Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Il faut insister sur la pluralité et l'hétérogénéité de la notion d'intimité, telle qu'elle apparaît dès les débuts du journal intime: l'intime ne se réduit pas à la seule affectivité. Au contraire, le journal agrège des notations d'une extrême diversité, qui illustrent toute la part stratifiée et complexe du moi. Si l'écriture journalière interdit, de par sa structure, toute synthèse a priori de soi, c'est bien sûr au profit d'un autre projet, celui d'obtenir une présence-à-soi
, d'accéder à l'expérience d'un mode de conscience de soi-même, solitaire et impartageable
[Éric Marty 1985, p.12].
Une page de journal intime peut consigner aussi bien la note de circonstance (relevé du temps qu'il fait, emploi du temps d'une journée), la note domestique (billets comptables, préoccupations d'intendance, etc.), des états d'âme ou des états du corps, que des réflexions littéraires ou philosophiques. Amiel pourra parler sans transition de ses lectures du jour, de ses activités professionnelles, de ses impressions amoureuses, de son estomac brouillé ou de ses inquiétudes métaphysiques. Cette déliaison est constitutive du genre. Prenons l'exemple d'une note du Journal de Roud, datée du 16 octobre 1939 – en début de guerre! – qui fait le bref relevé d'une journée ordinaire, dans ses ruptures de registre, dans ses mentions elliptiques, alternant la note de compte et la confidence, le fait personnel et le monde extérieur:
Lundi 16 octobre (1939)
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Pluie fine – Travaux
Vergers – Somnolence et tristesse d'après-midi (II, 47)
La ponctuation de l'anodin présente ici les symptômes d'une crise qui reste inexplorée, d'une impuissance à associer les pans hétérogènes d'une existence. Mais elle expose aussi, sous la forme élémentaire d'une épellation du quotidien, les fondements désappariés du journal, et sa vocation à articuler l'événement intime aux phénomènes du dehors.
Le récit de rêve, passage obligé du genre diariste, participe au premier chef de cette discontinuité de la vie intime. Le journal de Leiris y accorde une importance particulière sur un mode proche de la psychanalyse et en fait l'instrument d'une révélation sur soi: Rêvé que je couchais avec Josette Gris. Coït malheureusement interrompu par mon réveil. La scène se passait devant ma mère
(26 août 1929). Mais ses commentaires interprétatifs font du rêve autre chose qu'un événement purement intérieur. Ils soulignent toute l'influence exercée par le monde sur l'activité nocturne: Il semblerait aujourd'hui que mes rêves tendent à prendre une couleur existentialiste
(4 février 1946). Le journal fait donc toute la part d'une altérité à soi-même: il peut relever des actes manqués, des souvenirs en quête de signification, des comportements personnels absurdes, des fantasmes inavouables. Et paradoxalement, cette impersonnalité intérieure est peut-être l'intimité même. En la figurant, le discours diariste touche aux points aveugles qui structurent la subjectivité et qui l'articulent au monde.
Il faut donc avoir conscience du caractère non restrictif – non exclusivement sentimental – de l'intimité, ce qui amène d'ailleurs un Ph. Lejeune à parler de journal personnel
, et non de journal intime
. De nombreux journaux intimes n'ont rien d'intime au sens d'un vécu émotionnel. Le Journal d'Usine (1934-1935) d'une Simone Weil employée comme fraiseuse aux Usines Renault ne privilégie pas un discours d'ordre affectif, mais bien plutôt une conscience politique: c'est un carnet de route existentiel et engagé, témoignant de la réalité concrète de la condition ouvrière. Ce n'est donc pas l'effusion d'une sensibilité qui définit le journal intime: c'est l'écriture journalière d'un moi complexe qui le constitue, dans ses aspects multiformes (mentaux, affectifs, corporels, sociaux, ...) et dans sa contingence.
Mais il est significatif que cette intimité hétérogène soit ressaisie par le diariste en vue d'une cause susceptible d'assembler ces instances discontinues de la personnalité: l'égotisme philosophique d'une substance du moi
chez Maine de Biran, le vécu existentiel et politique chez S. Weil, ou encore, la constitution d'un être poétique
chez Gustave Roud, capable de faire advenir l'œuvre lyrique.
Edition: Ambroise Barras, 2005