Laurent Jenny, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Nous n'appréhendons pas les textes littéraires comme des êtres singuliers, hors de toutes catégories. Un texte littéraire se présente à nous à travers certaines caractéristiques de genre, qui, on le verra, donnent forme à nos attentes, au type de réception que nous en avons et servent à en interpréter le sens. Nous avons besoin de savoir à quelle catégorie un texte appartient pour le comprendre tout à fait. Si je prends un conte de fées commeBarbe-bleue pour un témoignage historique, ou une satire ironique pour un essai sérieux, je risque fort de mésinterpréter le sens du texte que je lis.
Il suffit d'entrer dans une librairie pour faire l'expérience de la catégorisation littéraire. Sans avoir suivi de cours de méthodologie, les libraires classent en général les textes littéraires contemporains en différents rayons, tels que roman, poésie, théâtre. Il s'agit là d'un système des genres rudimentaire et dont on devine qu'il est assez approximatif. En fouillant dans le rayon roman on risque fort d'y trouver des récits non fictifs comme le témoignage de Robert Antelme sur les camps de la mort, L'Espèce humaine.
On a d'ailleurs souvent l'impression que ce classement est inopérant pour les textes modernes: où ranger, par exemple, Plume d'Henri Michaux, qui a été publié dans la collectionPoésie/Gallimard mais qui comporte des narrations fictives comme celle qui donne son nom au recueil (Plume est en effet un personnage de fiction type)? Où ranger les textes de Samuel Beckett comme Malone meurt où l'action se réduit à rien et où une voix parle tout du long au présent dans ce qui pourrait aussi bien constituer un monologue théâtral? Est-ce qu'il faut en conclure que la littérature moderne est rebelle aux genres? Que c'est une question dépassée qui ne concerne que la littérature classique? Nous essaierons de répondre à ces questions.
Commençons par remarquer que si la notion de genre est floue, c'est qu'elle s'applique à des réalités littéraires très différentes, dont nous sentons qu'elles ne sont pas de même échelle.
Ainsi, on peut dire qu'un sonnet, qu'un roman d'apprentissage, ou que la poésie lyrique sont des genres. Mais évidemment on fait allusion dans ces différents cas à des propriétés textuelles très différentes.
Le sonnet est une forme fixe dont les caractéristiques métriques sont strictement codifiées. En revanche son contenu est assez indifférent à son genre. C'est exactement le contraire pour le roman d'apprentissage, qui ne constitue un genre que par son contenu vague (impliquant un héros ou une héroïne jeune et inexpérimentée qui fait l'expérience de l'existence sociale, affective ou esthétique, à travers un certain nombre d'épreuves (comme dans Les Illusions perdues de Balzac, ou L'Education sentimentale de Flaubert). Mais ces romans d'apprentissage peuvent être très différents par la longueur, par la forme, par le type de narration. Enfin, lorsqu'on parle de la poésie lyrique, on réfère en général à la fois à une forme d'énonciation à la première personne (critère qui n'apparaît pas du tout dans le sonnet ou le roman d'apprentissage) et à certains types de contenus (l'épanchement de la sensibilité).
Il y a cependant un point commun à tous ces usages du mot genre: dans tous les cas nous avons affaire à une convention discursive. Dans son livre, Qu'est-ce qu'un genre littéraire?, Jean-Marie Schaeffer a proposé de distinguer divers types de conventions discursives; il y aurait selon lui des conventions constituantes, des conventions régulatrices et des conventions traditionnelles.
Les conventions constituantes, selon Schaeffer, ont pour caractéristique d'instituer l'activité qu'elles règlent. C'est-à-dire que tout à la fois elles instaurent la communication et elles lui donnent une forme spécifique.
Tel est le cas, selon Schaeffer, des conventions discursives qui portent sur un ou plusieurs aspects de l'acte communicationnel impliqué par le texte.
Toutes sortes d'aspects de l'acte communicationnel peuvent entrer dans la définition d'un genre.
Il peut s'agir du statut énonciatif du texte. L'énonciateur par exemple peut être fictif ou non. Et cela suffira à opposer un roman à la 1ère personne comme L'Etranger de Camus d'un témoignage. C'est aussi ce critère qui nous permet de classer La Recherche du temps perdu dans les romans et non dans les autobiographies.
De même les modalités d'énonciation peuvent entrer dans la définition du genre. On le verra, l'une des premières classifications génériques de l'Antiquité oppose des textes où l'on raconte des paroles ou des actions (diégèsis) et des textes où l'on fait parler au style direct des personnages (mimèsis). Et cette opposition permet globalement d'opposer le genre théâtral au genre narratif.
L'acte illocutoire impliqué par un texte (celui qu'on accomplit en parlant) peut aussi être constitutif d'un genre. On distingue des genres par les types d'actes illocutoires qu'ils impliquent. On peut ainsi opposer des actes expressifs (centrés sur l'expression des émotions du sujet comme dans la poésie lyrique – ainsi les Méditations de Lamartine), des actes persuasifs (comme dans le sermon et le discours apologétique en général comme les Pensées de Pascal) et des actes assertifs (affirmant fictivement ou non l'existence d'états de faits, comme dans le roman réaliste à la Zola, le témoignage ou le compte-rendu).
Enfin des genres peuvent être distingués par leurs visées perlocutoires (les effets attendus de la parole). Une comédie se donne pour visée explicite de produire chez le destinataire un effet d'amusement. Chez Aristote, la tragédie a pour finalité la catharsis, c'est-à-dire la purgation des passions.
Les conventions régulatrices sont différentes en ce qu'elles ajoutent des règles à une forme de communication préexistante. Elles ne découlent pas de l'acte communicationnel institué par le discours mais de certaines particularités de la forme du discours qui viennent se surimposer à cet acte communicationnel.
Ainsi un sonnet peut être, sur le plan de l'acte communicationnel, une énonciation lyrique en première personne. Mais à cette forme de communication s'ajoutent des contraintes spécifiques qui viennent en régler la forme.
Il s'agit en l'occurrence de contraintes métriques, qui organisent le poème selon un nombre de vers déterminé (14), organisés en deux quatrains à rimes embrassées et deux tercets dont les schémas de rimes sont d'un caractère plus variable.
Il peut s'agir aussi de contraintes phonologiques comme dans les jeux de l'Oulipo. Ainsi le roman de Georges Perec, La Disparition, est tout entier écrit sur le principe d'un lipogramme (c'est-à-dire d'un texte qui évite systématiquement une lettre – ici le e).
Il peut s'agir de contraintes stylistiques. Ainsi l'opposition entre style élevé et style bas entre dans la distinction générique entre tragédie et comédie.
Il peut s'agir de contraintes de contenu. Ainsi la tragédie selon Aristote doit se conformer à une certaine structure actionnelle: elle doit comporter par exemple un moment de péripétie qui retourne une situation et inverse les effets de l'action [II, 52a22]. De même à l'âge classique, la règle dite des trois unités
(de temps, de lieu et d'action), définit de façon contraignante la forme de la tragédie.
Les conventions traditionnelles sont des contraintes discursives beaucoup plus lâches. Elles portent sur le contenu sémantique du discours.
Aristote oppose ainsi comédie et tragédie par des critères thématiques: la comédie est la représentation d'hommes bas
et le comique est défini par lui comme un défaut ou une laideur qui ne causent ni douleur ni destruction
[49a32].
D'autres genres se définissent essentiellement par le contenu: par exemple l'épigramme (courte pièce de vers à contenu satirique), l'idylle (étymologiquement eidullion, petit tableau représentant une scène pastorale), la fable, le récit de voyage, le roman de science-fiction, le journal intime, etc.
Les conventions traditionnelles réfèrent aussi un texte actuel à des textes antérieurs, proposés comme des modèles reproductibles dont elles s'inspirent librement. Ainsi les Bucoliques de Virgile sont à l'origine d'un genre qui chante les charmes de la vie champêtre.
Ces conventions n'ont pas cependant une valeur de prescription aussi forte que les précédentes. Ainsi, le roman de chevalerie ou le roman d'apprentissage relèvent des conventions traditionnelles. Mais l'inscription dans ce genre ne nécessite pas que tous les traits des modèles antérieurs soient reconduits. Il suffit qu'il y ait du texte au modèle un air de famille.
Une œuvre particulière participe donc la plupart du temps de plusieurs types de conventions discursives simultanées, et entre donc dans plusieurs classes génériques de différents niveaux.
Par exemple, Les Regrets de Du Bellay, relèvent à la fois du genre lyrique du point de vue des conventions constituantes (énonciation en 1ère personne et contenu affectif), du sonnet du point de vue des conventions régulatrices (formes réglées des poèmes en deux quatrains et deux tercets), et du genre élégiaque du point de vue des conventions traditionnelles (leur contenu relève de la plainte et de la déploration selon une tradition qui remonte au moins au poète latin Ovide).
Autre exemple: la tragédie repose à la fois, comme on l'a vu, sur des conventions constituantes (énonciativement tous les personnages s'y expriment directement en 1ère personne, il n'y a pas récit), sur des conventions régulatrices (la structure de l'action est régie par certaines formes prédéfinies comme la péripétie) et sur des conventions traditionnelles (thématiquement la tragédie prend pour objet le destin malheureux de personnages élevés).
Selon Schaeffer, le respect des conventions discursives est plus ou moins contraignant en fonction de leur type.
Si on ne respecte pas une convention constituante, on échoue à réaliser le genre qu'on visait. Par exemple si le contrat de vérité qui lie l'auteur au narrateur dans l'autobiographie est transgressé (l'autobiographe brode délibérément en faisant de celui qui dit Je
un personnage de fiction aux aventures purement inventées), on sort du genre autobiographique à proprement parler. On a d'ailleurs inventé le terme d'autofiction pour baptiser ce type d'écart de l'autobiographie.
Mais les effets sont différents si on ne respecte pas une convention régulatrice comme le sonnet. On peut imaginer de modifier la structure du sonnet en commençant par les tercets et en finissant par les quatrains. C'est ce que fait Verlaine dans son poème Résignation qui ouvre les Poèmes saturniens et qui est un sonnet inverti, dans tous les sens du termes (Verlaine y écrit Et je hais toujours la femme jolie, / La rime assonante et l'ami prudent.
). Il y a alors violation des règles mais non pas véritablement échec à réaliser le genre.
Enfin les conventions traditionnelles sont très peu contraignantes. Si l'on s'écarte d'un modèle archétypique par exemple, celui des Fables d'Esope ou de La Fontaine, pour écrire des fables dépourvues de moralités, on modifiera le genre mais on n'en exercera pas une violation comme dans le cas précédent. Une question serait de savoir si le Don Quichotte de Cervantès qui parodie ouvertement les romans de chevalerie est encore un roman de chevalerie.
A vrai dire, les genres contemporains devenant beaucoup plus fluctuants, on peut se demander si la transgression des règles constituantes conduit nécessairement à l'échec. Comme je l'ai signalé, la frontière entre textes dramatiques et narratifs est assez floue chez Beckett, sans qu'on interprète pour autant cela pour un échec à réaliser l'un ou l'autre genre.
De même, le poète Jacques Roubaud a pu proposer, dans son recueil ∈, des sonnets en prose et des sonnets de sonnets, dont l'identification est d'ailleurs problématique. Je ne suis pas sûr qu'on interprète cela comme une violation des règles du genre. Il me semble plus vraisemblable d'admettre qu'on y voit une redéfinition radicale, quelque chose donc qui ressemble à la modification du genre qu'on trouve dans la transgression des conventions traditionnelles.
Au fil des siècles, depuis Platon, on a vu se succéder des systèmes de classification des genres.
Tantôt la classification met l'accent sur un caractère prescriptif ou normatif (elle définit des normes, énonce des préférences en caractérisant des genres comme supérieurs à d'autres et elle permet au destinataire de former des jugements de valeur sur des œuvres réalisées). C'est le cas de la classification platonicienne ou aristotélicienne.
Tantôt la classification a un caractère plus descriptif, elle considère les genres comme un système de possibilités, et comme un jeu d'oppositions entre des traits de structure. C'est le cas des classifications modernes comme celle de Käte Hamburger dans sa Logique des genres littéraires ou de Gérard Genette dans son Introduction à l'architexte.
Au livre III de La République (vers 380-370 av. J.-C.), Platon justifie par la bouche de Socrate les raisons de chasser les poètes de la Cité, en se fondant sur des considérations de divers types.
Les unes portent sur le contenu des œuvres. Les poètes sont souvent coupables de représenter les défauts des dieux (par exemple leur rire) et ceux des héros (par exemple leurs plaintes). Il leur arrive aussi de donner le mauvais exemple en représentant la vertu malheureuse et le vice triomphant.
Mais d'autres considérations portent sur la forme d'énonciation (lexis) des différents genres. Tout poème (il faut comprendre poème au sens très large qu'on donnerait aujourd'hui à œuvre) est une narration (diégèsis) qui porte sur des événements présents, passés ou à venir.
Or, tantôt il y a narration simple (haplè diégésis), c'est-à-dire que tout est raconté, non seulement les événements mais aussi les paroles des personnages, qui sont soit résumées, soit rapportées au style indirect. Ainsi, c'est le cas au début de L'Iliade où Homère nous raconte que Chrysès supplie Agamemnon de lui rendre sa fille sans citer ses paroles au style direct. Socrate approuve cette attitude énonciative car elle ne comporte aucune tromperie: c'est le poète qui parle lui-même, sans essayer de nous détourner l'esprit dans une autre direction, pour nous faire croire que celui qui parle soit quelqu'un d'autre que lui-même
(393a).
Mais Homère ne s'en est pas tenu à cette attitude. Dans ce qui suit, [Homère] parle comme s'il était lui-même Chrysès, en essayant le plus possible de nous faire croire que ce n'est pas Homère qui parle, mais le prêtre , c'est-à-dire un vieillard. Et de fait c'est ainsi qu'il a composé presque tout le reste de la narration concernant les événements d'Ilion, et ceux d'Ithaque et de toute l'Odyssée
(393b).
Dans ce cas là, il y a véritablement imitation (mimèsis), car le poète rend sa façon de dire la plus ressemblante possible à celle de chaque personnage. Il imite leur style de parole et donc nous trompe. Or dans la République idéale imaginée par Platon, on ne saurait être à la fois soi et un autre. Et, de plus, il y a un véritable risque moral à imiter: ainsi un homme de bien pourrait être amené à imiter une femme qui injurie les dieux, ou d'autres hommes méchants et lâches. Or, dit Socrate, les imitations, si on les accomplit continûment dès sa jeunesse, se transforment en façons d'être et en une seconde nature, à la fois dans le corps, dans les intonations de la voix, et dans la disposition d'esprit
(395d). Il y a donc un risque de devenir soi-même lâche, méchant ou inférieur à sa condition.
Indépendamment de l'argument moral développé par Socrate, qui va lui servir à valoriser certains types de textes et à en dénigrer d'autres, ce qui nous intéresse du point de vue d'une histoire des genres, c'est que Socrate esquisse ainsi une classification.
En effet, il envisage trois formes d'énonciation différentes dans les poèmes.
Tantôt, le poète s'en tient à la narration simple (haplè diégèsis), il raconte tout, y compris les paroles. C'est ce qui se passe dans les dithyrambes.
Tantôt le poète mélange la narration (diégèsis) et l'imitation de paroles (mimèsis) comme dans L'Iliade ou L'Odyssée. C'est le mode mixte, qui fait alterner récit et dialogue. Ce genre, concède Socrate, plaît au plus grand nombre, mais il est moralement nuisible pour les raisons qu'on vient de voir.
Tantôt enfin, le poète s'en tient purement à l'imitation de paroles (mimèsis). C'est ce qui se passe au théâtre, dans la tragédie et la comédie, où n'entrent aucun récit mais seulement du dialogue.
Ce qu'il faut remarquer, c'est que Platon donne ici une définition très étroite de la mimèsis, puisque pour lui, il n'y a pas imitation dans le récit, tant qu'on ne fait pas parler un personnage au style direct. Contrairement à ce qu'on a souvent considéré par la suite, la description ou le récit d'une suite d'actions ne relèvent pas pour lui de la mimèsis.
A partir de ce principe général, Aristote va définir une grille des genres beaucoup plus complexe que chez Platon parce qu'elle classe les genres selon les moyens de la représentation, selon les objets de la représentation et selon les modes de la représentation (47a). Sans entrer dans tous les détails de ce système des genres, j'en donnerai un aperçu.
Dans sa Poétique, Aristote adopte une définition de la mimèsis beaucoup plus englobante. Non seulement, il y inclut les différents genres littéraires, quels que soient leurs modes énonciatifs (épopée, tragédie ou dithyrambe), mais aussi la musique, la chorégraphie et la peinture.
La mimèsis n'est plus comme chez Platon la caractéristique énonciative d'un genre particulier (par excellence le théâtre, et de façon mêlée l'épopée). Elle devient chez Aristote le principe général des arts. Tous les arts imitent ou représentent selon la traduction de Dupont-Roc et Lallot, mais ils ne représentent pas seulement des paroles, ils peuvent aussi représenter des objets (dans le cas de la peinture), des émotions et des caractères (dans le cas de la musique et de la danse), voire des actions – ou plutôt des personnages parlant et agissant (dans le cas de l'épopée ou de la tragédie).
A partir de ce principe général, Aristote va définir une grille des genres beaucoup plus complexe que chez Platon parce qu'elle classe les genres selon les moyens de la représentation, selon les objets de la représentation et selon les modes de la représentation (47a). Sans entrer dans tous les détails de ce système des genres, j'en donnerai un aperçu.
On a vu que selon les différents arts, les moyens différaient: couleur et dessin pour la peinture, rythme et mélodie pour la musique, rythme et mouvement pour la danse.
En ce qui concerne l'art d'écrire, la réflexion sur les moyens va amener Aristote à définir le champ de la poésie (au sens large d'art littéraire).
Effectivement, pour Aristote, l'utilisation du langage versifié, du mètre, est l'un des critères définitionnels de l'art littéraire. C'est qu' à son époque, tous les genres littéraires sont versifiés, qu'il s'agisse de l'épopée ou du drame. (On remarquera qu'Aristote ne dit rien de la poésie lyrique qui est oubliée dans son système).
Cependant, à lui tout seul, le mètre ne suffit pas à faire la poésie au sens large car il existe des textes didactiques, à caractère plutôt scientifique dirions-nous aujourd'hui, comme ceux écrits par Empédocle, qui sont composés en vers. Cela ne suffit pas à faire d'eux des poèmes. Ces textes n'imitent rien.
Pour qu'il y ait poésie, il faut qu'il y ait la conjonction d'un moyen (le mètre) et d'une activité mimétique.
Dans son ouvrage Fiction et diction (1991), Gérard Genette s'est inspiré de ce double critère pour définir la littérature: un critère formel (qui n'est plus nécessairement le vers pour la littérature moderne mais plus généralement le style, ou la diction) et un critère représentatif (la fiction).
Ici Aristote introduit un critère thématique [48a1] – qui est aussi social et moral. Tantôt la représentation représente des hommes nobles et tantôt des hommes bas. C'est sur cette différence même que repose la distinction de la tragédie et de la comédie: l'une veut représenter des personnages pires, l'autre des personnages meilleurs que les hommes actuels.
[48a16] De même, on rangera la parodie dans la représentation des personnages pires que nous.
Aristote envisage bien le cas où la représentation représente des êtres semblables à nous, ni pires, ni meilleurs, mais il n'en trouve d'exemple que dans la peinture. C'est significatif du fait qu'à son époque, il n'existe pas de genre réaliste. Mais sa classification laisse cette possibilité ouverte pour l'avenir.
Ici nous retrouvons la classification platonicienne modifiée par le principe mimétique et simplifiée. Aristote distingue dans l'art littéraire une représentation où l'auteur imite en restant lui-même, c'est-à-dire en racontant (comme au début de l'Iliade ) et une représentation où l'auteur imite en se faisant semblable à autrui (c'est-à-dire en faisant parler des personnages au style direct) comme dans la tragédie et la comédie.
Il faut remarquer pour finir que le but d'Aristote était moins de constituer une grille des genres que de définir la valeur de la tragédie comme mode supérieur de représentation, à l'aide d'un certain nombres de distinctions qui finissent par impliquer un système.
Mais dans les faits, toutes les grilles des genres à venir prendront position vis-à-vis du principe mimétique (comme étant général ou particulier à un genre) et reprendront un ou plusieurs des critères classificatoires qu'Aristote met en place: moyens, objets ou modes.
Lorsqu'on reconsidère les classifications génériques antiques, on ne peut manquer d'être frappé par l'absence de toute catégorie reconnaissant l'existence du champ de la poésie lyrique. Ce n'est pas dire que la poésie lyrique n'existe pas dans l'antiquité. Mais elle n'entre pas dans l'opposition duelle que propose Platon entre narration (diégésis) et imitation (mimésis), ne relevant ni de l'une – elle ne raconte pas –, ni de l'autre – elle n'est pas représentative. Elle se trouve pour la même raison exclue du système aristotélicien qui ne traite que d'arts imitatifs.
Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour voir s'installer une triade des genres qui aura un grand succès à l'âge romantique: celle des genres épique, dramatique et lyrique.
Comme le fait remarquer Genette (Introduction à l'architexte, 33), il n'y a que deux manières de faire entrer le lyrique dans le système des genres anciens. Ou bien en rattachant la poésie lyrique au principe général de l'imitation, ou bien en posant qu'un art littéraire non représentatif est digne de figurer dans le système des genres littéraires. Historiquement, ces deux solutions ont été successivement adoptées.
Dans son ouvrage, Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), l'abbé Batteux va se montrer plus aristotélicien qu'Aristote. Non seulement il maintient le principe imitatif, comme principe général de l'art littéraire, mais il l'étend à la poésie lyrique.
La question est évidemment de savoir ce que la poésie lyrique imite puisqu'il ne peut s'agir d'actions, ni même de paroles fictives comme celles des personnages du drame.
La réponse de Batteux est que le poète lyrique imite des sentiments: Les autres espèces de poésie ont pour objet principal les actions; la poésie lyrique est toute consacrée aux sentiments; c'est sa matière, son objet essentiel.
(cité par Genette, Introduction à l'architexte, 37).
Si effectivement, Corneille peut imiter les sentiments du Cid dans ses fameuses Stances, est-ce qu'un poète ne pourrait pas faire de même en s'exprimant à la première personne? La réflexion de Batteux pose de multiples problèmes concernant le statut du sujet lyrique, problèmes que je reprendrai dans le cours sur L'énonciation lyrique.
Pour le moment, je me contenterai de remarquer qu'à partir de Batteux la poésie lyrique, en opposition à l'épopée et au drame, va prendre la place du dithyrambe chez Platon (mais il faut se souvenir que c'était chez lui un genre défini par son mode narratif, celui de l'haplè diégésis, de la narration simple). Batteux définit plutôt la poésie lyrique par son objet (les sentiments).
Le romantisme allemand, pour sa part, va durablement installer la triade lyrique-épique-dramatique en la dégageant du principe imitatif.
Il se produit un autre changement important. Comme le fait remarquer Antoine Compagnon (La Notion de genre, septième leçon, p.1), le système classique des genres faisait des modes de l'énonciation des archétypes génériques et des universaux poétiques. Il se situait hors de l'histoire, dans une typologie abstraite et essentialiste. Avec le romantisme, on passe à des conceptions évolutionnistes et historiques des genres.
Il y aura de nombreuses variantes de la triade chez les romantiques allemands, notamment chez les frères Schlegel, mais elles posent toutes le genre dramatique comme la synthèse des deux autres, selon un schéma historique dialectique.
Ainsi selon Schelling (Philosophie de l'art, 1802-1805) l'art commence par la subjectivité lyrique, puis s'élève à l'objectivité épique et atteint enfin à la synthèse dramatique, interpénétration de la subjectivité et de l'objectivité. De même Hugo, dans la Préface de Cromwell (1827) envisage une vaste histoire anthropologico-poétique. Le lyrisme est l'expression des temps primitifs, où l'homme s'éveille dans un monde qui vient de naître
. L'épique est l'expression des temps antiques où tout s'arrête et se fixe. Et le drame est le propre des temps modernes marqués par le christianisme et la déchirure entre l'âme et le corps.
On remarquera que la triade romantique des genres est à la fois modale (elle implique des formes énonciatives) et thématique (elle distingue des contenus).
Il est intéressant de constater que cette triade nous est plus ou moins parvenue sous une forme réaménagée. Effectivement, sans que cela repose sur une théorisation quelconque, ni sur une valorisation d'un genre par rapport à un autre, nous avons tendance à opposer empiriquement trois macro-genres: roman, poésie et théâtre.
Le roman, pour nous, a pris la place de l'épopée. Il conserve d'elle l'alternance entre narration (diégésis) et dialogue (mimèsis).
Nous comprenons la poésie au sens de la poésie lyrique (excluant toute poésie narrative) et depuis la fin du XIXe siècle, la poésie lyrique n'est plus caractérisée par le mètre mais par la disposition sur la page et par le contenu thématique.
Le théâtre demeure depuis Platon un genre assez stable. Il n'est pas défini par son contenu mais par son mode énonciatif (le dialogue).
Cette grille, même si elle a pris pour nous une sorte d'évidence, mélange, on le voit, des critères hétérogènes.
Nous avons vu que les genres consistaient en des contraintes discursives de divers niveaux. Ces contraintes ont toutes un caractère typique, reconnaissable, qui nous permet d'identifier le type de discours auquel nous avons affaire et, si l'on peut dire, le genre de jeu qu'il joue.
Ceci est important car il n'existe pas de signaux discursifs propres à la littérature en général, mais seulement des signaux de genre.
On peut apprécier le rôle des genres dans une perspective qu'a développée le critique H.R.Jauss, en élaborant la notion d' horizon d'attente (Pour une esthétique de la réception, 1978). Le genre sert à modeler un horizon d'attente.
Jauss insiste sur le fait que lorsqu'une œuvre littéraire paraît, elle ne se présente jamais comme une nouveauté absolue : par tout un jeu d'annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception
(50). Dans ces caractéristiques figurent évidemment les normes du genre auquel appartient l'œuvre et les rapports implicites qu'elle entretient avec des œuvres figurant dans son contexte
Le genre nous fournit donc des éléments de reconnaissance du sens de l'œuvre et nous oriente dans son interprétation. Ainsi, nous abordons différemment le sens d'un énoncé selon qu'il se rencontre dans un conte de fées, un récit de voyage, un poème lyrique ou une parodie.
Mais le genre ne fournit pas seulement des critères de reconnaissance sans quoi le jeu littéraire serait purement répétitif. Or selon Jauss, il n'y a de valeur esthétique que dans l'écart entre l'horizon d'attente d'une œuvre et la façon dont l'œuvre bouleverse cet horizon d'attente. Le genre, c'est donc aussi le fond sur lequel se détache la nouveauté.
Par exemple dans Jacques le Fataliste, Diderot joue avec le schéma romanesque du roman de voyage. Au début de son récit, il fait intervenir un lecteur fictif qui exprime un certain nombre d'attentes, que le narrateur s'emploie à décevoir les unes après les autres au nom de la vérité de la vie. Il y a à la fois évocation des conventions romanesques et innovation. La nouveauté du récit apparaît dans ce rapport.
De même Villiers de l'Isle-Adam, avec ses Contes cruels renouvelle sensiblement les attentes liées au genre fantastique: l'étrangeté, dans ses contes, ne tient plus à l'intervention du surnaturel mais plutôt à la bizarrerie de comportement ou à l'attitude névrotique des personnages.
Remarquons aussi que c'est parfois le public et non l'auteur qui définit ou redéfinit le genre d'un texte, en lui imposant sa réception propre.
Par exemple, l'identification du genre des Mille et une nuits comme conte oriental ne peut être que l'effet d'une réception par ses lecteurs occidentaux. Dans l'esprit des ses auteurs orientaux, les Mille et une nuits ne comportent aucun caractère d'exotisme.
Plus net encore, dans son livre L'Invention de la littérature, Florence Dupont a montré de façon convaincante que la tradition moderne, depuis la Renaissance, a interprété comme une poésie lyrique d'expression personnelle, attribuée au poète mythique Anacréon, des recueils de formules rituelles d'adresse aux dieux, formules destinées à ouvrir la consommation de la première coupe de vin dans les banquets.
Dans une des nouvelles de ses Fictions, Borgès invente un cas intéressant de relativité générique. Il imagine qu'un romancier du XXe siècle, du nom de Pierre Ménard réécrit mot pour mot un chapitre du Don Quichotte de Cervantès – par une sorte d'extraordinaire coïncidence (et sans qu'il y ait eu ni imitation ni recopiage). Si un tel cas se produisait réellement, le Don Quichotte de Ménard n'appartiendrait plus au même genre que celui de Cervantès: au lieu d'être une parodie contemporaine des romans de chevalerie comme pour Cervantès, ce serait un roman historique au style archaïsant, reconstituant l'Espagne du temps de Lope de Vega.
On peut remarquer pour finir que la modernité littéraire, depuis les débuts du Romantisme tend à contester la notion de genre. On rêve d'un genre total qui englobe tous les autres. Pour les romantiques, ce sera la poésie.
On se souvient que Baudelaire présente ses Petits poèmes en prose (1869) comme la recherche d' une prose poétique musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience
.
Compagnon rappelle un propos de Mallarmé affirmant de son côté que toute la tentative contemporaine du lecteur est de faire aboutir le poème au roman, le roman au poème
.
Au XXe siècle, et dans la lignée de Barthes on a également vu s'effondrer les frontières entre essai critique et texte autobiographique (ainsi dans le Roland Barthes par Roland Barthes), autobiographie et fiction (comme dans W de Perec), commentaire et création originale (comme dans les essais de Maurice Blanchot).
Aussi véhément soit ce refus des genres, on remarquera avec Compagnon, que pour être perçue et comprise, cette transgression systématique des genres voulue par la modernité s'appuie encore sur l'identification des genres traditionnels. Sans cette identification préalable, la transgression ne serait même pas repérée et on n'aurait affaire qu'à une textualité indifférenciée.
Les genres demeurent donc la mesure de toute innovation littéraire.