle résulte de la prise de conscience du caractère collectif du langage:
De chose propre à moi, il [le vocable
...reusement] devient chose commune et ouverte. Le voilà, en un éclair, devenu chose partagée ou – si l'on veut – socialisée.
Un peu plus loin:
[...] ce mot mal prononcé [...] m'a mis en état d'obscurément sentir [...] en quoi le langage articulé, tissu arachnéen de mes rapports avec les autres, me dépasse, poussant de tous côtés ses antennes mystérieuses. (p.12. Je souligne)
C'est bien l'expérience d'un heurt entre le microcosme et le macrocosme qui figure ainsi au commencement de l'autoportrait de Leiris.
La mise en regard de l'autoportrait et du miroir encyclopédique médiéval me paraît féconde à plusieurs égards; elle rend évidentes un certain nombre de caractéristiques de l'autoportrait – que l'on peut désormais appréhender autrement que par la négative: elle éclaire d'abord la structure spatiale et comme intemporelle de l'autoportrait; elle illustre ensuite sa forme indéfiniment ouverte; enfin, elle attire l'attention sur la façon singulière dont il fait intervenir une mémoire textuelle (intratextuelle) et une mémoire culturelle qui entrent en concurrence l'une et l'autre avec la mémoire biographique de l'individu qui écrit.
Comment décrire avant tout la structure de l'encyclopédie médiévale, du speculum? Le miroir encyclopédique s'organise selon les divisions topiques ou – disons – les catégories qui au Moyen Âge balisent tout le champ du connu et du connaissable, notamment: les neuf sphères du ciel, les quatre éléments, les quatre humeurs du corps et de l'âme, les quatre âges du monde, les sept âges de l'homme, les sept vertus et les sept péchés capitaux, etc.. Ces catégories comportent elles-mêmes des entrées qui font l'objet d'un discours descriptif ou conceptuel et accessoirement de petits récits exemplaires. Elles sont régies par une métaphore spatiale qui peut être soit un arbre (pourvu de multiples embranchements), soit une maison (avec différents étages, différentes pièces) soit encore un itinéraire (ponctué de diverses stations). L'encyclopédie déploie ainsi une représentation intelligible des choses, et propose dans le même temps un trajet, suivant un ordre qui n'est pas nécessairement celui des subdivisions du livre. Il convient de noter que le parcours qu'elle trace ne se referme pas sur lui-même, mais renvoie à la transcendance divine, et vise à conduire le lecteur à se conformer au modèle du Christ. Le miroir encyclopédique ménage enfin la possibilité de renvois d'une rubrique à une autre, et celle d'ajouts. Sa logique en somme relève d'une taxinomie qui distribue les éléments du savoir et les articule les uns aux autres. Le rapport entre le discours et le récit y est inverse de celui qui est censé prévaloir dans les formes à dominante narrative. On peut parler alors à son propos de topologie, par opposition à la chronologie; et penser à l'art de la mémoire dont on ne possède malheureusement qu'une connaissance partielle: les orateurs dans l'Antiquité disposaient d'une méthode mnémotechnique – ils répartissaient les divers arguments de leur discours dans des espaces architecturaux qu'ils avaient intériorisés au préalable, et arpentaient mentalement selon un ordre choisi les multiples compartiments de ces édifices au moment de proférer leur discours (cf. Yates, 1975). L'idée d'une configuration spatiale soutenant le texte (l'encyclopédie ou l'autoportrait) trouve un écho dans cette pratique avérée.
Si l'on garde à l'esprit ce dispositif du miroir médiéval, la structure thématique de L'âge d'homme prend un autre relief, comme celle de Roland Barthes par Roland Barthes, plus frappante encore dans la mesure où elle présente à chaque page une foule d'entrées (Actif/réactif, L'adjectif, Le vaisseau Argo), classées selon un ordre que l'auteur glose dans une rubrique autoréflexive intitulée L'ordre dont je ne me souviens plus:
[...] mais d'où venait cet ordre? Au fur et à mesure de quel classement, de quelle suite? [...] Peut-être, par endroits, certains fragments ont l'air de se suivre par affinité; mais l'important, c'est que ces petits réseaux ne soient pas raccordés, c'est qu'ils ne glissent pas à un seul et grand réseau qui serait la structure du livre, son sens. C'est pour arrêter, dévier, diviser cette descente du discours vers un destin du sujet, qu'à certains moments l'alphabet vous rappelle à l'ordre (du désordre) et vous dit: Coupez! Reprenez l'histoire d'une autre manière (mais aussi, parfois, pour la même raison, il faut casser l'alphabet). (p.151. Je souligne.)
Barthes insiste ici sur le morcellement et sur la discontinuité de son texte: l'ordre aléatoire auquel celui-ci obéit se distingue non seulement du parcours orienté de l'encyclopédie (dont la visée ultime, on l'a vu, est le plus souvent édificatrice), mais aussi et surtout du récit finalisé de l'autobiographie qui retrace toujours, comme on le sait, le destin d'un individu. Le sujet comme le texte, et comme le monde sans doute, se livrent éclatés. On peut songer enfin aux fameuses fiches sur lesquelles Leiris consignait les faits qu'il travaillait précisément (à l'inverse de Barthes) à rassembler comme les pièces d'un puzzle (cf. III.2.1.).
Il est important de remarquer que la prégnance de la structure spatiale dans chacun de ces ouvrages va de pair avec un certain statisme, une synchronie. L'autoportrait vise à présenter le moi dans son essence intemporelle. Montaigne, dans une certaine mesure, peint la constance dans la variation individuelle. Dans une citation très célèbre, il affirme en effet: Il n'est personne, s'il s'écoute, qui ne découvre en soi, une forme maîtresse, qui lutte contre l'institution, et contre la tempête des passions qui lui sont contraires.
(III, 2. Je souligne) Leiris quant à lui nourrit explicitement l'intention de définir ses propres traits en s'attachant au circonstanciel pour en extraire ce qu'il enveloppe de constant.
(Fibrilles, p.221. Je souligne)
L'entreprise de l'autoportraitiste, par ailleurs, se révèle être sans fin. Il n'existe pas manifestement de réponse définitive à la question Qui suis-je?
. Leiris achève le premier volume de la Règle du jeu, Biffures (qui sera suivi de trois autres volumes), sur cette constatation désabusée:
[...] il convient ici que [...] je me taise et que, pour mortifiant qu'il soit de clore un livre sans avoir abouti à un réel point d'arrivée [...] je m'arrête, telle une locomotive qui trouve la voie fermée et stoppe en rase campagne, après avoir lâché une bordée de coups de sifflet. (p.302. Je souligne)
La quête de soi est à jamais inachevée, elle est toujours susceptible d'être prolongée.
La forme propre à l'autoportrait se prête à cette relance virtuellement infinie. J'ai laissé entendre plus haut qu'elle n'était pas sans rapport avec celle du miroir encyclopédique qui se caractérise notamment par les multiples rajouts et les multiples renvois qu'il autorise. La structure thématique ou topique de l'autoportrait est ouverte dans la mesure où chacun des développements qu'elle distribue peut être repris, étayé ou infléchi ultérieurement. Que l'on pense à Montaigne et aux différentes couches temporelles de ses Essais – l'auteur revient sur tel point de son discours et le complète de diverses façons, il est libre ainsi de poursuivre son propos indéfiniment. Leiris qui décidément exhibe les rouages du genre, décrit les procédés de son invention de la manière suivante:
Opérant [...] à l'aide de fiches dont j'ai mainte occasion, il est vrai, d'accroître la masse en cours de route (inscrivant, tantôt sur les mêmes cartons, tantôt sur d'autres, des lignes plus fraîches qui seront aussi bien rallonges à ce que j'ai déjà recueilli que notations nouvelles motivées soit par des réflexions ou des événements récents, soit par des faits ou des états anciens perçus soudain comme de nature à être mis dans le circuit)[...]. (Biffures, p.282. Je souligne.)
Il se laisse ainsi le loisir d'insérer de nouvelles entrées dans son dispositif ou de nouvelles réflexions dans telle ou telle entrée.
Parallèlement à cette croissance illimitée du texte, l'autoportrait présente un système de renvois que Roland Barthes par Roland Barthes met parfaitement en lumière, en proposant une sorte d'index thématique intitulé Repères qui comprend certaines rubriques connues du lecteur et d'autres inconnues, et qui invite ce dernier à effectuer de multiples trajets à l'intérieur de son texte; l'auteur désigne de la sorte et réalise sous une forme volontairement schématique le travail acharné de liaison, de mise en relation qui fait la particularité de la démarche de Leiris:
Aussi [...] est-ce une nécessité pour moi que d'envisager avant tout les connexions qui peuvent se déceler au sein de ce paquet multiplement cloisonné et de songer, plutôt qu'à ce qui a maintenant l'aspect funèbre d'un acquis, aux engrenages grâce auxquels il me sera permis de passer de chaque fiche à la fiche suivante, tout ce qui entre de libre et de vivant dans mon travail devenant, en somme, question de liaisons ou de transitions et celles-ci gagnant de l'épaisseur à mesure que j'avance, jusqu'à représenter les véritables expériences au détriment de celles qui garnissent mes fiches et ne sont plus que des jalons plantés de loin en loin pour diriger les ricochets de ma course. (Biffures, p.282. Je souligne.)
Le système de renvois, d'amplifications et de rétractations à l'œuvre dans l'autoportrait forme une mémoire intratextuelle, selon l'appellation de Beaujour, une mémoire interne au texte qui entame la cohérence de la structure thématique (topique) sur laquelle elle s'appuie. Les véritables expériences
qui figurent dans Biffures, si l'on suit Leiris (cf. extrait cité), ne sont pas celles qui sont recueillies soigneusement sur les fiches, relatives à l'histoire du sujet, mais celles que représente leur mise en relation dans l'exercice même de l'écriture: Le gros de mon travail, écrit-il encore, finit [...] par consister moins en la découverte, en l'invention, puis en l'examen de ces nœuds [les nœuds de faits, de sentiments, de notions qu'il avait compté d'abord rapporter] qu'en une méditation zigzaguant au fil de l'écriture et, [...] cheminant de thème en thème [...]
(Biffures, p.281). La mémoire qui se constitue à même le texte tend à prendre la place de la mémoire biographique de l'individu qui écrit. La dimension fortement autoréflexive de l'autoportrait témoigne d'ailleurs de ce renversement.
Dans le cas de Montaigne qui lui aussi glose le repli de son texte sur lui-même (Combien souvent, et sottement à l'aventure, ai-je étendu mon livre à parler de soi
(III, 13)), la mémoire interne au texte supplante également la mémoire humaniste (l'héritage culturel de la Renaissance): les Essais en effet se distinguent des miscellanea qui leur sont contemporains et qui sont de simples compilations de lieux communs, destinées à un usage mnémonique, et ils s'en distinguent justement à force d'autoréférences, d'ajouts et de commentaires, à force de corrections, de repentirs, et de nouveaux points de vue. En somme, la mémoire intratextuelle se réfère assez peu à ce qui précède l'écriture, et trace au présent la figure du sujet.
Il y a certes plusieurs couches temporelles chez Montaigne, les mêmes thèmes sont parcourus à des dates différentes, mais ils le sont toujours dans l'actualité d'une écriture qui est consciente d'elle-même. Les Essais cherchent à capturer la présence à soi du discours présent, la présence à soi du sujet dans l'acte d'écrire, sa présence aussi – éphémère – à ses textes antérieurs et aux textes d'autrui:
Je m'en vais écorniflant par ci par là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder, car je n'ai point de gardoires, mais pour les transporter en celui-ci, où, à vrai dire, elles ne sont plus miennes qu'en leur première place. Nous ne sommes, ce crois-je, savants que de la science présente, non de la passée, aussi peu que de la future. (I, 25. Je souligne.)
De manière comparable, me semble-t-il, Leiris affirme dans Biffures que son seul dessein permanent a été d' opérer une mise en présence
[ il souligne cette expression], de tracer des pistes joignant entre eux des éléments.
(p.285) La présence à soi de l'énonciation est fondatrice de l'autoportrait. Elle tisse une toile qui est la trace du sujet écrivant, – de son parcours interminable.
Beaujour enfin mentionne à plusieurs reprises le risque de l'impersonnalité que court le sujet dans l'autoportrait. Il remarque d'une part que la mémoire collective entre en concurrence avec la mémoire individuelle de celui qui écrit: elle lui tend les catégories les plus générales et les plus anonymes à travers lesquelles il cherche à se saisir, et menace ainsi de le dissoudre, de noyer sa singularité dans une forme d'universalité. J'ai eu l'occasion d'évoquer cette mémoire déjà (cf. II.2.1. et III.2.2.), vous pouvez penser encore aux figures mythiques de Lucrèce et de Judith qui condensent dans L'âge d'homme des aspects contradictoires de l'érotisme de Leiris, vous pouvez penser également à Perséphone ou Narcisse qui jalonnent tant d'autres autoportraits.
Il se pourrait d'autre part qu'à la présence à soi se substitue la présence de l'écrit. Dans une rubrique intitulée La coïncidence, Barthes écrit: Je ne dis pas:
Le sujet écrivant serait amené à mourir au monde afin de vivre dans le présent de son texte, il serait amené à disparaître comme corps et à renaître comme corpus. Le JE écrivant s'installerait à la place du JE écrit dont le texte serait le tombeau (et le thème de la mort ou du suicide est fréquent dans l'autoportrait – Vieillesse et mort, c'est la première rubrique que l'on trouve dans L'âge d'homme). Ainsi, le sujet biographique qui entreprend d'écrire son portrait se trouve nécessairement confronté aux limites de sa propre mort et à celle de l'impersonnel (la culture, la langue). Tel est le paradoxe du genre: le sujet qui se cherche ne cesse de se perdre dans le labyrinthe de son texte. Reste un style, et la singularité d'un trajet opéré dans la mémoire de toute une culture.
Je vais me décrire
, mais: J'écris un texte, et je l'appelle R.B.
.
Dans un passage autoréflexif de Fibrilles où l'on retrouve à la fois la métaphore de la peinture, le thème de l'intemporalité visée à travers l'écriture au présent et celui du dédoublement du sujet qui écrit, Leiris distingue clairement entre le temps de la vie et le temps du livre: Ce que j'écris au présent n'étant que trop souvent du passé largement dépassé, je me vois (non sans malaise) divisé entre deux durées: temps de la vie et temps du livre, que je n'arrive presque jamais – serait-ce approximativement – à faire coïncider.
(p.221) Le sujet dans sa singularité s'échappe à lui-même, il est pris dans une mouvance; mais il risque également de sortir de la temporalité, comme on l'a vu, de se figer dans un hors temps, de se pétrifier dans une sorte d'universalité abstraite. L'écrivain dans l'autoportrait est aux prises avec lui-même, mais aussi avec le texte qui se substitue à lui, et avec la tradition linguistique et culturelle dans laquelle il s'inscrit.