Laurent Jenny, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève
On emploie le terme fiction dans des usages très différents qu'il importe de clarifier pour mieux comprendre les différents types de théorie qui s'appliquent à cette notion, en visant des réalités très différentes.
Lorsqu'un homme politique affirme que les racontars des journalistes à son sujet sont des fictions, il veut dire que leurs écrits sont des inventions mensongères, des contre-vérités. Dans ce cas, c'est une théorie logique de la vérité, des énoncés dits contre-factuels (contraires aux faits) ou du mensonge qui peut éclairer la notion de fiction.
Il est clair qu'une telle approche ne convient pas pour traiter d'un roman. Intuitivement nous sentons en effet que les énoncés contenus dans un roman ne relèvent pas du mensonge ou de la vérité dans le sens logique où sont pris ces termes. La meilleure preuve en est qu'on peut parler sans absurdité de la vérité fictionnelle d'un roman, en un sens qui cependant reste à définir.
D'un autre côté, lorsque Kant déclare que des notions comme le temps et l'espace sont des fictions heuristiques, il ne désigne plus par là des contrevérités mais des constructions conceptuelles permettant d'interpréter la réalité. De même lorsque Nietzsche affirme que le sentiment qui conduit un individu à se percevoir comme un sujet unifié
est une fiction (Cohn 2001, 16). Fiction fait alors allusion au sens étymologique (du latin fingere, façonner).
Dans le même ordre d'idée, un certain nombre de théoriciens tendent à affirmer que tous les récits, même ceux des historiens, sont des fictions dans la mesure où ils constituent une fabrication de sens.
On peut aussi considérer comme fictions les mondes imaginaires qui sont mis en place dans des œuvres comme les Illusions perdues de Balzac ou le Don Quichotte de Cervantès. Décrire les propriétés particulières de ces mondes imaginaires, et leurs liens avec le monde réel, cela relève d'une sémantique et d'une théorie des mondes possibles.
Dans le monde anglophone mais aussi de plus en plus francophone, on tend aussi à utiliser le terme fiction pour désigner un genre littéraire qu'on oppose globalement à non-fiction, c'est-à-dire l'ensemblée des genres sérieux (comme par exemple l'autobiographie ou le témoignage). Des théories s'opposent sur la question de savoir si le genre fictionnel peut être caractérisé par des propriétés textuelles spécifiques ou si au contraire rien ne distingue les énoncés de fiction des autres, seules des indications paratextuelles (extérieures au texte) permettant de les distinguer.
Enfin le terme fiction peut s'appliquer à l'état mental particulier vécu par tous ceux qui sont engagés dans des formes variées de jeux de rôles dont ils peuvent être les acteurs ou les récepteurs passifs. Ces jeux de rôles, pris au sens large de l'expression, incluent aussi bien la lecture, le spectacle dramatique ou cinématographique, que les jeux videos ou les jeux d'enfants. Cette fois c'est plutôt la psychologie cognitive qui est pertinente pour rendre compte du vécu fictionnel.
Commençons par explorer la fiction, en tant qu'état mental propre à tous ceux qui s'immergent dans un univers fictif. Cela nous intéresse car cette attitude concerne le destinataire des fictions littéraires (et jusqu'à un certain point le producteur de fictions ou l'acteur – qu'il soit récitant ou comédien).
Dans un ouvrage récent, Pourquoi la fiction?, Jean-Marie Schaeffer définit ce qu'il appelle l'immersion fictionnelle
à travers quatre caractéristiques (Schaeffer 1999, 182-187).
En état d'immersion fictionnelle, les relations entre perception et activité imaginative se trouvent inversées. Alors que, dans la vie ordinaire, notre activité imaginaire accompagne nos perceptions et nos actions comme une sorte de bruit de fond mineur, dans la situation de fiction, l'imagination l'emporte nettement sur la perception sans pourtant l'annihiler. Ainsi, chez Proust, le narrateur enfant qui lit au jardin entend à peine sonner les heures à l'horloge du village.
Le sujet en état d'immersion fictionnelle se met à vivre dans deux mondes simultanés, celui de l'environnement réel et celui de l'univers imaginé, mondes qui semblent s'exclure mais en fait coexistent et sont même nécessaires l'un à l'autre. Effectivement, dans l'expérience et la mémoire il leur arrive de s'associer très étroitement l'un à l'autre (ainsi une œuvre peut évoquer intimement le lieu ou l'ambiance qui entouraient sa lecture). Par ailleurs, le monde de la fiction a besoin de nos expériences réelles, et de nos représentations mentales tirées de la réalité, pour prendre une consistance imaginaire et affective.
L'immersion fictionnelle est un état dynamique. Dans la lecture elle est constamment relancée par le caractère toujours incomplet de l'activation imaginaire proposée par l'œuvre et la complétude (supposée ou plutôt désirée) de l'univers fictionnel. Les lecteurs ont envie de tout connaître de la vie des personnages romanesques, de leur destin et de l'évolution du monde où ils apparaissent. D'où le goût des lecteurs pour les roman-fleuves ou les cycles romanesques toujours en expansion, comme la Comédie humaine, et donnant le sentiment d'un monde complet, infiniment explorable.
Les représentations vécues en état d'immersion fictionnelle sont chargées d'affectivité. Dans le cas de la littérature, cette affectivité prend la forme d'une empathie envers les personnages, ces gens pour qui on avait haleté et sangloté
dit Proust. Cela se produit dans toute la mesure où les personnages entrent en résonance avec nos investissements affectifs réels. Mais, il faut remarquer que des représentations sans personnage, par exemple des descriptions, peuvent aussi être affectivement investies par le lecteur.
L'immersion affective ne relève pas d'une croyance erronée (nous ne pensons pas réellement que nous allons être guillotinés lorsque nous lisons Le Dernier jour d'un condamné de Victor Hugo). Il s'agit plutôt d'un état comparable à celui que nous subissons face à une illusion perceptive dont nous savons qu'elle est une illusion. Dans le cas de l'immersion fictionnelle, je sais que j'ai affaire à des semblants. La croyance ne peut être que le fait d'un lecteur aberrant, comme le Quichotte de Cervantès, qui ne distingue plus entre ses illusions de lecture et la réalité.
Un certain nombre de critiques et de philosophes ont eu tendance à appliquer au discours narratif en général le caractère général de la fiction. Tel serait donc le cas entre autres du récit des historiens, de celui des journalistes ou encore des autobiographes. (Cohn 2001, 22-23)
L'argument en faveur de cette thèse repose sur l'idée que tout récit repose sur une mise en intrigue, c'est-à-dire impose un ordre chronologique et causal à une succession d'événements. Le récit structurerait artificiellement ces événements, après les avoir soigneusement sélectionnés, en vue de les faire percevoir comme une histoire unifiée ayant un début, un milieu et une fin. On sait que c'est l'un des reproches fréquemment fait aux autobiographies les plus classiques: celui de présenter rétrospectivement les premiers événements d'une vie comme annonçant nécessairement ceux qui ont suivi, produisant ainsi un effet de destin. D'où chez certains autobiographes, comme Alain Robbe-Grillet l'adoption délibérée d'un pacte romanesque, consistant à présenter leur propre autobiographie comme un roman (dans Le Miroir qui revient)
L'historien Arnold Toynbee argumentait déjà dans ce sens lorsqu'il écrivait à propos de l'écriture de l'Histoire: Rien que le choix, l'arrangement et la présentation des faits sont des techniques appartenant au domaine de la fiction.
(cité par Cohn 2001,22). Cette thèse a été reprise par des critiques s'inscrivant dans un mouvement qualifié de déconstructionniste ou postmoderne et qui entend affirmer le caractère toujours problématique et indécidable de la signification et de la vérité des textes.
Il faut toutefois remarquer que fiction dans ce sens se rapproche d'inexactitude ou de surinterprétation, mais que le lien avec la fiction au sens strict du terme n'y est pas établi (notamment l'aptitude des fictions à forger des personnages entièrement imaginaires ou celui qu'elles ont de nous faire participer à la richesse de l'expérience vitale des personnages).
L'approche sémantique de la fiction cherche à définir le type de monde que constituent les univers fictifs. On remarquera tout d'abord que les univers fictifs sont des univers secondaires; ils ne sont pas pensables indépendamment d'un premier monde, réel, sur lequel ils s'appuient (même l'univers d'un conte de fées comporte beaucoup d'êtres et d'objets existant dans le monde réel, ainsi que de lois causales lui appartenant: on y trouve des hommes et des femmes, des châteaux, des chaudrons et des balais, ainsi que, indépendamment des actes magiques, des raisonnements et des enchaînements d'effets à partir de causes matérielles).
Thomas Pavel (1988, 76) appelle structures saillantes
les structures duelles dans lesquelles l'univers secondaire est existentiellement novateur
, c'est-à-dire comporte des êtres qui ne font pas partie du monde premier (par exemples des dragons). L'univers secondaire peut être non seulement existentiellement novateur, mais aussi ontologiquement novateur. Il peut comporter des propriétés qui en font un monde impossible
– un monde, par exemple, dans lequel on peut dessiner des cercles carrés. L'impossibilité d'un monde n'est cependant pas un critère sûr de sa fictivité car il existe aussi des impossibilités dans le monde réel. Tous les univers fictifs sont des structures saillantes
.
La sémantique de la fiction s'intéresse aux frontières de la fiction, à la dimension et à la structure des mondes fictionnels.
Contrairement à ce qu'on admet trop souvent le statut fictionnel d'un monde littéraire n'est ni forcément tranché, ni stable historiquement.
Ainsi la plupart des poèmes épiques et des drames anciens n'étaient pas considérés comme entièrement fictifs du point de vue de leurs récepteurs premiers. Les personnages, dieux et héros étaient munis de toute la réalité que le mythe pouvait leur offrir
(Pavel 1988, 99). Zeus, Hercule ou Aphrodite n'étaient pas des personnages imaginaires au même titre que le seront plus tard Sherlock Holmes ou madame Bovary. De même, pour les premiers destinataires de la Quête du Graal, il ne faisait pas de doute que les personnages du cycle arthurien avaient réellement existé. Mais il y avait certes peu de doute quant au caractère allégorique, voire fictif, de la plupart des aventures racontées
(Pavel 1988, 105). Même des mondes imaginaires modernes (songeons à la prétention expérimentale des romans de Zola) peuvent prétendre à toucher au monde réel par certains effets.
Par ailleurs la fictionnalité est une propriété historiquement variable. La perte de toute croyance dans les mythes rend ainsi entièrement fictifs pour des lecteurs modernes les personnages et les aventures représentés dans les poèmes épiques. Parfois l'oubli du caractère référentiel d'un personnage (le Roland de La Chanson de Roland) nous pousse à traiter ses aventures comme fictives.
Les mondes fictionnels ont des dimensions très variables. Tantôt, comme dans Malone meurt, leur univers se restreint au lit de mort d'une sorte de clochard énumérant les objets qui l'entourent. Tantôt, comme la Divine comédie de Dante, ils embrassent tout l'univers de l'au-delà. Les nouvelles décrivent de petites tranches de vie tandis que les romans évoquent souvent de vastes univers richement décrits.
La diversité de dimension des mondes fictionnels provient aussi de leur perméabilité ou non à des informations extra-textuelles.
Les textes encyclopédiques et satiriques (...) sont fortement perméables aux détails extratextuels, tout comme leurs descendants modernes, les romans réalistes et philosophiques. La lecture de Balzac et de Thomas Mann présuppose des connaissances étendues sur la vie sociale, les événements historiques et politiques, et les courants philosophiques. Au contraire les romans médiévaux, beaucoup de tragédies (...) et les récits de la
transparence intérieures'efforcent délibérément d'écarter l'univers empirique pour se concentrer sur la logique interne de leurs propres mondes fictionnels...Pavel, 1988, 128
On pourrait définir la densité référentielle d'un texte par le rapport entre son amplitude matérielle (son nombre de mots et de pages) et la dimension du monde qu'il décrit. Le récit sommaire (par opposition à la scène dialoguée) augmente – entre autres – cette densité en concentrant beaucoup d'informations en peu de mots.
On peut considérer comme également variable la complétude des mondes fictionnels. D'un côté, il nous faut bien admettre que les mondes fictionnels sont incomplets et que c'est même un de leurs traits distinctifs. Nous ne saurons jamais combien d'enfants a Lady Macbeth, ni si Vautrin aime le chocolat. D'un autre côté, la complétude des mondes fictionnels ne se réduit pas à ce que l'auteur dit, mais s'étend aussi à ce qu'il implique. Dans toute la mesure, par exemple, où il ne contredit pas explicitement les lois de la nature, dans son texte, nous pouvons supposer qu'elles font partie du monde qu'il évoque.
Selon les moments historiques et culturels, les auteurs tendent à minimiser ou à accentuer l'incomplétude des mondes fictionnels.
Pendant les périodes qui goûtent en paix une vision stable du monde, l'incomplétude sera, bien entendu, réduite au minimum. Par des pratiques
extensives, d'abord, on fera correspondre à un univers immense, bien déterminé et connaissable dans tous ses détails des textes de plus en plus grands, de mieux en mieux détaillés, comme si la différence du monde au texte n'était que de quantité... (...) En revanche, les époques de transition et de conflit tendent à maximiser l'incomplétude des textes fictionnels, qui sont désormais censés refléter les traits d'un monde déchiré.Pavel 1988, 136-137
C'est tout ce qui sépare, par exemple, le monde de Balzac, concurrent de l'État-civil, du monde de Samuel Beckett.
Un certain nombre de critiques considèrent que la fiction est essentiellement une question de genre littéraire et qu'en tant que telle, elle est signalée par une forme d'énonciation spécifique, irréductible à tout autre. Il y aurait donc des signes textuels du genre fiction qui nous permettent de l'identifier en dehors de toute information extérieure au texte (informations portant sur l'auteur et ses intentions, ou informations contenues dans le paratexte – indication du genre sur la couverture, préface, etc.).
C'est Kate Hamburger qui a défendu cette thèse avec le plus de netteté dans son livre Logique des genres littéraires (1977, trad. fr. 1986). Elle a été récemment reprise et défendue par Dorrit Cohn dans Le propre de la fiction (1999, trad.fr. 2001).
Selon Kate Hamburger, en art l'apparence de la vie n'est pas produite autrement que par le personnage en tant qu'il vit, pense, sent et parle, en tant qu'il est un Je. Les figures des personnages et des romans sont des personnages fictifs parce qu'ils sont comme des Je, comme des sujets fictifs. De tous les matériaux de l'art, seule la langue est capable de repoduire l'apparence de la vie, c'est-à-dire de personnages qui vivent, sentent, parlent et se taisent.
(Hamburger 1986, 72).
La fiction est donc étroitement liée à la représentation de paroles, de pensées et de sentiments qui ne sont pas imputables au locuteur premier (à l'auteur). On peut distinguer trois signaux essentiels de la fiction: l'utilisation à la 3e personne de verbes décrivant des processus intérieurs, l'utilisation du style indirect libre et la perte de la signification temporelle du passé.
C'est seulement dans la fiction que nous pouvons pénétrer dans les détails de l'intériorité d'un personnage comme si nous y étions. Dans aucune situation réelle, nous n'avons accès aux pensées d'autrui (sauf s'il nous les confie) et nous ne pouvons les décrire avec le luxe de détails que nous procure la fiction.
Et il se désespérait car à ses ennuis moraux se joignait maintenant le délabrement physique...
Hysmans, À vau l'eau
La logique d'une telle description est de se muer très facilement en monologue intérieur. Bien qu'il n'y ait aucun discours explicite, dans le style indirect, il y a les marques d'une subjectivité en action.
Dire que tout cela c'est de la blague et que d'argent perdu soupirait M. Folantin
Hysmans, À vau l'eau - suite du passage cité ci-dessus
Le style indirect libre manifeste avec le maximum de clarté que le Je-origine (la subjectivité) du locuteur est remplacé par des Je-origine fictifs autour desquels se construisent les repères déictiques de l'ici et du maintenant. Dans le style indirect libre, s'opère une délégation de l'énonciation.
Mais le matin il lui fallait élaguer l'arbre. Demain, c'était Noël.
Alice Berend, Les fiancés de Babette Bomberling, cité par Hamburger 1986, 81
Nous devons comprendre:
Il se disait:. Le déictiqueLe matin venu, il faut que j'élague l'arbre. Demain, c'est Noëldemainne renvoie pas à la temporalité du locuteur réel en 1ère personne, l'auteur (ni même du narrateur si on admet un narrateur) contrairement à ce qui se produit dans une énonciation de réalité. Il renvoie à la temporalité du personnage en 3e personne, situation qui ne se produit que dans un récit de fiction.
Dans le genre fictionnel, le passé perd sa fonction grammaticale de désigner le passé. Il signale plutôt un champ fictionnel. La meilleure preuve en est qu'on le trouve associé à des déictiques temporels qui ne réfèrent pas au passé.
Demain, c'était Noël.
Il pensait à la fête d'aujourd'hui.
Selon Kate Hamburger, dès qu'on entre dans la description de processus intérieurs ou de pensées, on entre nécessairement dans le présent d'une conscience fictive (et c'est autour du présent de cette conscience fictive que se disposent les déictiques, tandis que le passé demeure comme une pure marque de fictionnalité).
Dans son livre Grammaire temporelle des récits (1990), Marcel Vuillaume a donné une autre interprétation des incohérences temporelles (entre temps narratif et déictiques) que déploient les récits de fiction. Il s'est appuyé sur les énoncés paradoxaux qu'on trouve notamment dans le roman populaire du 19e siècle.
Au moment où nous entrons, Chaverny entassait des manteaux...
Paul Féval
Selon Marcel Vuillaume, on peut expliquer de telles disjonctions temporelles par le fait que dans le roman se développent deux fictions simultanées: celle de l'histoire représentée et celle d'une narration où vit le lecteur. Le processus temporel constitue l'axe temporel d'une fiction secondaire qui se greffe sur la fiction principale et dont l'une des fonctions est de permettre au lecteur de s'orienter dans la chronologie des événements narrés.
(Vuillaume 1990, 29). C'est ainsi que nous pouvons nous expliquer des énoncés comme:
Tel était le préambule que nous devions à nos lecteurs; maintenant retrouvons nos personnages.
A. Dumas
Ce que date le présent de maintenant
, ce n'est pas l'événement passé mais sa réplique engendrée par le processus de la lecture. Les événements auxquels le narrateur nous invite à asssister ne sont pas ceux de l'univers narré mais leur reproduction suscitée par la lecture actuelle.
Un tel dédoublement de plans temporels est dévoilé par un passage d'un roman de W. Raabe:
Le professeur arracha encore une feuille de la paroi de lierre, et son collègue Windwebel s'avança, tout équipé pour l'excursion, et le sourire aux lèvres. Espérons qu'il viendra aussi au-devant de nous; arborant un sourire bien réel, il s'avança et il s'avance parmi les groseillers de son collègue et de cette histoire.
W. Raabe, Erzälungen, 1963.
Contrairement à Kate Hamburger, ce que postule Marcel Vuillaume, c'est donc que les marques du présent associées à un passé ne traduisent pas une entrée dans la conscience fictive d'un personnage mais un glissement du plan de la fiction de l'histoire à la fiction de l'actualisation de la lecture du texte.
K. Hamburger ne veut pas dire que les critères stylistiques de la fiction qu'elle énonce doivent être omniprésents dans un texte pour le faire appartenir au genre fictionnel. Ainsi un roman à la 3e personne, en focalisation externe, peut fort bien avoir les allures d'un témoignage sur des personnages réels. Il suffira cependant qu'il transgresse une seule fois cette attitude par une incursion dans les pensées d'un personnage pour que l'ensemble du texte se trouve fictionnalisé.
De même, pour K. Hamburger, un début de roman, même lorsqu'il est purement descriptif et contient des indications réelles sur des lieux se trouve fictionnalisé pour le lecteur par l'attente de personnages dotés d'une vie intérieure.
Ce qui peut déconcerter au premier abord dans la théorie de K. Hamburger, c'est qu'elle semble situer hors du genre fictionnel de nombreux textes littéraires que nous avons tendance à considérer comme fictifs. Ainsi tous les récits qualifiés par Genette d'homodiégétiques (où le narrateur raconte à la 1ère personne sa propre histoire), mais aussi bon nombre de récits hétérodiégétiques (où un narrateur non représenté dans l'histoire raconte en focalisation externe les actions de personnages), échappent de fait au critère décisif du genre fictionnel: la représentation à la 3e personne de la subjectivité d'un personnage.
Mais cette exclusion s'explique par le fait que Kate Hamburger distingue en fait deux types de récits fictifs: la fiction proprement dite, définie par les critères énonciatifs que nous avons mentionnés ci-dessus, et la feintise, qui est l'imitation à l'identique d'une énonciation de réalité, c'est-à-dire telle qu'on pourrait la trouver hors du contexte de la littérature.
Ainsi un roman à la 3e personne en focalisation externe (racontant de l'extérieur les faits et gestes de personnages) ne se distingue en rien, sur le plan énonciatif, d'un témoignage historique. Le Voyage en grande Garabagne d'Henri Michaux, qui décrit des peuplades imaginaires aux mœurs improbables, ne se signale en revanche par aucune anomalie énonciative par rapport à un authentique récit de voyage. De même un récit homodiégétique (où le narrateur raconte sa propre histoire, comme c'est le cas dans L'Etranger de Camus) mime à s'y méprendre l'énonciation réelle d'un autobiographe. Le propre de la feintise est donc de reprendre des formes d'énonciation existant déjà dans des genres sérieux (non fictifs): le document, le journal intime, le récit historique, etc.
Selon Kate Hamburger alors que la fiction répond à des critères absolus (un texte comporte ou ne comporte pas d'énonciation fictive sans qu'il y ait de moyen terme entre ces deux possibilités), la feintise peut être relative (par exemple une biographie peut être plus ou moins romancée en fonction du nombre de détails que l'auteur invente).
Un grand nombre de textes que nous considérons donc comme fictifs, relèvent pour Kate Hamburger de la feintise. Et ce sont seulement des indications paratextuelles ou extratextuelles qui permettent de reconnaître leur caractère fictif. Ainsi c'est parce que le nom de l'auteur Albert Camus
diffère de celui du personnage qui parle à la 1ère personne, Meursault
, que je sais que j'ai affaire à un récit autobiographique feint dans L'Etranger. C'est parce que je découvre qu'il n'existe aucun village du nom de Combray dans la région où le situe Marcel Proust, que je sais que Combray constitue une autobiographie feinte. Mais ce ne sont pas des critères proprement textuels qui me le font comprendre.
Dans son livre Pourquoi la fiction? (1999), Jean-Marie Schaeffer a contesté le caractère absolu du statut du genre énonciatif fictionnel selon Kate Hamburger, en relativisant plusieurs de ses catégories.
Selon Jean-Marie Schaeffer, on peut trouver des descriptions d'états mentaux dans des contextes non fictionnels. À l'appui de cette affirmation, il mentionne par exemple un historien de l'Antiquité, Suétone, qui raconte les derniers moments de l'empereur Domitien à l'aide d'énoncés comme Vers le milieu de la nuit, il fut pris d'une telle épouvante qu'il sauta à bas de son lit
ou Mis en joie par ces deux circonstances, croyant le péril désormais passé...
, etc.
De même le nouveau journalisme américain (par exemple le livre De sang froid de Truman Capote) a fait usage dans des récits documentaires des procédés de la fiction, notamment la focalisation interne.
Cependant, pour le premier cas, on pourrait objecter à Schaeffer qu 'il est douteux que le récit historique de l'Antiquité ait eu exactement les mêmes exigences d'objectivité documentaire que le récit historique moderne. D'un autre côté, on peut se demander si Suétone ne s'est pas appuyé pour formuler ses descriptions sur des témoignages indirects. Si ce n'est pas le cas, il est clair que son texte échappe aux conventions du récit historique au sens moderne car il est de règle pour l'historien de ne pas décrire les motivations et les réactions psychologiques de personnages historiques sans se fonder sur des sources documentaires attestant des faits privés (telles que lettres, mémoires, journaux intimes). S'il ne dispose pas de telles sources, l'historien moderne doit se limiter à des assertions conjecturales du type: En de telles circonstances, on peut penser qu'il a dû éprouver de la joie...
(pour un argument de ce type, cf. Cohn 2001, 181)
Quant au cas du nouveau journalisme américain, on peut l'interpréter différemment de Schaeffer: en faisant migrer de façon sensationnelle et novatrice les procédés de la fiction dans le journalisme d'investigation, il implique la spécificité des procédés de la fiction bien plus qu'il ne les nie.
Schaeffer fait remarquer qu'avant le 19e siècle, la fiction au sens de Kate Hamburger (impliquant une représentation de la vie intérieure) est pratiquement inexistante, la plupart des récits prenant pour modèle le récit historique ou biographique.
Schaeffer critique enfin l'idée selon laquelle fiction et feintise seraient exclusives l'une de l'autre. Selon lui, la plupart des récits de fiction à la 3e personne mélangent les deux perspectives, partant d'un récit de type historique ou biographique pour s'accorder des moments de focalisation interne. On se souvient que La Recherche du temps perdu commence comme une feintise autobiographique et se poursuit comme une fiction avec Un amour de Swann où nous sont représentées les pensées et les sentiments de Swann, un personnage en 3e personne. Mais Kate Hamburger semble avoir voulu dire qu'on pouvait considérer comme genre énonciatif fictionnel tout récit où apparaît, ne fût-ce qu'une fois, l'énonciation fictive.
Schaeffer affirme que le mélange de focalisation externe et interne est aussi le cas le plus courant des récits factuels (ni feints ni fictifs) à la 3e personne. Selon lui La raison de cet état de fait est très générale et n'a pas de lien particulier avec le problème de la fiction: nos relations avec autrui, la manière dont nous voyons nos congénères ne se limitent jamais à des notations béhavioristes mais mettent toujours en œuvre des attributions d'états mentaux...
(Schaeffer 1999, 267). Mais il resterait à définir comment se produit cette attribution d'états mentaux dans les récits factuels: savoir si elle se fait sur un mode conjectural, avec les précautions requises de l'historien (à ce moment là, il a dû éprouver tel sentiment...
), ou sur le mode d'une délégation d'énonciation au style indirect libre.
La conception opposée à celle de Kate Hamburger est la conception pragmatique de J.R. Searle, adoptée par Genette et Schaeffer, qui affirme qu'il n'y a aucune différence textuelle entre des énoncés factuels et des énoncés de fiction. Ce que Searle appelle fiction est essentiellement une feintise, réglée par des conventions pragmatiques, c'est-à-dire extérieures aux énoncés et tenant au contexte culturel qui admet cette sorte de jeu de langage qu'est la feintise littéraire. La feintise selon Searle prend deux formes différentes selon qu'on a affaire à un récit à la 1ère personne ou à un récit à la 3e personne.
Pour Searle le récit fictif homodiégétique est celui où l'auteur feint d'être quelqu'un d'autre faisant des assertions véridiques (Camus feint d'être Meursault racontant sa propre histoire). La feintise ne porte donc pas sur l'acte narratif lui-même mais sur l'identité du narrateur.
On peut cependant faire remarquer avec Dorrit Cohn que nous reconnaissons la fictivité d'un tel récit non pas à partir de conventions pragmatiques, mais tout simplement en confrontant dans le paratexte le nom de l'auteur (Camus) et celui du locuteur qui dit Je (Meursault).
Dans le récit fictif à la 3e personne (hétérodiégétique) où le narrateur n'est pas présenté dans l'histoire (extradiégétique), il n'y a pas substitution d'identité narrative, l'auteur feint directement de faire des assertions véridiques. Par exemple Flaubert feint de nous raconter l'histoire vraie d'Emma Bovary. Ce qu'il feint donc c'est un acte illocutoire d'assertion et de référence à quelqu'un d'existant.
Schaeffer défend finalement une conception de la fiction souple où les oppositions massives entre fiction et feintise sont déjouées par une fonction narrative flottante.
Toute fiction narrative implique selon lui une feintise ludique partagée
qui prend des formes variables. Tantôt l'auteur prétend rapporter des événements (narration à la 3e personne extradiégétique). Tantôt il prétend être quelqu'un d'autre qui rapporte des événements (narration homodiégétique). Tantôt enfin il s'identifie aux états mentaux subjectifs des personnages, il les expérimente par délégation (en focalisation interne): on reconnaît ici la fiction de Kate Hamburger.
Schaeffer associe ces différentes formes de narration fictive à des postures d'immersion variables
( Schaeffer 1999, 269), c'est-à-dire à des types d'identification proposés au lecteur. Lorsque le texte est en focalisation externe, c'est-à-dire une forme de narration naturelle, le lecteur tantôt s'identifie à la voix narrative et tantôt se pose en destinataire du récit. Lorsque le récit passe en focalisation interne, le lecteur s'identifie au point de vue subjectif sous lequel le monde s'offre au héros. Lorsque le lecteur est confronté à un passage au style indirect libre, il conjoint les deux formes d'identification de la focalisation externe et de la focalisation interne.
L'intérêt de l'approche de Schaeffer est donc de faire le lien entre des formes textuelles et des formes de participation à l'univers fictif, en nous montrant que la réception de la fiction est appelée et modulée par le texte même.
Les différentes approches et théories de la fiction qui s'affrontent nous montrent que la fiction littéraire est tout à la fois question de sens (la feintise met en place des êtres fictifs qui évoluent dans des mondes mixtes partageant beaucoup d'aspects du monde réel et certains aspects qui n'existent pas en réalité), question de forme discursive (les différentes formes narratologiques embrayent des formes variables de participation à l'univers fictif) et question de convention pragmatique (il y a une forme de jeu de langage culturellement institué et partagé qui consiste à feindre des actes illocutoires).