Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

  1. Une littérarité problématique
    1. L'acte de la publication
    2. Entre document biographique, témoignage culturel et texte littéraire: un genre impur
  2. Un genre en question
    1. La critique structuraliste
    2. Journal vs œuvre: la critique de Maurice Blanchot
    3. L'anti-journal de Roland Barthes
    4. Pour une écriture de l'intimité
  3. L'histoire d'un genre
    1. L'introspection spirituelle
    2. Journal, mémoires et chronique: la règle des genres
    3. Rousseau et la climatologie du moi
    4. Une mutation culturelle: l'avènement de la personne privée à la fin du XVIIIème s.
    5. Les paradoxes de la première personne dans le monde de la Révolution
    6. Une difficulté d'être, une pathologie de la parole publique
    7. Autoscopies: le journal philosophique ou la naissance du genre diariste moderne
  4. Les propriétés du genre
    1. Une intimité discontinue
    2. Essais de définition générique
    3. Une écriture de l'immédiat
    4. La construction d'une continuité diariste
    5. Le journal, fétiche du moi
    6. La mort, gage de l'authenticité diariste
    7. Un substitut de l'identité personnelle, un substitut du Livre
    8. Dialogisme de l'écriture diariste
    9. Auto-destination, auto-altération

I. Une littérarité problématique

Lequel d'entre nous, un tant soit peu intéressé par la littérature, n'a tenu un journal intime? Dans Cher Cahier, Philippe Lejeune [1989] pose la rédaction du journal intime comme un véritable phénomène de société. Cette pratique littéraire serait ainsi une construction culturelle, caractéristique de notre modernité. En effet, le genre du journal intime est récent, puisqu'il naît au tournant des XVIIIème et XIXème siècles. Aujourd'hui, il représente certainement l'une des formes les plus communes de l'écriture, sans être nécessairement accompagnée d'une ambition littéraire ou d'une perspective de publication.

Il s'agit donc d'un genre dont le statut de littérarité est problématique; autant pour l'auteur lui-même, souvent très critique sur la valeur, la légitimité de son activité, que pour les lecteurs. Qu'est-ce qui fait qu'un journal intime, écrit au jour le jour, peut accéder au statut d'œuvre littéraire? Qu'est-ce qui le constitue comme tel? Une décision de l'auteur lui-même, de son vivant? C'est le cas d'André Gide, faisant paraître plusieurs états de son journal intime, expurgé ou non de ses aspects les plus confidentiels. Mais le plus souvent, la publication reste posthume: Henri-Frédéric Amiel, écrivain genevois du XIXème s., fait de son gigantesque journal intime son œuvre unique, entretenue dans la perspective d'une parution posthume. C'est donc sa mort qui est appelée à clore l'ouvrage et à le constituer en livre.

D'autres auteurs diaristes (tiré du latin dies: le jour, diarius) ne prévoient aucune disposition testamentaire particulière. Par exemple, le poète romand Gustave Roud a désigné son ami Philippe Jaccottet comme exécuteur testamentaire, sans lui préciser l'existence d'un journal. Ce n'est qu'après sa mort que Jaccottet a découvert les carnets et a décidé d'en autoriser la publication partielle en 1982. Une nouvelle version intégrale du Journal de Roud est parue en 2004, augmentée de nombreux inédits. Elle contribue au paradoxe de la littérarité, puisque les ajouts sont souvent constitués de simples billets de promenade griffonnés sur le vif et sur le motif. Le Journal de Roud devient ainsi un nouveau modèle du genre, élargissant le statut du texte littéraire et le redéfinissant comme un objet expérientiel, même s'il s'agit d'une œuvre posthume, jamais revendiquée par son auteur. Ce sont ces difficultés constitutives du genre – entre la littérature et son envers, entre la dispersion des notations périodiques et la configuration d'une œuvre – que je propose d'observer ici.

I.1. L'acte de la publication

Qui décide de la publication des journaux intimes? Alain Girard [1986] montre qu'en France, ce n'est qu'à partir des années 1860 que le diariste se publie lui-même (Barbey d'Aurevilly en 1858). Chateaubriand fait paraître un Recueil de pensées de Joubert en 1838, mais sans en mentionner les dates, ce qui n'en fait pas vraiment un journal. Entre 1850 et 1860, les cahiers de Benjamin Constant (1852) et de Maine de Biran (1857), rédigés à la fin du XVIIIème s. ou au début du XIXème siècle, accèdent à une publication posthume. Mais le véritable avènement éditorial du journal intime se produit dans les années 1880, avec la publication du Journal des Goncourt en 1887 (journal assez peu intime en réalité, qui traite plus de la vie littéraire que de la personne privée). Ce temps de latence historique constitue donc une genèse éditoriale du genre, où la première personne diariste se pratique mais ne peut s'assumer publiquement comme un objet littéraire – ou demeure en-deçà du seuil de ce qui est culturellement considéré comme de la littérature (du moins dans l'espace littéraire français).

Cependant, cette difficulté est constitutive du genre. Souvent la tâche de la publication, et donc de la sélection qui visera à assurer la littérarité du texte, est déléguée par l'intimiste à un proche, à un exécuteur testamentaire: mais c'est reporter sur une figure de l'Autre la décision d'attribuer un statut littéraire à ce qui est souvent considéré, par les diaristes eux-mêmes, comme un griffonnage, un ensemble de brouillons, ou encore, comme un fatras de notes insignifiantes (Amiel). Par ailleurs, les critères de sélection, voire de censure ne relèvent pas nécessairement de questions de poétique (révélations compromettantes, etc.).

Dès le XXème s., le recours des diaristes à la publication est plus général: c'est alors que la distinction d'une littérarité devient la plus problématique. On trouve aujourd'hui des journaux de campagne politique, des journaux intimes présentant les progrès d'une maladie, etc. Le journal moderne ou contemporain manifeste une mise à nu croissante de l'intimité du sujet, parfois la plus éprouvante ou la plus honteuse: ainsi Michel Leiris consigne-t-il avec une précision quasi clinique ses difficultés d'impuissance conjugale dans son Journal – dont il faut signaler toutefois qu'il n'a prévu la parution qu'à sa mort, réservant au public, par le biais de son exécuteur testamentaire, la surprenante révélation d'un secret de famille. Les stratégies éditoriales des diaristes sont donc complexes.

I.2. Entre document biographique, témoignage culturel et texte littéraire: un genre impur

Quels sont les critères qui vont légitimer la publication posthume d'un journal intime? On publie souvent des journaux d'écrivains, qui apportent un éclairage biographique, des indications utiles sur la poétique de l'auteur, de même qu'une documentation génétique, car ils mettent au jour le travail d'élaboration des œuvres publiées et contiennent souvent des avant-textes (projets, esquisses, etc.).

Le journal peut aussi être considéré comme un témoignage historique et sociologique, ce qui a longtemps été le cas du journal intime de Lucile Desmoulins, l'épouse du révolutionnaire Camille Desmoulins, avant que la critique littéraire ne s'y intéresse de plus près (avec l'édition effectuée par Philippe Lejeune en 1995).

On peut cependant considérer le journal intime comme un cas de poétique à part entière; comme une forme singulière, fondamentalement ambiguë et incertaine quant à sa littérarité même, ainsi que l'indiquent les hésitations terminologiques pour désigner le genre diariste: journal, carnets, cahiers, feuillets, notes, réflexions, etc.

II. Un genre en question

II.1. La critique structuraliste

Il faut dire que le genre du journal intime est tombé, dans la seconde moitié du XXème siècle, dans un certain discrédit, et que sa renaissance dans la critique est récente: elle ne date que de quelques décennies. En effet, l'émergence du structuralisme, dans les années 1960-1970, qui invoque la mort de l'auteur (Barthes), ne pouvait que s'y opposer et en contester le bien-fondé. Le mouvement théorique et critique du structuralisme postule un fonctionnement autonome du texte, dans ses structures formelles, indépendamment d'un sujet (surtout biographique) et d'une contingence historique. La forme diariste, toute soumise à la fluctuation du quotidien et aux inflexions intérieures du moi, ne peut en constituer que l'antithèse.

II.2. Journal vs œuvre littéraire: la critique de Maurice Blanchot

Ce réexamen critique du journal intime, l'auteur, essayiste et critique Maurice Blanchot, dont l'influence a été très grande sur la pensée littéraire du XXème s., l'a anticipé dans L'espace littéraire. Il y interprète la pratique du journal intime comme le signe d'une réticence de la part d'un auteur, travaillant par ailleurs à une œuvre littéraire, à se dessaisir de lui-même. Car l'œuvre est impersonnelle, au contraire du journal intime attaché au moi:

Il est peut-être frappant qu'à partir du moment où l'œuvre devient recherche de l'art, devient littérature, l'écrivain éprouve toujours davantage le besoin de garder un rapport avec soi. C'est qu'il éprouve une extrême répugnance à se dessaisir de lui-même au profit de cette puissance neutre, sans forme et sans destin, qui est derrière tout ce qui s'écrit, répugnance et appréhension que révèle le souci, propre à tant d'auteurs, de rédiger ce qu'ils appellent leur Journal.

Maurice Blanchot, Recours au journal, L'espace littéraire, 1955, p.24

La pratique du journal intime permettrait ainsi à un écrivain de se raccrocher à un rapport à soi, à un destin personnel, que l'exigence de l'œuvre littéraire mettrait en question et viendrait menacer. Mais c'est dénier précisément au journal intime la qualité d'œuvre littéraire.

Dans Le Livre à venir, Blanchot revient sur ce point dans un chapitre intitulé Le journal intime et le récit. Il y établit une série d'oppositions, entre l'œuvre, l'être neutre que celle-ci produit d'une part; et l'homme, l'homme de la vie quotidienne, qui tient un journal intime d'autre part. Si le journal est l'écriture de l'homme de tous les jours, l'œuvre littéraire, elle, implique un égarement de soi, requérant du sujet qu'il consente à l'impersonnalité du neutre:

Il semble que doivent rester incommunicables l'expérience propre de l'œuvre, la vision par laquelle elle commence, l'espèce d'égarement qu'elle provoque, et les rapports insolites qu'elle établit entre l'homme que nous pouvons rencontrer chaque jour et qui précisément tient journal de lui-même et cet être que nous voyons se lever derrière chaque grande œuvre, de cette œuvre et pour l'écrire.

Maurice Blanchot, Le journal intime et le récit, Le livre à venir, 1959, p.229

Entre le moi journalier, celui du diariste, et l'être impersonnel que l'œuvre fait advenir, le hiatus est fondateur. Mais il n'est pas certain que le journal interdise sa propre constitution en une œuvre, et qu'il ne permette pas l'émergence de cet être impersonnel qui est celui de l'œuvre; bien au contraire, c'est précisément un autre moi, un moi impersonnel d'une certaine manière que le journal fait exister, par-delà le sujet biographique qui cherche à se figurer dans l'écriture journalière.

II.3. L'anti-journal de Roland Barthes

Roland Barthes est sans doute l'adversaire le plus virulent de la forme diariste, et plus généralement de l'écriture de l'intimité au quotidien:

Le journal (autobiographique) est cependant aujourd'hui discrédité. Chassé-croisé: au XVIème s., où l'on commençait à en écrire, sans répugnance, on appelait ça un diaire: diarrhée et glaire.

Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p.91

Pourtant, Roland Barthes se livre lui-même à une forme d'écriture de soi, notamment dans l'essai autographique d'où est tirée cette citation (Roland Barthes par Roland Barthes). Il s'essaie même au genre du journal intime, dans un article qu'il intitule Délibération et qu'il fait paraître dans la revue d'avant-garde Tel Quel en 1979. Gérard Genette [1981] parlera à ce propos d'un anti-journal. En effet, cette délibération met en œuvre un chassé-croisé de notations personnelles, relevant de la confidence diariste, et de réflexions critiques sur cette pratique littéraire même. En réalité, il s'agit d'un phénomène constitutif et récurrent de l'écriture intime, comme si le fait de s'adonner à l'instrospection impliquait un mouvement réflexif du journal sur lui-même, un mouvement réflexif et souvent négatif. Il n'y a pas de journal intime sans anti-journal, sans examen de ses visées et de ses défaillances: Le journal ne peut atteindre au Livre (à l'œuvre), dit Barthes, reprenant la critique de Maurice Blanchot sur l'impuissance du journal à se constituer en une œuvre littéraire.

Barthes renvoie lui-même cette écriture intimiste à un principe de plaisir, à une séduction de l'immédiateté qui serait aux antipodes des exigences de l'œuvre:

Lorsque j'écris la note (quotidienne), j'éprouve un certain plaisir: c'est simple, facile. Pas la peine de souffrir pour trouver quoi dire.

Roland Barthes, Délibération (1979), Le bruissement de la langue, 1984

Il faut donc relever ce double mouvement de l'écriture diariste: d'une part, une facilité de l'épanchement, un plaisir de l'effusion, que Barthes n'est pas sans comparer à une forme d'excrétion du sujet (diarrhée et glaire); d'autre part, une délibération critique du sujet sur lui-même, et du journal sur son propre statut littéraire.

II.4. Pour une écriture de l'intimité

Plus récemment, la critique littéraire a réévalué cette condamnation de l'écriture intimiste et a théoriquement reformulé la notion d'auteur qui lui est liée. L'écriture du moi a connu alors un essor considérable, dès la fin des années 1970, qu'il s'agisse de l'autobiographie ou des diverses formes de la figuration de soi, comme en témoigne le travail intinterrompu et multiple de Philippe Lejeune sur ce sujet. Relevons toutefois que le genre de l'autobiographie est lui-même situé aux antipodes du journal intime: l'autobiographie représente une tentative d'auto-engendrement, visant à saisir le moi sous l'angle narratif d'une histoire, dans la linéarité rétrospective d'un récit, tandis que le diariste, lui, se livre à une parole de l'immédiateté, qui se voit souvent rapprochée du discours de l'analysant en psychanalyse, dans ses lapsus, ses biffures, dans sa régularité et ses interruptions.

III. L'histoire d'un genre

III.1. L'introspection spirituelle

Le terme d' intime a une histoire en littérature: Saint Augustin y recourt dans ses Confessions, qui ne sont pas un journal au sens où il ne s'agit pas d'une écriture journalière, mais qui se livrent à une investigation du for intérieur. L'instrospection spirituelle constitue l'ancêtre du journal intime; il s'agit d'une quête de Dieu, effectuée au fil des jours, et qui conduit à un examen de conscience au plus profond de soi-même:

Je te cherchais à l'extérieur de moi-même, mais toi tu étais plus intérieur à moi que ce que j'ai de plus intérieur (tu autem eras interior intimo meo).

Saint Augustin, Confessions, III, 1

L'adjectif intime, intimus (le plus intérieur), est donc en latin le superlatif d'intus, intérieur, tandis que l'adjectif interior en est le comparatif (plus intérieur). Ainsi, s'orienter vers le divin, c'est considérer ce qu'il y a de plus enfoui dans la personnalité. Ce mode d'enquête spirituelle menée sur sa propre intériorité deviendra l'une des pièces importantes du dispositif de la direction de conscience, de l'auto-surveillance et de l'amélioration de soi dans le domaine moral et religieux (c'est le diaire dont parle Roland Barthes: le journal d'une foi religieuse). Examen de conscience, règlement de sa propre vie, auto-amendement et quête de la volonté divine, telles seront les visées explicites des Exercices spirituels d'Ignace de Loyola (1548), qui proposent une méthode de progression de l'âme par la méditation mystique. Ces fonctions de l'écriture introspective vont trouver une pertinence particulière dans les mouvements protestants, qui appellent à une expérience spirituelle de la personne individuelle. Gusdorf [1990] souligne ainsi l'importance que prend le piétisme au XVIIIème s. dans le développement du journal intime, structurant une vie intérieure de la foi selon une véritable mystique du cœur. Lavater, fondateur du genre diariste avec son Geheimes Tagebuch en 1771, comme on le verra, s'inscrit en tant que pasteur et théologien dans ce mouvement piétiste.

III.2. Journal, mémoires et chronique: la règles des genres

Le journal se laïcise progressivement au cours de la Renaissance. En se sécularisant, le cadre diariste se met alors au service d'une observation historique et sociale, qui le rapproche de genres littéraires voisins: les mémoires, constituant le récit rétrospectif d'une existence envisagée sous son angle historique, c'est-à-dire non personnel; et la chronique, journal extérieur, impersonnel, ou compte-rendu journalier d'une époque. Les premiers journaux apparus dès la Renaissance ne sont pas attachés à la personnalité intime, même s'ils notent des faits au jour le jour. Ainsi, le Journal d'un bourgeois de Paris, anonyme du XVème s., le Journal de Pierre de l'Estoile au XVIème s., ou encore le Journal de Samuel Pepys au XVIIème s., œuvre d'un bourgeois anglais, constituent certes des journaux, représentatifs d'un état social et d'une époque. Ils peuvent figurer l'existence quotidienne d'un individu, même insignifiant comme l'est un simple bourgeois, et même dans ses aspects les plus triviaux, mais ils ne portent pas sur son intériorité. Ils présentent une forme journalière, sans l'intimité d'un sujet. Ce n'est qu'à la fin du XVIIIème s. que ces deux aspects vont converger, pour donner naissance au journal intime.

III.3. Rousseau et la climatologie du moi

L'écriture de soi, destinée à figurer le fait intime, s'est elle-même développée dès la Renaissance, sous des formes nouvelles – des Essais de Montaigne aux Confessions de Rousseau – mais sans s'incrire dans une structure diariste à proprement parler. L'œuvre de Rousseau constitue néanmoins une innovation importante, ménageant le site d'une parole personnelle encore inédite. Les Confessions reprennent explicitement, dans une perspective profane et individuelle, l'entreprise spirituelle de Saint Augustin.

Mais ce sont les Rêveries du promeneur solitaire qui mettent véritablement en œuvre une parole de l'intimité, une parole qui serait devenue autotélique, étant donné l'isolement social et moral du sujet: Tout est fini pour moi sur la terre (1ère Promenade). Ce repli, ou cette expulsion hors du monde sont précisément ce qui suscite une démarche introspective: Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même? Voilà ce qui me reste à chercher. Il s'agit de se définir, non plus dans une reconstruction autobiographique, mais au présent de l'écriture, dans une discontinuité périodique. Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries. Si Rousseau parle d'un journal, les Rêveries n'adoptent pas pour autant une forme diariste: non datées, les promenades ont des statuts divers (récit, essai, etc.). Mais c'est cette hétérogénéité de l'ensemble, présentée dans sa correspondance aux mouvements de la sensibilité, qui est constitutive du discours intime. Rousseau invente ici une véritable climatologie du moi:

J'appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps répétées me pourraient fournir des résultats aussi sûrs que [ceux des physiciens]. Mais je n'étends pas jusque-là mon entreprise.

Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, Première promenade, 1782 – publ. posthume

Ce baromètre de l'âme, ou d'une manière générale la météorologie du moi, serviront de métaphore majeure pour qualifier l'entreprise du journal intime, dans tous ses paradoxes puisque l'intériorité y apparaît soumise aux inflexions du jour et s'y livre dans son impermanence, dans sa réceptivité aux circonstances. Pierre Pachet [1990] reprendra l'expression de Rousseau dans l'essai qu'il consacre au genre diariste, en se fondant précisément sur cette extériorité et cette inconsistance de la vie intime.

Ainsi, même s'il est inscrit dans l'Histoire et même s'il joue un rôle historique, le je des Confessions ou des Rêveries se fonde lui-même en tant que sujet et objet du discours littéraire, dans sa personnalité intime. Il invente une parole de soi, et une présence à soi dans l'écriture, dans leur autonomie, dans leur réflexivité – mais sans leur donner cependant la forme diariste.

III.4. Une mutation culturelle: l'avènement de la personne privée à la fin du XVIIIème s.

L'émergence d'une individualité qui n'est ni spirituelle, ni historique, d'une individualité qui vaut pour son propre compte, est caractéristique de l'évolution du XVIIIème siècle et s'inscrit dans une culture moderne. Le siècle des Lumières voit en effet, avec l'essor de la bourgeoisie, l'avènement du droit à la propriété et de la notion de vie privée, de même que la pleine revendication des droits de l'individu, dont la Déclaration des Droits de l'Homme constitue le manifeste révolutionnaire.

Comme l'a remarqué Alain Corbin [1987], participant au recueil collectif Histoire de la vie privée, l'apparition du journal intime à la fin du XVIIIème siècle est liée à un esprit bourgeois. Elle serait orientée par une perspective économique visant à comptabiliser une existence, à promouvoir une singularité, indépendamment des autorités religieuses et politiques. Le journal procède à l'économie de soi. Il est une forme de bilan intime, un décompte des expériences qu'il s'agit de recueillir, de ne pas abandonner à la dispersion du quotidien et de l'oubli. Il y a là toute une fonction conservatoire, que l'on verra particulièrement déployée chez Amiel: le diariste est hanté par une crainte du gaspillage, de la perte. Il veut se conserver dans le secret de son intimité, retenir les moments les plus furtifs et parfois les plus futiles de son existence, ceux qui sont voués à l'éphémère et à l'oubli. Les sauver pour mémoire, comme l'écrit Gustave Roud.

Le journal vise donc un emploi du temps, il fait la somme des expériences quotidiennes, même les plus anodines, il fait l'épargne de soi. Cette perspective économique n'est pas seulement rétrospective, elle pourra être aussi prospective et permettre une projection du sujet dans l'avenir, une invention programmatique de soi, au jour le jour. La pratique du journal intime sera d'ailleurs récupérée dans un esprit bourgeois au XIXème siècle, particulièrement pour les jeunes filles auxquelles il est conseillé dans une perspective éducative, ce qui montre bien l'association de ce genre littéraire à une construction idéologique, que l'on pourrait appeler une économie de l'individu.

Mais on voit qu'au-delà de cet aspect lié à l'instauration socio-économique de l'individu dans la société post-révolutionnaire, le journal joue un rôle central dans le développement de la sensibilité subjective et dans la fondation d'une identité. Sur le plan esthétique, il représente une tentative de faire exister un moi, de l'aménager dans un contexte social et historique, dont il constitue souvent le négatif privé, le versant secret et personnel.

III.5. Les paradoxes de la première personne dans le monde révolutionnaire

L'irruption même de la Révolution joue un rôle décisif dans l'apparition du journal intime: cette rupture historique violente, novatrice mais aussi traumatique, provoque en littérature un repli sur l'intériorité, une interrogation personnelle quant à la résonance des événements sur l'affectivité. C'est l'âge du roman sensible, de l'idylle sentimentale, c'est aussi l'avènement du roman personnel, même si la première personne tarde à assumer pleinement l'énonciation narrative (René de Chateaubriand, Obermann de Senancour, Adolphe de Benjamin Constant: autant de récits personnels fictifs, introduits par des personnages tiers). Le moi se trouve alors en porte-à-faux vis-à-vis de l'Histoire, il se découvre en quelque sorte négativement, dans son impropriété vis-à-vis des événements, dans son inadéquation fondamentale avec le monde.

Le journal intime trouve son essor dans cet écart, comme le montre le fameux document de Lucile Desmoulins (l'épouse du député de la Convention Camille Desmoulins, qui périra guillotinée comme lui): ce qui n'est au début qu'un journal de jeune fille, pour reprendre l'expression de Philippe Lejeune, devient un contrepoint personnel, subjectif et affectif, aux ébranlements majeurs de l'Histoire. Ce journal, qui n'a pas de prétention littéraire particulière, conjugue des considérations tout à fait insignifiantes (l'intendance domestique), un compte-rendu souvent très immédiat des événements privés (les préoccupations d'une maternité) et des propos sur l'actualité révolutionnaire, dans toute leur violence dramatique.

Ce qui frappe à cette lecture, c'est précisément la discontinuité des notations, tantôt personnelles, tantôt historiques. Elles témoignent de toute l'hétérogénéité de la vie intime (entre ses aspects corporels, affectifs, sociaux) et de son inscription problématique, parfois euphorique, parfois discordante, dans le monde, ici incarné par la figure de l'époux et homme politique:

samedi 28 juillet 1792: voilà 3 semaines que je n'ai écrit j'ai passé 5 jours là-bas sans voir C. il a fait un discours superbe (barré) à la commune et qui fait beaucoup de bruit. Mon petit se porte bien. J'ai une grande douleur dans le sein.

22 janvier 1793: C'est aujourd'hui que l'on fait mourir Capet. Tout s'est passé avec une tranquillité parfaite. La Roulette a dîné avec nous. F. nous a envoyé du chevreuil. Nous avons passé la soirée chez Roulette.

Lucile Desmoulins, Journal, 1788-1793, texte établi et présenté par Philippe Lejeune,1995

La note signalant la mise à mort du roi Louis XVI est encadrée, sans solution de continuité, par des propos anecdotiques relevant de la vie domestique ou conjugale...

III.6. Une difficulté d'être, une pathologie de la parole publique

Chez Benjamin Constant, l'un des fondateurs du genre du journal intime, le rapport entre l'ère post-révolutionnaire et la rédaction du journal intime est évident: l'instauration de l'Empire entraîne son exil politique et son abandon de la Tribune politique. À défaut d'une parole publique, c'est une parole privée, une parole du salon et du boudoir préoccupée des incertitudes du cœur et de l'impuissance sociale que l'auteur va mettre en œuvre. Dès son retour en France et aux affaires de la nation lors de la Restauration, il cessera non seulement toute pratique du journal intime, mais aussi toute activité littéraire, autre qu'une vaste réflexion théologique. Ainsi l'exercice du journal intime est-il lié tant à une difficulté d'être personnelle qu'à une pathologie de la parole publique, l'individu se trouvant dans une situation de dyschronie vis-à-vis de l'Histoire.

C'est en opposition avec les événements du dehors que se déploie le discours intime, comme le dit Éric Marty dans L'écriture du jour: le journal pose une modalité de conscience de soi qui est contradictoire avec le Monde (1985, p.17). Le cas de Maine de Biran, philosophe et homme politique français, en constitue sans doute le meilleur exemple. C'est l'un des premiers diaristes modernes, qui entreprend son œuvre intime lors de la Révolution française et qui dit de ses agendas: c'est mon petit monde intérieur, un asile sûr contre les maux et les troubles du dehors (Agenda, 1815, p.127). Le bouleversement révolutionnaire libère chez lui un discours de l'intimité, dans toute sa gratuité, son insignifiance et ses possibilités spéculatives. Le journal invente ainsi le moi sous les espèces de la circonstance, à l'ombre de l'Histoire:

Ce qui donne lieu à ces réflexions, c'est l'état où je me trouve ce soir, 29 pluviôse. J'ai soupé par extraordinaire et bu quelques verres de vin pur; je suis seul, et je suis livré à la rêverie. Dire toutes les idées qui me sont venues comme par inspiration, c'est impossible.

Notes 1794 ou 1795, p.18

Vingt ans plus tard, au moment de la Restauration, sa participation aux affaires publiques suscite au contraire le sentiment d'être désheuré, d'être limité dans sa propre intériorité, comme si les instances de l'intime et du mondain s'excluaient:

J'ai été singulièrement distrait, désœuvré et désheuré pendant le cours de ce mois. L'arrivée successive des nouveaux membres de la Chambre m'a imposé le devoir d'entretenir une multitude de relations toutes nouvelles.

Agenda 1815, p.126

Historiquement, le journal intime s'est constitué de ce déséquilibre entre l'intimité individuelle et les événements du monde, de ce vide central où le moi ne se fonde que dans une conscience de l'éphémère et dans sa propre incapacité à avoir prise sur le réel. À cet égard, il n'est pas étonnant que ce soit également une parole féminine qui prenne son essor dans le genre diariste, car ce sont précisément les voix silencieuses de l'histoire (pour reprendre l'expression de Michelle Perrot [1998]), celles qui ne sont pas des actrices politiques, qui peuvent y trouver un exutoire expressif. La conscience d'un désœuvrement du sujet, de son impuissance historique et personnelle, sont au principe de la naissance du journal intime.

III.7. Autoscopies: le journal philosophique ou la naissance du genre diariste moderne

Cette quête égotiste du moi est étroitement associée à des ambitions philosophiques et anthropologiques. En 1771 paraît à Leipzig, en Allemagne, un ouvrage intitulé Geheimes Tagebuch, de Lavater, lequel dira avoir été dépouillé de son manuscrit, destiné à rester secret et inintelligible à tout autre, et procédera en 1773 à une nouvelle édition augmentée de l'ouvrage. Le titre sera traduit en français: Journal intime d'un observateur de soi-même (1843). Avec cette publication, décidée par l'auteur lui-même et faite de son vivant, s'instaure une appellation générique: c'est l'acte de naissance du journal intime, qui va, chez Lavater, conjoindre l'écriture de la sensibilité avec l' observation de soi-même, chrétienne et philosophique. Il s'agit de traiter une alliance avec soi, d'ouvrir les profondeurs de son propre cœur, au point d'épouser l'omniscience du point de vue de Dieu sur sa propre intériorité:

Je m'engage à noter tout ce que j'observerai dans le cours de mes sentiments, tous les artifices secrets de mes passions, tout ce qui aura une influence particulière sur la formation de mon caractère moral, avec autant de sincérité et d'exactitude, que si Dieu lui-même devait lire mon journal.

Lavater, p.2-3

Cette autoscopie vise un examen moral et un amendement personnel, mais aussi une connaissance de soi, en vue d'une plus grande vérité intime. Elle constitue le versant intérieur et spirituel des recherches que Lavater mène sur la physiognomonie, dans les mêmes années 1770, qui vont dans le sens d'une nouvelle science des hommes fondée sur l'observation corporelle.

Deux décennies plus tard, Maine de Biran vise lui aussi une connaissance philosophique, qui dépasse le moi individuel et qui vaille pour l'homme. Plus exactement, la note intime est le lieu d'élaboration d' un état où l'homme jouirait du sentiment du moi dans toute sa plénitude (Carnet 1822, p.187). À partir du constat de mobilité de l'être intérieur (ma manière d'être, de sentir, n'a jamais été fixe), Maine de Biran tend à forger une substance du moi, associant la rédaction journalière la plus anecdotique (celle des agendas) à la mise en place scientifique d'une nouvelle psychologie, de type idéaliste. L'écriture diariste y est pour lui l'instance d'une connaissance, et cette valeur épistémologique est souvent la justification première que se donne le diariste moderne dans sa pratique d'un discours de soi. C'est un cadre pragmatique qui rend acceptable une écriture de l'intimité.

IV. Les propriétés du genre

IV.1. Une intimité discontinue

Il faut insister sur la pluralité et l'hétérogénéité de la notion d'intimité, telle qu'elle apparaît dès les débuts du journal intime: l'intime ne se réduit pas à la seule affectivité. Au contraire, le journal agrège des notations d'une extrême diversité, qui illustrent toute la part stratifiée et complexe du moi. Si l'écriture journalière interdit, de par sa structure, toute synthèse a priori de soi, c'est bien sûr au profit d'un autre projet, celui d'obtenir une présence-à-soi, d'accéder à l'expérience d'un mode de conscience de soi-même, solitaire et impartageable [Éric Marty 1985, p.12].

Une page de journal intime peut consigner aussi bien la note de circonstance (relevé du temps qu'il fait, emploi du temps d'une journée), la note domestique (billets comptables, préoccupations d'intendance, etc.), des états d'âme ou des états du corps, que des réflexions littéraires ou philosophiques. Amiel pourra parler sans transition de ses lectures du jour, de ses activités professionnelles, de ses impressions amoureuses, de son estomac brouillé ou de ses inquiétudes métaphysiques. Cette déliaison est constitutive du genre. Prenons l'exemple d'une note du Journal de Roud, datée du 16 octobre 1939 – en début de guerre! – qui fait le bref relevé d'une journée ordinaire, dans ses ruptures de registre, dans ses mentions elliptiques, alternant la note de compte et la confidence, le fait personnel et le monde extérieur:

Lundi 16 octobre (1939)
Produits photo à rembourser 7.40
Pluie fine – Travaux
Vergers – Somnolence et tristesse d'après-midi (II, 47)

La ponctuation de l'anodin présente ici les symptômes d'une crise qui reste inexplorée, d'une impuissance à associer les pans hétérogènes d'une existence. Mais elle expose aussi, sous la forme élémentaire d'une épellation du quotidien, les fondements désappariés du journal, et sa vocation à articuler l'événement intime aux phénomènes du dehors.

Le récit de rêve, passage obligé du genre diariste, participe au premier chef de cette discontinuité de la vie intime. Le journal de Leiris y accorde une importance particulière sur un mode proche de la psychanalyse et en fait l'instrument d'une révélation sur soi: Rêvé que je couchais avec Josette Gris. Coït malheureusement interrompu par mon réveil. La scène se passait devant ma mère (26 août 1929). Mais ses commentaires interprétatifs font du rêve autre chose qu'un événement purement intérieur. Ils soulignent toute l'influence exercée par le monde sur l'activité nocturne: Il semblerait aujourd'hui que mes rêves tendent à prendre une couleur existentialiste (4 février 1946). Le journal fait donc toute la part d'une altérité à soi-même: il peut relever des actes manqués, des souvenirs en quête de signification, des comportements personnels absurdes, des fantasmes inavouables. Et paradoxalement, cette impersonnalité intérieure est peut-être l'intimité même. En la figurant, le discours diariste touche aux points aveugles qui structurent la subjectivité et qui l'articulent au monde.

Il faut donc avoir conscience du caractère non restrictif – non exclusivement sentimental – de l'intimité, ce qui amène d'ailleurs un Ph. Lejeune à parler de journal personnel, et non de journal intime. De nombreux journaux intimes n'ont rien d'intime au sens d'un vécu émotionnel. Le Journal d'Usine (1934-1935) d'une Simone Weil employée comme fraiseuse aux Usines Renault ne privilégie pas un discours d'ordre affectif, mais bien plutôt une conscience politique: c'est un carnet de route existentiel et engagé, témoignant de la réalité concrète de la condition ouvrière. Ce n'est donc pas l'effusion d'une sensibilité qui définit le journal intime: c'est l'écriture journalière d'un moi complexe qui le constitue, dans ses aspects multiformes (mentaux, affectifs, corporels, sociaux, ...) et dans sa contingence.

Mais il est significatif que cette intimité hétérogène soit ressaisie par le diariste en vue d'une cause susceptible d'assembler ces instances discontinues de la personnalité: l'égotisme philosophique d'une substance du moi chez Maine de Biran, le vécu existentiel et politique chez S. Weil, ou encore, la constitution d'un être poétique chez Gustave Roud, capable de faire advenir l'œuvre lyrique.

IV.2. Essais de définition générique

Pierre Pachet propose la définition suivante du genre: Un journal intime est un écrit dans lequel quelqu'un manifeste un souci quotidien de son âme, considère que le salut ou l'amélioration de son âme se fait au jour le jour, est soumis à la succession, à la répétition des jours, source de permanence et de variation [1990, p.13].

De même, Jean Rousset [1986], l'un des grands critiques du journal intime, insiste sur l'assujettissement au calendrier qu'implique le recours au genre diariste. Il évoque une clause de régularité, une exposition successive et récurrente du moi au passage du temps, qui fonde le genre et qui est attestée par la notation du lieu et de la date en tête de chaque page journalière. Cette simultanéité du discours et du vécu (ou quasi-simultanéité, selon Rousset, puisque le diariste se livre souvent à la rétrospection brève pour consigner les faits les plus récents), est constitutive du journal intime, quelle que soit la justification que le diariste donne à sa pratique d'écriture. Elle suppose une nécessaire discontinuité de l'écriture journalière, sa réitération périodique, qui interdit toute linéarité narrative et impose la primauté du discours sur le récit.

IV.3. Une écriture de l'immédiat

Le journal intime est une écriture du présent, vouée à un indéfini recommencement. Stendhal écrit en 1801: j'entreprends d'écrire l'histoire de ma vie jour par jour. Et Amiel: mon passé est réduit à mon présent. Cette dimension déictique du journal, c'est-à-dire, cette écriture qui revient sans cesse à sa situation d'énonciation, est fondatrice. Très souvent, Amiel ouvre la note quotidienne par des marques déictiques: il donne non seulement la date, mais l'heure au quart d'heure près, il note le temps qu'il fait (9h matin. Beau soleil aussi joyeux que hier), l'après-midi par rapport au matin. Ou encore, il mentionne, au milieu d'une page, le fait qu'une cloche a sonné et qu'il est onze heures du soir.

Cette insistance déictique peut même devenir une donnée stylistique. Ainsi, un jeudi 12 décembre, Amiel consigne le fait qu'il a les doigts gelés, et ces précisions sur les conditions matérielles de l'écriture semblent influer sur le rythme de la phrase, particulièrement fragmentaire en ce début de page journalière:

Jeudi 12 décembre 50.
(Matin.) Jour de brouillard, anniversaire de l'Escalade; doigts gelés, sans paravent et tapis ma chambre est inconfortable.

Amiel

L'écriture diariste n'est donc pas reclose sur l'intimité; bien au contraire, c'est l'intimité qui s'y expose nécessairement, sans cesse, à la réouverture de l'instant. Le moi y est ouvert au dehors, plus que dans n'importe quelle autre forme littéraire.

Il ne s'y livre aussi que dans une fragmentation temporelle. Certes, le diariste est hanté par l'idéal d'une écriture continue de sa propre vie, où le journal s'écrirait dans le filigrane de chaque instant. Mais il faut vivre pour pouvoir écrire, même si l'on assiste souvent, chez Amiel, au renversement qui fait que l'on ne vit plus que pour écrire. Le journal est donc essentiellement une forme ouverte marquée par l'interruption, même s'il tend à une continuité idéale. Il est rythmé par la scansion du passage des jours, par l'ellipse des instants vitaux.

Dès lors, rien ne semble pouvoir permettre sa clôture en une œuvre: qu'est-ce qui peut mettre fin à la succession journalière, sinon une circonstance extérieure au texte lui-même, c'est-à-dire, le plus souvent, la mort de l'auteur? Le journal intime est voué à l'inachèvement, parce qu'il est inscrit dans une récurrence: nécessairement interminable, il est pris dans la monotonie d'un éternel recommencement. Amiel, commentant le journal de Maine de Biran, écrit ainsi:

Rien n'est mélancolique et lassant comme ce Journal de Maine de Biran. C'est la marche de l'écureuil en cage. Cette invariable monotonie de la réflexion qui recommence sans fin énerve et décourage comme la pirouette interminable des derviches.

Amiel, 17 juin 1857

IV.4. La construction d'une continuité diariste

Cependant, il faut être conscient des facteurs de cohésion qui contribuent à forger une continuité et à dessiner un tracé diariste par-delà la désagrégation des notes périodiques. Les retours sur soi du journal y participent au premier chef: le diariste se lit et se relit, à la recherche d'une unité qui fait défaut à l'existence. Cette relecture intime est souvent l'enjeu d'une quête de sens pour le sujet, et d'une finalité assignée au discours de soi. Elle participe à l'élaboration des notes journalières en une œuvre: Coup d'oeil rétrospectif sur ce journal: je suis en somme beaucoup plus soucieux d'art et de littérature que je ne me l'avoue ordinairement (Leiris, 9 juillet 1924). C'est un facteur essentiel de cohésion, subjective et littéraire, par-delà la discontinuité journalière.

Il faut relever aussi une organisation de la temporalité intime visant à construire un destin. Cet aspect est particulièrement sensible dans le Journal de Roud, qui relève des moments d'extase servant de jalons pour un véritable parcours mystique. Le mouvement des cahiers articule ainsi les étapes d'un vécu dans toute une pureté tragique, qui va des passions impossibles (homosexuelles) pour les vivants à l'entretien d'une communication hallucinatoire avec les anges de la mort. Les notes contingentes sont envisagées dans la perspective d'une révélation poétique, qui est leur telos ultime. En prélevant des pages de ses cahiers intimes, parfois disséminées sur des décennies, et les faisant paraître, moyennant la suppression de leurs dates, sous forme de recueils lyriques, Roud contribue lui-même à l'organisation du journal en un destin poétique, autant qu'en une œuvre littéraire.

IV.5. Le journal, fétiche du moi

La contrainte de la régularité périodique devrait permettre de cerner les constantes de la personnalité, voire de construire le moi par-delà le passage des jours. Cette perspective se développe souvent en une véritable utopie diariste, qui consiste à matérialiser une part autonome de soi, à se réidentifier. Cette fondation de soi est l'ambition performative du journal. Le diariste veut s'inventer par l'introspection, par-delà l'inconsistance du quotidien: il veut naître à l'écriture, pour refondre son existence, voire même tout l'univers: Mais dans mon point de vue qui fait tout commencer au moi, il doit y avoir un instant déterminé dans l'existence où le temps commence avec le moi. (Maine de Biran, p.219).

Le journal est ainsi appelé à devenir le détenteur d'un moi délégué, le sanctuaire d'un moi introuvable dans l'existence: il peut même se constituer en un corps autonome, un corps fétiche, détaché du sujet biographique. Comme l'écrit Virginia Woolf, j'espère pouvoir considérer ce journal comme une ramification de ma personne (28 mai 1918). Il peut aussi se concevoir sur un mode posthume, comme un prolongement du sujet réel, sub specie aeternitatis. La pratique journalière permettrait, en se projetant dans l'éternité, d'accéder à une essence du moi qui aurait triomphé des discontinuités de l'instant, à un meilleur moi comme le dit Charles du Bos (me réinstaller en possession de mon meilleur moi, 27 mars 1926).

Ce désir de devancer la mort en se préfigurant soi-même à l'aune de l'essentiel constitue le rêve diariste par excellence. Amiel le formule avec une certaine drôlerie:

Seize mille pages! cinquante volumes de journal intime! Qui jamais aura la patience de lire tout ce fatras? qui même aura le courage d'en parcourir une partie? Pas même moi. Car à un volume par semaine, cela prendrait une année au lecteur. Le soleil se cache dans sa lumière; mes notes se défendent par leur densité et leur énormité...

Leur masse indestructible a fatigué le temps, non pas les siècles de l'histoire, mais le temps de l'amitié. Trois personnes pourtant se mettraient volontiers à cette besogne, ma filleule, Fida, et le disciple.

Ce qui serait mieux encore, ce serait de devancer la mort et d'extraire de cette carrière confuse la matière de deux ou trois volumes de choix.

Amiel, 15 mars 80

Le diariste veut totaliser les éléments les plus contingents de sa vie une œuvre pleine et complète. Il veut faire du moi, une œuvre. Et c'est le livre, l'objet-livre qu'est le journal, qui va incarner ce fantasme d'une auto-constitution par l'écriture. Mais ce faisant, l'intimiste ne peut saisir que des variables, ou chercher à cerner, au prix d'un travail d'interprétation, les invariants de la mobilité des jours: c'est le paradoxe constitutif du journal. Visant à identifier le moi, il ne peut l'appréhender que dans le successif, dans une somme d'aperçus journaliers. Il ne met au jour que le protéisme des aspects et l'infixabilité des désirs, pour reprendre encore les termes de l'auteur genevois. Voulant se construire, le diariste maintient nécessairement son être dans l'ouverture d'un recommencement de l'écriture.

IV.6. La mort, gage de l'authenticité diariste

Devancer la mort en suivant le fil des jours, cela relève de l'impossible: et c'est sans doute cette conscience d'un affrontement à l'impossible qui fait de l'écriture diariste une forme littéraire. L'écriture sera toujours plus lente que la vie, et plus lente encore en sera la lecture. À un volume par semaine, cela prendrait une année au lecteur, dit Amiel.

Ce que constate le journal, c'est la fondamentale impermanence du moi, et son incapacité à dépasser l'inachèvement du temps. L'écriture quotidienne ne le révèle qu'au coup par coup, dans ses intermittences. Dès lors, c'est bien plutôt cette impossibilité même de se réunir qu'écrit l'intimiste. Le journal apparaît comme le lieu d'un moi impossible auquel s'origine précisément l'écriture: Amiel se figure en train de s'ensevelir dans ses propres notes, comme en une masse indestructible, comme en son propre tombeau. Chercher une essence de soi par l'écriture du moi barométrique, c'est consentir à l'impossibilité d'être identique, autrement que dans une préfiguration de sa propre mort.

Celle-ci devient dès lors la seule instance susceptible d'authentifier, et peut-être, de totaliser le moi du journal. Son anticipation est récurrente et constitutive de la visée diariste, entre vécu existentiel et fondation de soi: La pensée de la mort ne m'a pas quitté de tout le jour. Il me semble qu'elle est là, tout près, contre moi (Gide, 8 mars soir, 1917). Elle est la vérité ultime de l'intime.

IV.7. Un substitut de l'identité personnelle, un substitut du Livre

Toute une part du journal intime apparaît comme un substitut de l'existence, comme ce qui remplace une adhésion du sujet à son propre vécu, et comme ce qui précisément le coupe de ce vécu. Soucieux de conserver l'instant, le diariste le manque nécessairement en tant qu'instant vital. Et bien souvent, l'écriture diariste devient la compensation littéraire d'une impuissance à vivre, et la justification d'une esquive de l'existence: Ce journal est un exutoire; ma virilité s'évapore en sueur d'encre (Amiel, 13 juillet 1860). Chez cet auteur, qui porte à leur apothéose les paradoxes du genre diariste, le moi se réserve, il s'économise, se retient de vivre et se condamne lui-même à une impuissance générale – pour faire œuvre dans le journal. Nombre de carnets diaristes recensent ainsi les défaillances personnelles, anodines ou majeures, comme si le moi ne pouvait se définir que négativement, à l'aune de sa propre impossibilité à advenir. Ma vie est plate, plate, plate (Leiris, 9 juillet 1924).

De même, le journal fait souvent figure d'un substitut de l'œuvre littéraire irréalisable, d'un négatif du Livre. Les diaristes ne le deviennent souvent que dans les moments creux de la créativité littéraire, dans leurs moments de dépression, dit Leiris: certes, le journal peut être utilisé comme un laboratoire de l'œuvre projetée, comme un lieu d'ébauches fragmentaires en vue d'une recomposition ultérieure. C'est l'un des intérêts majeurs que présente le journal d'écrivain, de permettre de lire la note journalière en filigrane de l'œuvre en cours. Le journal sert donc de terrain d'exercice, de champ de manœuvres, autant pour le moi, qui se construit ou se défait à l'aune de ses expériences, que pour la figuration de l'auteur et celle de l'œuvre, dont la composition s'ébauche dans les tentatives journalières. Le journal intime est un formidable inventeur de la personne littéraire.

Mais c'est aussi l'inverse qui se produit, et qui se donne à lire chez Amiel. Là, le journal se transforme en un dépôt des tentatives avortées, il procède à l'ensevelissement des ambitions non seulement existentielles, mais aussi littéraires d'un auteur qui semble se vouer tout entier au style de la note intime. Ainsi, c'est une certaine vacuité que le journal est voué à consigner: À quoi me sert cet interminable soliloque? (24 juillet 1876 ), demande Amiel, et Gide dit de même: Quel intérêt peut-il y avoir à noter tout cela (18 novembre 1912).

Pourtant cette inutilité, ou cette gratuité de l'écriture diariste est le corollaire nécessaire du genre. Elle rouvre toujours le texte à son point de surgissement, où le moi se contemple dans sa porosité à l'instant. Et c'est peut-être cette perspective réflexive, cette tautologie dirait Leiris, qui instaure la conscience littéraire de l'œuvre diariste et qui en fait le lieu d'une poétique:

Ce qu'il y a de curieux c'est que depuis quelques jours l'unique justification de ma vie est la rédaction d'un journal de ma vie. En somme je cherche à tirer une grandeur de zéro en décrivant zéro; or, comme on ne décrit pas zéro – qui n'est pas –, ma description se borne la plupart du temps à une simple description de ma tentative pour écrire zéro. C'est une perpétuelle tautologie, un cercle vicieux donc le chiffre 0 donne une vraiment fidèle image.

On pourrait déduire de toute cela que la création poétique ne saurait être, et pour cause! qu'une création ex nihilo.

Leiris, 17 mai 1929

IV.8. Dialogisme de l'écriture diariste

Cette vanitas du journal intime éclaire un autre paradoxe intéressant. Cherchant à se dire, à se figurer, le diariste instaure nécessairement un écart vis-à-vis de lui-même. L'immédiateté est en effet problématique chez l'intimiste: l'écriture le pose en objet de son propre regard, bien plus qu'elle ne lui permet de se saisir dans la spontanéité de son être. Elle procède à un détachement analytique. On le voit en particulier aux marques énonciatives qui sont caractéristiques du journal, et qui sont fondamentalement dialogiques – même si le régime énonciatif du journal intime est, sauf exception, monologal.

Le diariste peut s'adresser à lui-même à la 2ème personne: Disséquer son cœur, comme tu le fais, c'est tuer sa vie (Amiel). Il peut aussi s'impersonnaliser à la 3ème personne, comme le fait Maine de Biran en généralisant la fluctuation de son être à l'universalité du genre humain: L'homme entraîné par un courant rapide, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, ne trouve nulle part où jeter l'ancre; ses sentiments, ses idées, sa manière d'être se succèdent, sans qu'il puisse les fixer (1794, p.10). De même, sur le plan stylistique, le diariste recourt fréquemment au style télégraphique, où se verra paradoxalement élidé le sujet personnel au profit du seul participe passé: Rencontré x aujourd'hui. Les phrases nominales ou participiales, où le sujet du discours est omis, signalent cette essentielle dépossession du moi qui est l'enjeu journalier de l'écriture diariste.

Ainsi, loin d'être un refuge du sujet personnel, comme l'affirme Blanchot, le journal intime est peut-être un lieu d'expérience où le moi peut vivre sur un mode élémentaire un désaffublement des identités. Selon Leiris, c'est précisément cette objectivation de soi qui fait chanter le journal intime, et qui peut gagner une efficace, personnelle et poétique, que la seule confidence n'atteint pas:

Nul soulagement à tenir un journal, à rédiger une confession. Pour que la catharsis opère, il ne suffit pas de formuler, il faut que la formulation devienne chant. Chant = point de tangence du subjectif et de l'objectif.

8 janvier 1936

C'est à ce point de tangence du subjectif et de l'objectif que le journal intime peut faire œuvre, et se doter ici d'une valeur lyrique.

IV.9. Auto-destination, auto-altération

Pour finir, il faut souligner la situation interlocutoire du journal. L'écriture diariste implique toujours une situation d'énonciation où la parole est adressée, ne serait-ce qu'à une autre instance de soi. L'écriture diariste, si elle veut se constituer en une œuvre littéraire, doit consentir ultimement à l'effraction du regard de l'autre sur son propre texte, à la présence d'un lecteur – à commencer par le sujet scripteur, qui se relit souvent. Mais aussi, à l'altérité d'un lecteur réel, souvent désigné explicitement par le journal. Par exemple, Leiris destine son Journal à son épouse, et réfléchit aux conséquences de cette lectrice projetée sur la modalité même du discours intime: Je sais, maintenant (et c'est à peu près entendu entre nous), que ce cahier lui est destiné, comme une sorte de testament. Que va-t-il en résulter quant à sa rédaction? (14 juillet 1940).

Le journal n'est pas un texte sans destinataire, comme le montre Rousset en posant que le diariste postule toujours un lecteur intime. À ce propos. Mireille Calle-Gruber relève toute une ritualisation de la destination intimiste, toute une mise en scène des adresses diaristes. Les journaux ont toujours un destinataire, que celui-ci soit un moi dédoublé, ou le journal lui-même en tant qu'objet (mon pauvre journal, comme le dit Amiel, O mon cahier, chez Maurice de Guérin), ou encore un destinataire imaginaire, qui représente une fiction de l'écriture (Kitty, chez Anne Frank), voire même un narrataire réel, extérieur, élu pour sa proximité avec l'auteur (mon cher C, Camille Desmoulins, l'époux de Lucile Desmoulins). Si le journal revendique une auto-destination, s'il cherche à réserver, voire à exclure sa lecture ou sa publication, il indique une nécessaire visée de l'autre. À la fois convoquée et congédiée, la destination est une partie constitutive de la figuration de soi: elle désigne ce lieu critique, cette altération nécessaire qu'effectue toute écriture de soi.

Il faut donc se défier de toute illusion d'immanence d'une parole qui serait en continuité pure avec une essence du moi: même solitaire, même intime, même sans autre interlocuteur que lui-même, le diariste est placé par l'écriture dans une position d'extériorité vis-à-vis de lui-même, position d'extériorité qu'entérine l'acte de la publication.

Bibliographie

Journaux cités

Sur le journal intime

Edition: Ambroise Barras, 2005 //