Laurent Jenny, © 2004
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Le plus courant de ces procédés consiste à motiver la description, c'est-à-dire à introduire dans le récit une situation qui la justifie. Pour cela, il est nécessaire que le narrateur délègue la responsabilité de la description à un personnage. Il s'agit de faire en sorte que l'action conduise le personnage à observer un objet, à le décrire pour autrui ou à s'en servir. Ce procédé est particulièrement fréquent dans la littérature réaliste, notamment chez Zola.
Prenons le début de Au bonheur des dames. On a là un exemple net de la façon dont la narration construit une situation de regard. Le narrateur raconte l'arrivée à Paris de Denise et de ses deux frères, jeunes orphelins qui n'ont jusque là jamais quitté leur province. À peine débarqués, ils cherchent la boutique de leur oncle Baudu. Sur le chemin, ils tombent stupéfaits devant la vitrine d'un grand magasin, Le Bonheur des dames
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Denise était venue à pied de la gare Saint-lazare, où un train de Cherbourg l'avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit passée sur la dure banquette d'un wagon de troisième classe. Elle tenait la main de Pépé, et Jean la suivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus au milieu du vaste Paris, le nez levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la rue de la Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais comme elle débouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s'arrêta net de surprise. ― Oh! dit-elle, regarde un peu, Jean. Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres.
Nous avons ici affaire à d'excellents médiateurs du regard descriptif. Denise et ses frères dévorent des yeux ce spectacle nouveau. Le narrateur y insiste longuement:
Denise demeurait absorbée devant l'étalage de la porte centrale…
Même Pépé, qui ne lâchait pas les mains de sa sœur, ouvrait des yeux énormes…
Lorsque la description semble devenir trop longue, la narration, comme pour s'excuser, précise que le petit Jean commence à s'ennuyer. Mais après quelques menues actions, c'est le regard de Denise qui est capté par une nouvelle vitrine et autorise une relance de la description.
Denise fut reprise par une vitrine où étaient exposées des confections pour dames. Et jamais elle n'avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelles de Bruges, d'un prix considérable, etc…
La description passe donc ici par le point de vue subjectif d'un personnage, qui la justifie. C'est pourquoi Zola, dans son texte, multiplie les personnages disponibles au regard: badauds, oisifs, promeneurs insouciants. Et de même, il aménage des scènes d'attente à des rendez-vous, d'oisiveté forcée due à la maladie ou à d'autres causes. Ses personnages sont attirés par les fenêtres ou les baies vitrées propices au regard
Un autre procédé de motivation est l'introduction de scènes pédagogiques où un personnage explique à un autre l'usage d'un objet, d'une machine ou d'une activité. D'où la prolifération de personnages de néophytes, d'apprentis ou d'ignorants, confrontés à des spécialistes, des professionnels ou des techniciens. Dans une variante de ce type de motivation, les personnages agissent sur l'objet à décrire: on les saisit en pleine activité, qu'ils soient cheminots, imprimeurs ou chefs de rayon dans un grand magasin.
La motivation est donc un cadre thématique qui a pour fonction d'atténuer le contraste entre description et narration, en intégrant l'une dans l'autre. La description devient l'action d'un ou de plusieurs personnages. La description se trouve donc insérée dans la temporalité du récit. Cela lui confère une plus grande efficacité narrative et un effet de naturel qui profite au réalisme.
Edition: Ambroise Barras, 2004