Laurent Jenny, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève
La rhétorique antique constituait un immense édifice pédagogique de formation de l'orateur, qui a perdu une partie de son importance à partir du moment où l'orateur a cessé de jouer un rôle politique prépondérant. À la fin du Ier siècle de notre ère, on note une évolution qui s'est amorcée dès Cicéron (106 - 43 avant J.-C): la rhétorique devient plus littéraire. Elle se soucie davantage d'être une technique de discours orné et non plus seulement une technique de persuasion.
Du même coup, la partie de l'héritage rhétorique qui va se trouver le plus durablement enseignée, et ce jusqu'à nos jours, c'est l'elocutio qu'on identifie parfois au style et qu'on peut traduire plus exactement par mise en figure du discours
. Elle a fait l'objet depuis l'antiquité d'innombrables traités de rhétorique ou traité des figures.
Cependant ces traités, au fil des siècles ont eu tendance à donner une vision réductrice de l'elocutio. Celle-ci désignait dans la tradition antique une mise en forme totale du discours, qui le régissait depuis les plus petites unités (les sonorités), jusqu'aux plus grandes (la construction de la période
, ensemble de propositions syntaxiquement et rythmiquement marquées), en passant par le choix des mots et leur disposition dans la phrase. De plus en plus, les traités ont présenté au contraire les figures comme des ornements purement locaux, surajoutés au discours et sans lien fonctionnel avec lui.
Les figures recouvrent des faits de discours si nombreux et si hétérogènes que la rhétorique a toujours eu de la peine à les définir rigoureusement. On peut cependant distinguer deux types d'approche des figures, selon une perspective large et selon une définition restreinte. Quintilien, qui au Ier siècle après J.-C. est l'auteur d'un monumental cours de formation de l'orateur, l'Institution oratoire, examine successivement ces deux points de vue sur les figures (au chapitre IX,1,11 de son livre).
D'un premier point de vue, on peut définir la figure comme la forme, quelle qu'elle soit, donnée à l'expression d'une pensée
. Quintilien veut dire que tout énoncé a toujours une forme particulière, de la même façon qu'un corps humain a une forme propre (il est grand ou petit, maigre ou gros, droit ou tordu, etc.).
Un énoncé a nécessairement aussi une physionomie particulière: il est long ou bref, il fait usage de telles sonorités et non de telles autres, il a une syntaxe simple ou complexe...
Dans ce premier sens, une figure serait donc tout simplement une forme particulière du discours.
Cependant cette définition est si large qu'elle ne nous aide guère à repérer ces formes typiques et remarquables qu'on associe ordinairement aux figures. C'est pourquoi Quintilien lui en préfère une seconde qu'a retenue la tradition rhétorique, à quelques variantes près.
Quintilien propose de comprendre la figure comme un changement raisonné du sens ou du langage par rapport à la manière ordinaire et simple de s'exprimer
. Il fait à nouveau un parallèle avec le corps humain: prise au sens restreint, la figure lui apparaît semblable à l'attitude volontaire que peut prendre un corps (il est debout, assis ou couché...).
Dans cette acception la figure apparaît donc comme un écart délibéré par rapport à une norme de discours.
Cette définition a été indéfiniment reprise depuis Quintilien. Elle n'en pose pas moins de nombreux problèmes qui menacent sa cohérence. Elle conjoint un critère psychologique (la figure est une opération volontaire), un critère socio-linguistique (la figure s'écarte d'une norme de discours) et un critère formel (la figure s'écarte de la forme la plus simple du discours). Or chacun de ces critères prête à discussion. Et leur conjonction est problématique.
il se fait autant de figures à la Halle qu'à l'Académie. Et ce critère psychologique n'a donc rien de définitoire: une métaphore involontaire n'en demeure pas moins une figure.
La théorie de l'écart présuppose qu'il existe une norme générale de discours vis-à-vis de laquelle on pourrait mesurer les écarts. Mais on peut fortement douter de l'existence d'une telle norme. S'il y a normes, il y en a autant que de genres de discours et de situations de parole. L'histoire de la rhétorique montre d'ailleurs que les normes qu'on a définies étaient infiniment variées et discutables: tantôt on a pris pour norme le discours le plus rationnel (à l'époque classique notamment sous l'influence de la Logique de Port-Royal), tantôt on a considéré que le discours le plus normal était aussi le plus passionnel (à partir de L'Essai sur l'origine des langues de Rousseau), tantôt on a identifié la norme au discours objectif de la science (comme dans les stylistiques du début du XXe siècle).
il pleut des cordes, ou de métonymies, comme lorsqu'on propose
allons boire un verre).
Au total la définition de la figure comme écart pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Rompant avec la tradition rhétorique, je proposerai donc d'en revenir à une définition généraliste de la figure tout en la spécifiant un peu.
La figure est une forme typique de relation non linguistique entre des éléments discursifs.
Cette caractérisation de la figure peut surprendre: comment en effet pourrait-il y avoir des formes de relation non linguistique dans le discours? Pour mieux le comprendre partons d'un exemple. Soit un vers de Malherbe:
Et les fruits passeront la promesse des fleurs
Il y a dans cet énoncé des formes de relation linguistique: par exemple tous les phonèmes constitutifs de fruit
forment un ensemble appelé lexème, l'énoncé se divise en deux syntagmes l'un nominal et l'autre verbal qui entrent en relation pour former une phrase.
Mais il y a aussi des formes de relation non linguistique: on peut remarquer un jeu d'échos à la fois sonores et sémantiques entre fruits
et fleurs
, et un autre entre passeront
(c'est-à-dire au sens classique dépasseront
) et promesse
. Ces éléments forment un chiasme c'est-à-dire une distribution de signifiants ou de significations sous une forme symétrique abba. Or cette relation de symétrie ne répond à aucune règle linguistique et ne peut servir à définir aucune unité linguistique. Elle tient purement à la particularité du discours réalisé.
Ce serait aussi le cas d'une paronomase (rapprochement de phonèmes ressemblants) comme dans le vers de Mallarmé aboli bibelot
). Et il en va de même pour de nombreuses autres formes de relation entre les éléments du discours.
On notera que les relations non linguistiques constitutives des figures ne sont pas des relations conventionnelles apprises (comme les relations linguistiques qui associent arbitrairement des formes et des significations) mais des relations naturelles universellement perceptibles (de ressemblance, de contraste, de proximité, de déplacement, de permutation, d'incomplétude ou d'augmentation).
Ces formes de relations non linguistiques, bien qu'elles ne relèvent pas d'une convention, sont récurrentes et typiques dans le discours. Les traités des figures ont tendance à les présenter comme une sorte de code des particularités du discours. Mais le champ des figures est ouvert. Et les limites de ce qu'on peut caractériser comme typique restent mal définissables. Cela explique qu'il y ait beaucoup de cas douteux entre figure et non figure.
On peut se proposer un classement des figures selon plusieurs critères: l'axe du discours (syntagmatique ou paradigmatique) selon lequel elles se présentent, le niveau des éléments discursifs où elles interviennent, la forme de relation qu'elles instituent entre les éléments discursifs.
On peut opposer deux types de figures, selon qu'elles établissent des relations entre éléments co-présents du discours (figures in praesentia, ou encore syntagmatiques), ou selon qu'elles établissent des relations entre éléments présents dans le discours et éléments absents mais qu'on attendrait virtuellement dans le même contexte (figures in absentia ou encore paradigmatiques).
Pour illustrer cette opposition, on peut prendre l'exemple d'une figure qui connaît deux sous-espèces au fonctionnement foncièrement différent, l'une syntagmatique et l'autre paradigmatique, c'est la métaphore. Seule la seconde espèce entre d'ailleurs dans la catégorie des tropes.
La métaphore in praesentia propose un rapprochement analogique entre deux réalités explicitement désignées dans le discours et réunies dans une relation de co-présence.
Soleil cou coupé
Apollinaire
La métaphore in absentia propose un rapprochement analogique entre une réalité explicitement désignée dans le discours et une autre qu'on attendrait virtuellement dans le même contexte mais qui n'est pas nommée et doit être évoquée par le destinataire.
Nous fumons tous ici l'opium de la grande altitude
Henri Michaux
Le terme présent
opium, inattendu dans ce contexte, entre en rapport analogique avec d'autres termes virtuellement plus probables commeair.
L'anaphore (reprise d'un mot en tête de phrase ou d'un membre de phrase) est une figure in praesentia:
Tendre épouse, c'est toi, qu'appelait son amour,
Toi qu'il pleurait la nuit, toi qu'il pleurait le jour.Delille
L'antanaclase (reprise d'un même mot ou expression dans deux acceptions différentes) est une figure in praesentia:
O j'ai lieu, ô j'ai lieu de louer
Saint-John Perse)
L'expression
avoir lieuest prise d'abord absolument, au sens d'exister, puis transitivement (avoir lieu de) au sens d'avoir des raisons de.
L'antithèse (mise en opposition de deux termes ou de deux significations à travers des formulations syntaxiques parallèles) est une figure in praesentia:
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants
Racine
Le pléonasme (répétition d'une idée à l'aide des mêmes mots ou d'expressions de même sens) est une figure in praesentia:
Je l'ai vu, dis-je, vu de mes propres yeux,
Ce qu'on appelle vu...Molière
Une femme est une femme
Godard
La périphrase (locution définitoire ou caractérisante mise à la place du mot propre).
La gent trotte-menu
La Fontaine
pour les souris
L'ensemble des tropes – figures de substitution portant sur un mot (métaphore in absentia, métonymie,synecdoque) – constitue par définition un groupe de figures in absentia.
Sa main désespérée
M'a fait boire la mort dans la coupe sacréeMarmontel
Métonymie, substitution de l'effet
la mortpour la causele poison mortel
L'opposition des deux types de figures syntagmatiques (in praesentia) et paradigmatiques (in absentia) est pratique pour une classification des figures mais elle reste relative. Effectivement, si une figure est toujours repérée d'abord sur l'un des axes du discours, syntagmatique ou paradigmatique, elle engage nécessairement l'autre dans son déchiffrement.
Ainsi une figure dite in praesentia comme l'antanaclase (cf. supra O j'ai lieu, ô j'ai lieu de louer
) sera d'abord repérée sur l'axe syntagmatique comme répétition de signifiants. Mais elle ne sera véritablement comprise que lorsqu'on l'opposera, sur l'axe paradigmatique, à un contexte virtuel plus littéral (par exemple O j'ai lieu, j'ai des raisons de louer
).
À l'inverse une figure dite in absentia comme la métaphore in absentia (Cf. supra Nous fumons tous ici l'opium de la haute altitude
) sera déchiffrée sur fond de rapports paradigmatiques avec un terme plus littéral (l'air raréfié
), mais sa valeur métaphorique présuppose la reconnaissance de son impropriété dans la phrase, c'est-à-dire des rapports syntagmatiques d'infraction combinatoire.
Un autre critère d'identification et de classement des figures tient au niveau discursif des éléments qu'elles mettent en relation. On distinguera ainsi
Quel que soit le niveau discursif où les figures sont repérées, elles sont finalement justiciables d'une interprétation sémantique.
La paronomase rapproche des sonorités semblables. On parle d'allitérations si le rapprochement porte uniquement sur des consonnes et d'assonances s'il porte uniquement sur des voyelles.
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la villeVerlaine
La suffixation ajoute une syllabe en fin de mot à un mot complet.
J mdemandd squ'on fait icigo
sur cette boule d'indigoQueneau
Dis donc la bleusaille. ...
Céline
suffixation du
bleu, au sens dunouveaudans un corps d'armée
L'épenthèse ajoute une lettre ou une syllabe à l'intérieur du mot.
Merdre!
A. Jarry
L'aphérèse retranche une lettre ou une syllabe en début de mot.
Las
pour
hélas
L'apocope retranche une lettre ou une syllabe en fin de mot.
Il demande au sous-off...
Céline
pour
sous-officier
La syncope opère la suppression d'une lettre ou d'une syllabe à l'intérieur du mot.
et c'est la mort assurément
qui provoque ces enterrmentsQueneau
Le Groupe Mu a également relevé des figures opérant une suppression-adjonction de lettres ou de syllabes, figures qui n'ont pas de nom traditionnel.
oneille
Jarry
pour
oreille
Les figures syntaxiques mettent en jeu des relations entre formes de construction de phrase.
L'épanorthoseest une figure syntaxique qui consiste à reprendre et corriger la formulation d'un membre de phrase .
Ceci m'arrive après cette étape, la dernière de celles qui prolongeaient la route; la plus extrême, celle qui touche aux confins, celle que j'ai fixée d'avance comme la frontière, le but géographique, le gain auquel j'ai conclu de m'en tenir.
Segalen
double épanorthose procédant d'abord à un ensemble de reprise des qualifications de
cette étape, puis à un ensemble de reformulations du termefrontière.
Le parallélisme dédouble des constructions syntaxiques analogues appliquées à des contenus différents.
Le sable atteint la bouche: silence. Le sable atteint les yeux: nuit.
Hugo
J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes
Racine
Le parallélisme syntaxique est ici le cadre d'un chiasme sémantique, c'est-à-dire une distribution symétrique de termes référant à la douceur et à la brulûre, au feu et à l'eau.
L'ellipse est la suppression de certains éléments de la séquence discursive qui sont seulement implicités et à reconstituer d'après le contexte.
Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle?
Racine
Il faut comprendre:
je t'aimais alors que tu étais inconstant, qu'aurais-je fait si tu avais été fidèle.
L'anacoluthe ou rupture de construction laisse attendre un développement syntaxique qui n'apparaît pas et auquel s'en substitue un autre.
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a dessous un précipice (...), son imagination prévaudra.
Pascal
Le groupe nominal
le plus grand philosophe du monden'est le sujet d'aucun verbe et reste dépourvu de fonction, tandis que la phrase lui substitue une autre construction qui commence avec le groupe nominalson imagination.
Le zeugme est l'ellipse de la répétition d'un terme régissant ou régi.
Tout tremblait dans l'immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement...
Céline
la phrase fait l'ellipse de la répétition de
tremblaitaprèssoi-même
Les figures sémantiques mettent en jeu des formes particulières de relation in praesentia ou in absentia entre des représentations sémantiques.
La métaphore in praesentia est une figure de rapprochement analogique entre deux représentations co-présentes.
Nous faisons basculer la balance hémistiche
Hugo
On appelle parfois métaphore maxima ce type d'analogie présentée par une simple apposition sans aucun mot de liaison.
L'oxymore est un rapprochement syntaxique (souvent à travers une relation nom-adjectif) de termes sémantiquement antithétiques.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Corneille
L'attelage coordonne dans une seule construction des termes appartenant à des champs sémantiques hétérogènes (souvent des termes concrets et des termes abstraits).
Vêtu de probité candide et de lin blanc
Hugo
L'hypallage transfère une caractérisation d'un terme à un autre qui lui est associé par contiguïté.
Elle lève encore la main dans le désordre blond de ses cheveux.
Duras
Le bruit ferrugineux du grelot
Proust
La synecdoque est un trope qui substitue à un terme un autre terme plus générique (synecdoque généralisante) ou plus spécifique (synecdoque particularisante). La synecdoque généralisante tend vers l'abstrait, tandis que la synecdoque particularisante a un effet pittoresque et imagé. La synecdoque peut aussi opérer des substitutions de terme sur la basse de rapports entre le tout et la partie, le plus englobant ou le plus partiel.
ennuis kilométriques
Laforgue
kilométriquespourlongsapparaît comme une particularisation.quadrupède écume et son oeil étincelle
Fontaine
quadrupède est ici substitué au littéral
lion, la synecdoque est généralisante.Souvenez-vous qu'il règne et qu'un front couronné...
Racine
front; vaut ici pour la personne - le roi Pyrrhus - et désigne donc le tout par la partie.
La métonymie substitue à un terme un autre qui lui est associé par contiguïté matérielle ou symbolique.
C'est la reine des fleurs de lis.
Malherbe
Les
fleurs de lisétant symboliquement l'emblème de la France servent à la désigner.
La métaphore in absentia substitue à un ou plusieurs termes attendus, car virtuellement plus littéraux dans le contexte, un autre terme qui leur est associé par analogie.
C'était à l'aurore d'une convalescence...
Michaux
Certaines figures se laissent repérer à partir d'une relation entre une représentation sémantique et un contexte de discours ou de réalité. Il s'agit de figures in absentia mais qui ne sont pas signalées d'abord par une infraction combinatoire. C'est la connaissance du contexte qui les révèle comme des relations impropres.
C'est le cas de l'ironie qui consiste pour le locuteur à assumer fictivement un jugement d'évaluation contraire à ses propres valeurs (esthétiques, morales, affectives, etc.) et qui apparaît donc comme le discours d'autrui polémiquement cité. En ce sens l'ironie relève du dialogisme.
Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Voltaire
En contexte l'ironie se laisse déceler à partir des évaluations contradictoires impliquées par les termes
boucherieethéroïque; mais nous ne pouvons savoir que l'ironie porte sur la seconde évaluation, et non la première, qu'à partir d'une connaissance de la personne de Voltaire et des valeurs qu'il défend.
L'hyperbole est la formulation exagérée d'une réalité.
Rome entière noyée au sang de ses enfants.
Corneille
L'hyperbole est repérée à partir de l'invraisemblance matérielle de la réalité évoquée.
La litote est la formulation atténuée d'une réalité.
Va, je ne te hais point.
Corneille
Seule la connaissance du contexte de la pièce permet d'identifier dans cette formulation de Chimène une atténuation de l'expression de son amour pour le Cid.
Un dernier type de classement des figures s'intéressera non plus au niveau discursif où elles apparaissent mais à la forme de relation qu'elles établissent entre les éléments qu'elles mettent en jeu.
On a dit que les relations figurales étaient non conventionnelles (à la différence des relations linguistiques qui sont instituées et apprises). En revanche les relations figurales relèvent de rapports perceptifs ou logiques simples immédiatement saisissables en dehors de toute convention.
Ces rapports sont de plusieurs types:
Certaines des figures se laissent décrire selon plusieurs de ces rapports simultanés. Ainsi la métaphore in absentia implique à la fois des rapports de substitution et des rapports d'analogie.
L'analogie régit des figures fondées sur des rapports de ressemblance à différents niveaux comme la paronomase, la métaphore, le parallélisme syntaxique, le pléonasme.
L'antithèse régit des figures fondées sur des rapports de stricte contradiction comme l'antithèse syntaxique, l'oxymore et l'ironie.
Le contraste régit des figures fondées sur des rapports entre éléments non pas contradictoires mais hétérogènes comme l'attelage.
Les rapports d'inclusion régissent les figures fondées sur des rapports entre tout et partie, genre et espèce comme la synecdoque.
Le groupe Mu dans sa Rhétorique générale (1970) a par ailleurs tenté de décrire toutes les figures de rhétorique selon 4 opérations logiques simples: suppression, adjonction, permutation et substitution d'éléments discursifs saisis tantôt au niveau du signifiant, tantôt au niveau du signifié. Ce modèle ressaisit implicitement toutes les figures sous l'angle de la substitution (c'est-à-dire d'un point de vue paradigmatique). Il apparaît cependant moins précis pour décrire certaines figures in praesentia (par exemple les relations de parallélisme syntaxique).
Les figures d'analogie ont un statut privilégié parmi les autres figures en raison de leur fréquence dans les formes ordinaires du discours tout comme dans le discours littéraire, et également en raison de leur richesse d'évocation, nettement plus élevée que celle de la plupart des autres figures.
On peut classer les figures d'analogie sémantique selon leur forme de présentation syntaxique qui correspond aussi à des degrés d'explicitation de la relation analogique et de ses termes.
On distinguera ainsi:
Dans a et b, la nature de la relation est explicitée ainsi que ses termes. Dans c les termes de la relation sont explicités mais pas la nature de la relation. Dans d, un seul terme de la relation est explicité et pas la nature de la relation. Le travail d'évocation augmente avec l'implicitation.
Le repérage d'une métaphore in absentia s'opère à partir du constat d'une contradiction entre règles combinatoires syntaxiques (présupposant la compatibilité des termes liés) et règles combinatoires sémantiques (dénonçant l'incompatibilité des termes liés).
Le lien syntaxique présupposant la compatibilité des termes peut être de nature très diverse.
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointainBaudelaire
Quand notre cœur a fait une fois sa vendange
Baudelaire
Voilà que j'ai touché l'automne des idées
Baudelaire
la pendule enrhumée
Baudelaire
Les métaphores in praesentia sont présentées sous des formes syntaxiques diverses mais qui ont toutes une valeur d'identification.
Mon cœur est un palais flétri par la cohue
Baudelaire
Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme
Baudelaire
Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine
Baudelaire
ton lit est un enfer; ton lit, cet enfer...
Les métaphores sont extrêmement courantes dans le discours ordinaire. Dans leur livre, Les métaphores dans la vie quotidienne, G. Lakoff et M. Johnson soulignent même que notre système conceptuel ordinaire qui sert à penser et à agir est de nature fondamentalement métaphorique
. C'est particulièrement vrai d'un ensemble de concepts abstraits que nous avons tendance à nous représenter de façon métaphorique. Ainsi, nous nous représentons le temps en termes métaphoriquement spatiaux (j'ai du temps devant moi
, le temps est passé
, etc.) ou les émotions en termes de chocs physiques (j'ai été frappé par son attitude,
il a explosé
, je vais craquer
, etc.).
Ces métaphores forment de vastes systèmes analogiques constituant des ensembles de représentations propres à une culture donnée. Elles ne sont pas perçues comme telles et appartiennent à notre façon littérale
de parler.
Dans les termes de l'ancienne rhétorique, on peut les décrire comme des catachrèses, ou figures usées qui n'induisent plus d'effets de réception ni d'effets de sens mais prennent la place d'une dénomination littérale.
Les pieds du fauteuil
Les métaphores novatrices, courantes dans le discours littéraire, ne s'inventent pas à partir de rien. La plupart du temps, elles apparaissent comme des prolongements, des spécifications et des renouvellements d'équivalences métaphoriques déjà établies dans le discours ordinaire.
Dans À l'Ombre des jeunes filles en fleurs, Proust s'appuie sur une équivalence métaphorique entre
jeunes fillesetfleursdont la tradition remonte au moins au Roman de la Rose et qui a été nourrie par des siècles de poésie, notamment à la Renaissance. Mais lorsqu'il écrit que nos regardsbutinentle visage des jeunes filles et que notre désirsucre lentement notre cœur, par extension des implications d'une métaphore conventionnelle il parvient à des métaphores inédites et surprenantes.
Les figures du discours produisent des effets sur la réception du discours et sur son interprétation.
Les figures dans le discours ont pour effet de troubler, retarder et complexifier l'interprétation du discours. Là où le discours est perçu comme littéral, on peut dire qu'une représentation sémantique immédiate vient s'associer à une forme discursive. La signification apparaît transparente. Là où le discours est perçu comme figuré, le destinataire éprouve qu'il doit procéder à la reconnaissance d'une relation figurale pour accéder à l'interprétation du sens du discours.
La réquisition d'une coopération du destinataire dans la réception des figures est plus ou moins forte selon qu'on a affaire à des figures in absentia ou in praesentia. Indispensable dans le cas des figures in absentia, le travail interprétatif du destinataire apparaît facultatif dans le cas des figures in praesentia.
Les figures in absentia sont d'abord reconnues sur fond d'une lacune discursive (par exemple dans le cas de l'ellipse évoquée en II.2.2. Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle
) ou d'une contradiction entre règles combinatoires syntaxiques et règles combinatoires sémantiques.
Ainsi dans l'exemple de métaphore in absentia:
Haleine de la terre en culture
Claudel
la relation syntaxique de détermination du nom (haleine
) par un complément (de la terre en culture
) est formellement affirmée. Mais sémantiquement de la terre en culture
n'est pas un caractérisant sémantiquement admissible de haleine
. Il y a donc tension entre divers niveaux de règles combinatoires. Cette tension signale l'impropriété d'un des termes de la relation.
Les relations de figuralité in absentia sont donc marquées par l'incomplétude. Sans une coopération active du destinataire, le discours ne suffit pas à fournir une représentation sémantique acceptable. On peut donc dire que les figures in absentia induisent une relation de réception contraignante – ou encore tendue
– avec le destinataire.
Les figures in praesentia (comme la paronomase ou le parallélisme) se signalent à l'attention du destinataire non par une incomplétude discursive mais par un surplus de relations. Aux relations linguistiques littérales s'en surajoutent d'autres (décrites en II.3., comme l'analogie ou le contraste) qui viennent surdéterminer le discours.
Ainsi dans l'exemple de paronomase de I.3.1. (aboli bibelot
) à la relation sémantique de caractérisation du nom par l'adjectif s'ajoute une relation de ressemblance entre nom et adjectif.
La réception des figures in praesentia présente pour le destinataire un caractère plus facultatif (que celle des figures in absentia) dans la mesure où il peut parvenir à une représentation sémantique satisfaisante indépendamment de leur reconnaissance. S'il néglige ces relations, il manque néanmoins une partie des rapports implicites entre éléments du discours et, par voie de conséquence, une partie des effets de sens implicites du discours (ainsi dans notre exemple l'analogie implicite entre la futilité du bibelot et le néant de son abolition
).
Les figures qu'elles soient in praesentia ou in absentia provoquent la réception à un supplément d'élaboration de relations entre éléments discursifs présents ou éléments discursifs présents et absents (mais attendus ou vraisemblables dans le contexte).
Dans les figures in praesentia, les relations figurales mettent en relief des rapports élémentaires (d'analogie, de contraste, etc.) entre segments de discours mais elles laissent implicites les justifications de ces mises en rapport. Elles ouvrent ainsi à un travail d'évocation de ces justifications qu'il revient au destinataire d'opérer, sur la base de sa compétence culturelle, c'est-à-dire de sa connaissance des associations de représentations propres à une langue et une culture donnée. Cette évocation constitue l'effet de sens de la figure.
Soleil cou coupé
Apollinaire
L'effet de sens de cette métaphore in praesentia tient à l'évocation de toutes les associations qu'elle engendre. L'évocation prend la forme de la recherche des points de vue x, y, z, etc. sous lesquels on peut rapprocher ces deux représentations. Ainsi:
le soleil est comme un cou coupé, du point de vue de la forme ronde, du point de vue de la couleur sanguine, du point de l'épanchement de cette couleur, du point de vue d'un effet de déclin, etc.Et les fruits passeront la promesse des fleurs
Malherbe
La relation figurale met en relief une relation symétrique de
fruitsàfleurspar delà deux autres termes qui forment le pivot de la symétrie (passerontetpromesse). La relation symétrique conjoint analogie des termes et antithèse dans leur distribution. Elle embraye un travail de recherche de justifications: en quoifleursetfruitspeuvent-ils être dits à la fois semblables et opposés? En ce qu'il s'agit bien du même être végétal, transformé il est vrai par la maturation, et saisi tantôt sous l'aspect de sa virtualité et tantôt sous celui de sa réalisation. La relation figurale a montré sensiblement ce qui pourra être sémantiquement paraphrasé dans le travail d'évocation.
Dans le cas d'une figure in absentia, l'évocation se fait en deux temps. C'est d'abord celle du ou des termes attendus plus vraisemblablement dans le même contexte. Une fois ce ou ces termes définis, c'est celle des justifications de la substitution à ces termes d'un autre moins attendu.
Haleine de la terre en culture
Claudel
Il s'agira d'abord de rechercher des substituts virtuels d'
haleine, terme impropre en contexte. Il y a plusieurs candidats possibles tels quebrume, vent, souffle, etc.. On procèdera ensuite à la recherche des justifications de l'une ou l'autre de ces substitutions. Labrumeest comme unehaleinepar l'apparence vaporeuse, par l'humidité, par la tiédeur, par le caractère presque animé de cette manifestation physique, etc.
L'effet de sens des figures est donc de l'ordre d'une évocation et non d'une signification. Entendons par là qu'à la différence d'une signification limitée à une représentation, l'évocation a la forme d'un raisonnement, que son champ de justifications est ouvert et non limitatif, que l'ordre des justifications peut y être variable.
La reconnaissance et le déchiffrement des figures sont indispensables à une interprétation des énoncés littéraires. Les figures nous invitent à parcourir le contexte de l'univers symbolique propre à une culture donnée pour y trouver le sens des relations qu'elles pointent entre éléments discursifs sans en expliciter entièrement les raisons.