Laurent Jenny, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Le vers est une forme du signifiant qui n'est pas absolument nécessaire au poème comme nous le montrent beaucoup de poèmes modernes depuis les Petits poèmes en prose de Baudelaire jusqu'aux Calligrammes d'Apollinaire ou aux poèmes à contraintes de Georges Perec.
Cependant il existe des affinités entre le vers, qui, dans sa forme métrique, repose sur un parallélisme de forme, et la forme sémantique du poème, le plus souvent construite comme une suite d'analogies.
Plus largement, on peut considérer le discours en vers comme un cas particulier du discours à contrainte: en effet des contraintes de forme, concernant le signifiant, viennent s'ajouter aux contraintes grammaticales et discursives ordinaires. Cette complexité formelle favorise une complexité sémantique du poème.
Dans l'approche contemporaine du vers, deux approches sensiblement différentes du rythme s'opposent. On peut appeler la première numériste et la seconde énonciative.
Dans la conception numériste du rythme, on découpe le discours en mesures rythmiques délimitées par des accents et définies par leur nombre de syllabes. C'est une façon courante de procéder depuis le 19e siècle. Elle est parfois rendue problématique par des désaccords des auteurs sur les accents à prendre en compte. Cependant, ces dernières années des propositions intéressantes et rigoureuses ont été faites [Milner et Regnault, 1987] pour clarifier la question de l'accent.
Fig.2 - Meschonnic, Pour la poétique III, les notations rythmiques.
Le théoricien Henri Meschonnic [1982] a développé une conception énonciative du rythme. Plus complexe, elle prend en compte non seulement une multiplicité d'accents hétérogènes, les uns obligatoires et les autres facultatifs (notamment des accents de début de mot) mais aussi les reprises de phonèmes vocaliques et consonantiques. Henri Meschonnic a mis au point un système personnel de notation de ces configurations rythmiques.
Et il a identifié le rythme à l'inscription du sujet
dans son discours
, c'est-à-dire une expression de la singularité
de l'auteur dans la forme des signifiants de son discours. Mais cette approche
présente plusieurs inconvénients. D'une part la notation prend
en compte des données trop composites pour répondre à
une notion claire du rythme. D'autre part elle apparaît, pour cette
raison même, malaisément interprétable.
Quelle que soit la définition du rythme verbal qu'on adopte, le rythme n'est pas une caractéristique spécifique du vers. Tout discours est nécessairement porteur d'un rythme (régulier ou irrégulier). On peut seulement dire que la forme du vers régulier (ou métrique) favorise la régularité des rythmes.
Nous adopterons une approche numériste du rythme, sans perdre de vue que le rythme n'est qu'un aspect dérivé et non essentiel du fonctionnement du vers, mais qui peut produire des effets de sens.
Dans le cadre de ce cours, nous ne prendrons pas en considération les problèmes rythmiques qui intéressent la diction du vers (cf. [Milner et Regnault 1987]) et nous nous en tiendrons à une approche simplifiée du rythme.
Il est d'ailleurs à remarquer qu'autant les règles du vers ont été strictement codifiées au cours de son histoire, autant le rythme est affaire d'interprétation. Il a donné lieu à des descriptions extrêmement divergentes, voire contradictoires.
Nous appliquerons un certain nombre de conventions simples permettant un découpage rythmique du discours en vers. La mesure rythmique est délimitée, la plupart du temps, par les accents (cf. exceptions I.2.1. et I.2.3.2).
On ne prend en considération que les accents de fins mots sémantiquement
pleins (non proclitiques) ou en position de fin de syntagme. Nous
ne tenons pas compte des accents facultatifs
(affectifs ou d'insistance)
évoqués par certains auteurs ni des supposés accents
métriques
(Morier 1961, Mazaleyrat 1974, Dessons 2000) censés
marquer automatiquement les fins d'hémistiche ou fins de vers.
En français, l'accent tonique porte sur la dernière voyelle prononcée (non muette) du mot ou groupe de mots.
Dans la langue courante, on tend à désaccentuer les mots accentuables situés à l'intérieur du syntagme (ex: chemin de fer) mais dans le vers on accentue pratiquement tous les mots accentuables c'est-à-dire sémantiquement pleins (ex: chemin de fer), ainsi que les clitiques de fin de syntagme (ex: je ne sais pas).
Les adjectifs monosyllabiques antéposés font corps avec le nom et ne portent pas l'accent. Ils ne forment pas de mesure rythmique. Les adjectifs polysyllabiques antéposés portent un accent léger et forment une mesure rythmique. (cf. I.2.3.).
Les règles du décompte syllabique constituent en français
la prosodie (dans d'autres systèmes de versification, dits quantitatifs
la prosodie concerne les règles servant à définir syllabes
longues et syllabes brèves).
Dans le vers français toutes les syllabes sont comptées y compris celles qui comportent un e caduc entre consonnes (e caduc prononçable). En revanche les e caducs élidables ne forment pas de syllabe.
enchantement (4 syllabes)
la vi(e) amoureuse (5 syllabes)
pour parvenir (4 syllabes)
que penses-tu (4 syllabes)
naufrage (2 syllabes)
que dis-je (2 syllabes)
je ne le répéterai pas (8 syllabes)
Avec Britannicus (6 syllabes).
Dans le vers français les suites de voyelles en hiatus comptent pour une syllabe (on dit qu'elles sont comptées en synérèse) ou pour deux syllabes (on dit qu'elles sont comptées en diérèse), non pas selon le choix du poète mais selon la tradition étymologique. Si l'hiatus provient étymologiquement d'une seule voyelle, il est compté en synérèse. Si l'hiatus provient d'un hiatus dans la langue d'origine (particulièrement le latin), il est compté en diérèse.
fier (1 syllabe, latin ferum)
li-on (2 syllabe, latin le-o)
miel (1 syllabe, latin mel)
opi-um (2 syllabes, latin opi-um)
dicti-on (2 syllabes, latin dicti-o)
mi-asme (2 syllabes, grec mi-asma)
Ces li-ens d'or, ceste bouche vermeille
Ronsard
Va te purifi-er dans l'air supéri-eur
Baudelaire
Le po-ëte suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu
Que la mort tri-omphait dans cette voix étrange!Mallarmé
Il y a de nombreuses exceptions, notamment dans les formes de conjugaison, à cette régle générale. Pour le détail, on se reportera aux manuels (par ex., Mazaleyrat, 1974).
À partir de Baudelaire, on constate que les poètes prennent certaines libertés avec la tradition étymologique dans un souci d'expressivité (allongement ou abrègement du rythme).
Lorsque la syllabe accentuée est suivie d'un e caduc final prononçable (interconsonantique non élidable), le e caduc forme une syllabe qui est rejetée dans la mesure rythmique suivante. On parle alors de coupe enjambante.
Des clo/ches tout à coup // sau/tent avec furie (= 2/4//1/5)
Baudelaire
Le bau/m(e) est dans sa bouch(e)// et les ro/ses dehors (= 2/4//3/3)
Malherbe
Cependant, si le e caduc prononçable est suivi d'une ponctuation forte, la mesure finit après lui. On parle alors de coupe lyrique.
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes! /Des arcs-en-ciel // tendus /comme des brides (= 2/4//2/4)Rimbaud
Les adjectifs antéposés portent un accent léger et forment une mesure rythmique qui entre en composition avec une autre. On notera cet enchaînement de mesures par un tiret (-) et non une barre oblique (/).
A/me par le doux masqu//(e) aspirant/ une fleur (= 1/3-1//3/3)
Verlaine
Le découpage rythmique opère à l'intérieur des limites métriques (à l'intérieur du vers et des hémistiches) et ne forme de mesures rythmiques ni d'un vers à un autre, ni d'un hémistiche à un autre, même si le sens incite à d'autres regroupements.
Bérénic/(e) à mes vœux // ne serait plus/ contrair(e) (= 3/3//4/2)
Racine
Cependant certains vers font exception à partir de Victor Hugo. Ce sont les vers improprement appelés trimètres romantiques (effectivement leur caractéristique est rythmique et non métrique). Dans ces vers, le rythme ternaire régulier (4/4/4) l'emporte sur la limite métrique de la césure.
Les coups du sort,/ les coups(//) de mer,/ les coups de vent (= 4/4/4)
Hugo
Le découpage rythmique en français, dépendant des accents de fins de mots et de fins de groupe de mots, correspond approximativement au découpage syntaxique de la phrase. Il en donne une forme sensible.
Cependant, dans le vers, il est un cas où se produit un certain déboîtement entre découpage rythmique et le découpage syntaxique: c'est lorsqu'une fin d'hémistiche ou une fin de vers s'achève sur une syllabe théoriquement inaccentuable (proclitique ou syllabe interne à un mot).
Quel sépulcral naufrage (tu (= 4-2/2)
Le sais, écu/me, mais y baves) (=2/2/4)Mallarmé
j'appris le grec et le latin (= 2/2/4)
le français et la géométr- (= 3/5)
ie et l'algèbr(e) et le dessin. (= 4/4)Queneau
Les types de rythmes sont susceptibles de prendre diverses valeurs sémantiques: icôniques, expressives, connotatives ou figurales.
Il arrive que le rythme fasse image, c'est-à-dire imite par sa précipitation ou sa lenteur, sa régularité ou son irrégularité, le référent de l'énoncé (lorsque celui-ci réfère à des mouvements ou des réalités temporelles)
Des cloches tout à coup//sautent avec furie (= 2/4//1/5)
Baudelaire
Certains rythmes figurent l'attitude de l'énonciateur (équilibre harmonique, ou au contraire irrégularité des mesures traduisant, un trouble émotionnel, avec toute la gamme des attitudes intermédiaires).
Je puis faire les rois,// je puis les déposer (= 2/4//2/4)
Racine
Ah! / c'est un rêv/e ! Non!// Nous n'y consentons point! (= 1/3/2//6)
Hugo
Certains rythmes évoquent des types de discours. C'est le cas, par exemple, des rythmes majeurs (constitués de mesures rythmiques régulièrement ascendantes) qui ont une valeur fortement oratoire ou emphatique et s'opposent aux rythmes mineurs (régulièrement descendants), à valeur plus prosaïque et dépressive.
Moi-mê/me devant vous // j'aurais voulu marcher (= 2/4//6)
Racine
Et, comme subissant // l'attracti-on d'un gouffr(e) (= 6//4/2)
Hugo
Enfin, les rapports entre mesures rythmiques peuvent être le support de relations figurales (analogie, contrastes, symétries) entre les termes qui les constituent.
La tempêt(e) est écum(e)// et la flamm(e) est fumée. (= 3/3//3/3 antithèse)
Hugo
Eau,/quand donc pleuvras-tu? // quand tonneras-tu, foudr(e)? (1/5//5/1 symétrie)
Baudelaire
Sa lumiè/re pâlit,//sa couron/ne se cach(e) (3/3//3/3 analogie)
Malherbe
Le vers est une forme du signifiant autorisant une segmentation du discours selon des principes non linguistiques, et servant de cadre à des réalisations rythmiques libres.
Par principes non linguistiques, il faut entendre que les formes définies par la versification (mètre ou vers libre) ne relèvent pas des règles grammaticales d'engendrement du discours (aucune règle, dans la langue, ne nous prescrit, par exemple, de former des énoncés d'un nombre défini de syllabes).
Ces principes non linguistiques peuvent consister en un décompte
d'unités préalablement définies (vers métriques)
ou en unités spatiales comme la ligne (vers dits libres
).
On peut en imaginer de nouvelles, répondant à divers types de
contraintes. Par exemple un vers constitué d'un nombre défini
de lettres (comme dans Alphabets de Georges Perec) et non plus
de syllabes constitue un nouveau type de vers métrique. L'histoire
du vers n'est pas close.
Les formes du signifiant constitutives du vers sont arbitraires, mais, dans le cas de la plupart des vers métriques, non sans affinité avec le système phonologique de la langue où elles apparaissent. Elles peuvent être traditionnelles ou relever d'une invention individuelle.
Tous les vers ne sont donc pas des mètres. On appelle mètres seulement les vers comptés, quelles que soient les unités comptées.
O lac! rochers muets! // grottes! forêt obscure! (= 6//6)
Lamartine
Les vers libres, ne sont pas comptés, et ne sont donc pas des mètres.
O Les arcencielesques dissonances de la Tour dans sa télégraphie sans fil
Cendrars
Dans les vers traditionnels, on peut compter des séquences de syllabes brèves et longues ou pieds (vers quantitatif comme en grec ou en latin); on peut compter des séquences de syllabes accentuées et inaccentuées que l'on traite comme des longues et des brèves de pieds antiques (vers accentuel comme en anglais); on peut compter des syllabes considérées toutes comme équivalentes (vers numérique comme en français).
Tityre, tu patulae // recubans sub tegmine fagi (/-uu/-uu/-//uu/uu/-uu/--/ hexamètre dactylique)
Virgile
And kiss'd her thougtless babes with many a tear (u-/u-/u-/u-/uu- = iambes + anapeste)
Goldsmith
Beaux et grands bâtiments //d'éternelle structure (6//6)
Malherbe
Dans les vers traditionnels, il y a affinité entre le système phonologique de la langue et le type de vers qui y apparaît. Ainsi le vers quantitatif présuppose une langue où les différences de quantité syllabique jouent un rôle phonologique (c'est-à-dire permettent de différencier une paire de mots semblables sauf par la quantité d'une syllabe); de même le vers accentuel ne se conçoit que dans une langue où l'accent est fort, mobile et joue ce même rôle phonologique de distinction.
Les tentatives pour plaquer un système métrique d'une langue sur une autre répondant à d'autres principes phonologiques sont vouées à l'échec. Ainsi à la Renaissance, le poète Baïf, après d'autres, a tenté de transposer la versification quantitative des langues anciennes sur le français.
On sait que ce poète a eu l'idée, tout en conservant le syllabisme traditionnel, mais grâce à des combinaisons prosodiques de brèves et de longues semblables à celles des anciens, de rendre sensibles les rapports de durée que la prononciation établit entre les syllabes. Ces vers nouveaux, qui n'auraient plus besoin d'être ornés d'une rime, permettraient au choix du poète de reconstituer les mètres disparus des Grecs et des Latins, d'obtenir à volonté des hexamètres et des pentamètres, des asclépiades et des spahiques, des alcaïques et des sénaires iambiques. Ainsi tous les mots du texte, judicieusement traités syllabe par syllabe, offriraient aux musiciens des quantités certaines et seraient parfaitement intelligibles aux auditeurs.
Vers 1565, Baïf passe à la mise à exécution de son programme. Nous possédons de lui plusieurs de ces recueils de pièces ainsi composées (..). Les premières de ces œuvres sont écrites selon l'orthographe ordinaire, comme la suivante, qui est extraite des Chansonnettes. Chaque vers y est composé de deux trochées, d'un dactyle et d'une syllabe longue, selon le schéma (-u-u-uu-)
En voici le texte :
Babillarde, qui toujours viens
Le sommeil et le songe troubler,
Qui me fait heureux et content
Babillarde aronde, tais-toi.
...Lote, 1988, 139-140
En français, les mètres sont tantôt simples (tous les petits vers en dessous de 8 syllabes), tantôt composés (à partir de 9 syllabes).
L'octosyllabe a historiquement tantôt été traité comme composé (4 + 4 syllabes séparées par une césure) et tantôt comme simple (non césuré avec un rythme libre faisant varier 4/4, 3/5, 5/3).
On identifie un mètre simple par un nombre unique et fixe de syllabes. Ainsi l'hexasyllabe est un mètre simple de 6 syllabes. L'heptasyllabe est un mètre simple de 7 syllabes. Dans les mètres simples la distribution des accents est libre.
Dieu! la voix sépulcrale
Des Djinns!... Quel bruit ils font! (6)Hugo
On identifie un mètre composé par une composition de deux nombres fixes de syllabes (appelés chacun hémistiche bien qu'ils ne coupent pas toujours le vers en deux parties égales) obligatoirement séparés par une limite de mot (ou césure).
Certains mètres composés, comme l'alexandrin, n'ont qu'une seule composition de nombres (ou position de césure) possible : 6 + 6 syllabes (mais non 3 + 9 ou 5 + 7 syllabes).
L'orchestre au grand complet // contrefait mes sanglots (6//6)
Aragon
D'autres vers, comme l'ennéasyllabe ou le décasyllabe sont susceptibles d'adopter deux formules différentes de composition métrique (et donc de position de césure). Dans ce cas là, un vers (défini par son nombre total de syllabes) recouvre donc deux mètres différents.
Ainsi l'ennéasyllable peut être un mètre 3+6 ou 4+5.
Sus debout // la merveille des belles
Allons voir // sur les herbes nouvelles (3//6)Malherbe
Tournez, tournez //bons chevaux de bois (4//5)
Verlaine
Le décasyllabe peut être une composition de 4 + 6 syllabes ou de 5 + 5 syllabes, mètre dit taratantara, (mais non de 2 + 8 ou 3 + 7 syllabes).
La mer, la mer, // toujours recommencée! (4//6)
Valéry
Nous aurons des lits // pleins d'odeurs légères (5//5)
Baudelaire
Lorsqu'on traite un vers selon une formule métrique, on n'en change pas en cours de poème (jusqu'à Rimbaud). On ne peut donc trouver un poème en décasyllabes faisant alterner 4//6 et 5//5. Dans le décasyllabe 4//6, il arrive qu'on ait une césure exceptionnelle 6//4.
Le choix d'un mètre défini par un poète répond à ses virtualités expressives. Effectivement chaque mètre favorise l'apparition de certaines relations rythmiques et, par voie de conséquence, de certains effets de sens.
Ainsi le décasyllabe 4//6 induit naturellement un rythme majeur, et, en tant que tel a une valeur dynamique et oratoire. Mais le décasyllabe 5//5 repose sur le parallélisme de de ses deux hémistiches (comme l'alexandrin) et favorise des relations de sens qui sont de l'ordre du parallélisme, de l'analogie ou de l'antithèse terme à terme.
Pâles esprits, // et vous ombres poudreuses (4//6)
Du Bellay
Nos deux cœurs seront // deux vastes flambeaux (5//5)
Baudelaire
Fig.3 - Ronsard, Abrégé de l'art poétique français.
L'alexandrin, plus ample, a détrôné le décasyllabe en tant que grand vers français à la Renaissance. Ronsard le qualifie de vers héroïque dans ses Hymnes de 1555. Et il en confirme la dignité dans son Abrégé de l'art poétique français (1565).
Les alexandrins tiennent la place en nostre langue, telle que les vers heroïques entre les Grecs & et les Latins (..). La composition des Alexandrins doibt estre grave, hautaine, & (si fault ainsi parler) altiloque, d'autant qu'ilz sont plus longs que les autres, & sentiroyent la prose, si n'estoyent composez de motz esleus, graves, & resonnans, & d'une ryme assez riche, afin que telle richesse empesche le stille de la prose, & qu'elle se garde tousjours dans les oreilles jusques à la fin de l'autre vers.
Ronsard, 1565, 25
Il faudra par HENRY, le grand Roy des François,
Commencer, & finir, comme au Roy qui surpasse
En grandeur tous les Roys de cette terre basse (6//6)Ronsard
Les mètres impairs sont traditionnellement liés à la chanson.
Ainsi le pentasyllabe (5 syllabes), l'heptasyllabe (7 syllabes) ou l'ennéasyllabe (9 syllabes) employés seuls ou en composition avec des vers pairs ou impairs.
Cette Anne si belle,
Qu'on vante si fort,
Pourquoi ne vient-elle,
Vraiment elle a tort (pentasyllabe)Chanson, Malherbe
Enfin après les tempêtes
Nous voici rendus au port :
Enfin nous voyons nos têtes
Hors de l'injure du sort (heptasyllabe)Ode, Malherbe
L'air est plein d'une haleine de roses,
Tous les vents tiennent leurs bouches closesChanson, Malherbe
Ils connaissent une fortune nouvelle à la fin du 19e siècle, avec l'œuvre de Verlaine et de Rimbaud. L'ennéasyllabe cesse alors d'être césuré et est traité comme un mètre simple au rythme fluide.
On voit de même apparaître chez Rimbaud un endécasyllabe (11 syllabes) non césuré.
Loin des oiseaux, des troupeaux , des villageoises, (11 = 4/3/4)
Je buvais, accroupi dans quelque bruyère (11 = 3/3/5)Rimbaud
Après 1870, on voit apparaître, mêlés à des alexandrins réguliers, des pseudo-alexandrins (comprenant 12 syllabes mais sans respecter la formule métrique 6 + 6). On dira qu'il s'agit de vers pseudo-métriques. Ils sont traités comme alexandrins par analogie avec le contexte mais rompent le fonctionnement du poème métrique comme retour régulier des nombres (ce qu'on peut aussi appeler jeu du vers à vers).
Dans les clapotements // furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd // que les cerveaux d'enfants,
Je courus! Et les Pé(//)ninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-(//)bohus plus triomphants.Rimbaud
À l'inverse dans des poèmes en vers libres (non comptés), il reste souvent des vers coïncidant avec des mètres connus (par exemple des alexandrins). Ils peuvent être traités comme des citations de mètres. Pris dans un contexte de vers libres, ils ne suffisent pas à induire un fonctionnement métrique du poème.
C'est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre,
C'est la tisane sans le foyer,
La phtisie pulmonair(e) // attristant le foyer (6//6)
Et toute la misère des grands centres.Laforgue
Fig.4 - Mallarmé, Un coup de dés.
Le vers dit libre
, ne se définit pas par le
nombre. Il répond à un principe spatial ou typographique:
un vers libre est une ligne typographique libre (c'est-à-dire
qu'on peut l'interrompre où l'on veut avant la marge droite et parfois
au-delà à la ligne suivante).
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances
Adieu Adieu
Soleil cou coupéApollinaire
Le vers libre n'implique aucune structure de retour (aucun jeu du vers à vers) chaque vers étant autonome et virtuellement différent de tous les autres.
On peut considérer qu'à partir du Coup de dés de Mallarmé (1897), la forme du signifiant définissant un ensemble de sens n'est plus limitée à la ligne mais peut aussi devenir la page ou la double page. Il y a expansion de la spatialité typographique du vers.
La césure est une position fixe de limite de mot dans les mètres composés .
Il est passé // ce moment des plaisirs (4//6)
Parny
J'étais seul, l'autre soir, // au Théâtre-Français (6//6)
Musset
La césure est donc une notion métrique (et non rythmique) : sa place est indépendante de la distribution des accents et découle a priori du type de mètre choisi par le poète. En conséquence, la césure peut être respectée ou non (dans les vers pseudométriques) mais ne peut en aucun cas être déplacée, même si elle intervient entre des termes fortement liés syntagmatiquement (un proclitique et son terme d'appui par exemple).
Noirs inconnus, si nous // allions! allons! allons (6//6)
Rimbaud
Lorsqu'on observe la structure métrique (et non rythmique) d'un poème, on ne s'intéresse pas à la distribution des coupes rythmiques mais on cherche à identifier le ou les mètres, simples ou composés, impliqués dans la strophe. Dans le cas où un vers est susceptible de plusieurs positions de césure, pour définir le type de mètre auquel on a affaire, on cherche dans le poème quelle est la position de césure qui est toujours respectée.
Les fleurs des eaux // referment leurs corolles;
Des peupliers // profilent aux lointains,
Droits et serrés, // leurs spectres incertains;
Vers les buissons //errent les lucioles. (décasyllabe 4//6)Verlaine
La césure peut se trouver affaiblie chaque fois que la netteté de la reconnaissance du nombre est atteinte.
Ce peut être le cas si un premier hémistiche finit par un e caduc interconsonantique (e6// = césure lyrique) ou si un un second hémistiche commence par un e caduc interconsonantique (//e7 = césure enjambante). Ces types de césure étaient possibles jusqu'à la Renaissance parce que le e caduc était prononcé même en fin de mot. Depuis l'amuissement du e caduc à la Renaissance, la diction peine à prononcer des e caduc en fin d'hémistiche lorsqu'ils sont suivis par une césure, laquelle implique un certain arrêt de la voix, ou lorsqu'ils sont rejetés dans l'hémistiche suivant. C'est pourquoi depuis la Renaissance, ces césures sont proscrites. Elles ont été néanmoins réintroduites à la fin du 19e siècle comme transgressions métriques préparant la ruine du vers compté.
Périssez! puissance, // justic(e), histoire, à bas! (e6// = césure lyrique)
Rimbaud
Bonté, respect! Car qu'est-//ce qui nous accompagne (//e7 = césure enjambante)
Verlaine
Lorsque la césure tombe fréquemment entre des termes étroitement liés syntagmatiquement, il y a aussi contradiction entre la netteté du décompte métrique des syllabes et la diction anti-grammaticale du vers. La multiplication de ces atteintes finit par entraîner le dérèglement du jeu du vers (à partir de Rimbaud).
Mon Esprit! Tournons dans // la Morsure : Ah! passez
Républiques de ce // monde! Des empereurs (proclitiques + césure)Rimbaud
Lorsque la position de césure se trouve à l'intérieur d'un mot, l'identification du mètre est rendue impossible. Le vers est non césurable. On peut le considérer comme pseudo-métrique.
Nous la voulons! Indus//triels, princes, sénats
Rimbaud
La caractéristique majeure du discours en vers, c'est son
ambiguïté de structure. Quelle que soit en effet la forme
de versification adoptée (quantitative, accentuelle, numérique
ou libre
, c'est-à-dire typographique), le discours en vers
répond à deux formes simultanées, une forme linguistique
(la phrase ou le syntagme) et une forme du vers (par exemple le mètre
ou la ligne typographique).
Cette ambiguïté induit dans le discours en vers une virtualité de double lecture. Le discours en vers peut toujours se lire selon les ensembles linguistiques ou selon les ensembles constitutifs du vers.
Lorsqu'il y discordance entre ces ensembles, l'ambiguïté de la structure devient manifeste au point qu'on a pu dire qu'il y avait vers dès que dans un énoncé il avait une possibilité de déboîtement entre limites discursives et limites métrique (Milner, 1982). Et il en découle un certain nombre d'effets de sens.
Lorsqu'il y a coïncidence entre ces ensembles, cette ambiguïté n'apparaît pas de façon évidente. Elle n'en est pas moins présente dans le discours en vers: en effet la forme régulière du vers (métrique) tend vers une organisation du discours en parallélismes formels. Il y a donc bien interaction entre forme du vers et forme linguistique.
Dans la tradition des traités de versification, on donne souvent le nom générique d'enjambement à toutes les figures de discordance entre vers et discours.
Cependant, on peut se rallier aux propositions de Mazaleyrat (1974, 127) qui propose de distinguer entre rejet, contrerejet et enjambement.
On définira comme rejet une fin de syntagme discursif ou de phrase qui se trouve située au-delà d'une limite métrique. Par limite métrique, on entend aussi bien la césure que la fin de vers. Il y a donc des rejets au-delà de la césure et des rejets au-delà de la fin de vers.
Rejet au-delà de la césure.
Le peignoir sur la chair // de poule après le bain
Laforgue
Rejet au-delà de la fin de vers
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la mer, infusé d'astres et lactescentRimbaud
Un rejet entraîne souvent mécaniquement un contrerejet qui lui succède immédiatement.
Les bois noirs sur le ciel, la neige en bandes blanches
Alternent. La nature// a comme dix-sept ans.Charles Cros
Le rejet vers à vers de
Alternententraîne le contrerejet à la césure deLa nature.
On définira comme contrerejet un début de syntagme discursif ou de phrase situé en deçà d'une limite métrique.
Contrerejet en deçà de la césure
Toi qui planes avec // l'Albatros des tempêtes
Corbière
Contrerejet en deçà du vers
Oui, Canaris, tu vois // le sérail, et ma tête
Arrachée au cercueil pour orner cette fêteHugo
Un contrerejet implique souvent un rejet qui le précède immédiatement.
Ainsi, dans l'exemple ci-dessus, le contrerejet vers à vers
de et ma tête
est précédé du rejet
à la césure de le sérail
.
On distinguera entre, d'une part, les rejets et contrerejets , qui opèrent la mise en vedette d'un terme ou d'un syntagme bref, d'autre part l'enjambement qui consiste en un débordement de la phrase sur les limites métriques sans mise en vedette particulière d'un terme.
L'enjambement à la césure concerne donc un seul vers. L'enjambement vers à vers peut s'étendre sur deux vers ou plus.
La lune se balance aux bords de l'horizon;
Lamartine
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison...Baudelaire
vers libre
Dans le cas du vers libre
, l'ambiguïté de structure
du vers se situe entre la forme linguistique et la ligne typographique
(la liberté
du vers libre
n'est pas une liberté
de nombre, puisque l'on ne compte pas les syllabes dans le vers libre
,
c'est la liberté qu'a la ligne de s'interrompre quand bon lui semble).
Angelus! n'en pouvoir plus
De débâcles nuptiales! de débâcles nuptiales!...Jules Laforgue
Paradoxalement, au cours de son histoire, le vers libre
a fait
très peu usage de sa liberté (que ce soit chez les inventeurs
comme Gustave Khan ou Jules Laforgue, chez des modernistes comme Cendrars
ou chez les surréalistes). Il a plutôt joué de la coïncidence
entre ensembles discursifs (phrases ou syntagmes) et ensembles typographiques
(lignes) - au point qu'un critique comme Jacques Roubaud (1978, 115) a pu
parler d'un classicisme du vers libre
. Mais cette coïncidence
ne produit pas les effets de parallélisme qu'on observe dans le vers
métrique classique.
J'ai passé une triste journée à penser à mes amis
Et à lire le journal
Christ
Vie crucifiée dans le journal grand ouvert que je tiens les bras
tendus
Envergures
Fusées
Ebullition
Cris.
On dirait un aéroplane qui tombe.
C'est moi.Cendrars
Il n'en reste pas moins qu'il a également su, au cours de son histoire
jouer de la discordance. On retrouve donc dans les vers libres
les mêmes figures de discordance que dans le vers métrique
(rejets, contrerejets, enjambements) mais ces figures ne peuvent se produire
qu'aux limites de vers (fins de vers et débuts de vers) puisque
les vers libres
ne sont pas césurés.
semblables étaient les vaches au temps
de ronsard et pareille la brume et
semblables entre les draps à nu mises
les chairs pour le plaisir des bouchesJude Stefan
de ronsardetles chairsen rejet,eten contrerejet
Le vers libre
a cependant inventé de nouvelles formes
de discordance en manifestant que la ligne typographique pouvait
couper non seulement des phrases ou des syntagmes mais même des mots.
La poésie est inadmissible. D'ailleurs elle n'
existe pas, sans pantoufle, Sapho - sans pan-
toufle de vair - Cendrillon: petit tas de cendresDenis Roche
Les discordances du vers et du discours sont susceptibles de produire des effets sur plusieurs plans: la réception du discours (ou encore ce qu'on pourrait appeler le rythme du sens), le mimétisme du discours, la polysémie du discours et la polyphonie du discours.
Le jeu de la discordance entre vers et discours fait varier le rythme du sens en produisant un effet de suspens sémantique ou de précipitation sémantique.
Lorsqu'il y a rejet ou enjambement, la forme du discours apparaît comme inachevée alors que la forme du vers est déjà achevée. Du coup la signification du discours semble suspendue et comme en attente de réalisation. Le lecteur est amené à anticiper ces significations inaccomplies.
Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,
Comme s'ils regardaient // au loin, restent levés
Au ciel; on ne les voit // jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.Baudelaire
successivement, rejet à la césure d'
au loin, rejet vers à vers deau ciel, enjambement de l'avant-dernier vers sur le dernier.
Lorsqu'il y a contrerejet, le discours s'achève avant la fin du vers. Du coup la signification semble survenir trop tôt et se précipiter. De fait une nouvelle séquence discursive s'amorce dans la fin du vers créant un nouveau suspens.
Il dit: Debout! Soudain // chaque siècle se lève
Hugo
Trois mille six cents fois // par heure, la Seconde
Chuchote: Souviens-toi! //– Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit: Je suis AutrefoisBaudelaire
Ainsi, sur le plan de la réception, le jeu de la discordance règle et dérègle le flux des représentations. Et du même coup, il fait varier la sollicitation du destinataire à la construction du sens.
Secondairement, les figures de discordance peuvent avoir un effet
mimétique. Elles peuvent faire image
en imitant dans
le signifiant des mouvements ou des ruptures évoqués dans le
signifié (mouvements rapides ou lents, saccades, débordements,
ruptures, détachement)
Et la machine ailée en l'azur solitaire
Fuyait...Hugo
La clepsydre aux parois de roseaux
CouleDeguy
La discordance des limites métriques et des limites syntaxiques a pour effet de conjoindre et de disjoindre des ensembles sémantiques en dehors de leurs relations syntaxiques naturelles.
La conjonction de représentations favorise l'établissement de relations analogiques ou antithétiques entre elles.
Andromaque, je pense // à vous! Ce petit fleuve
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve.Baudelaire
Le rejet de
à vousplus le contrerejet dece petit fleuveassocie, dans le second hémistiche du premier vers Andromaque et le fleuve, sous la forme d'une pseudo-apposition à valeur métaphorique. Avant même que les vers suivants ne fassent du fleuve unmiroird'Andromaque, la discordance métrique suggère leur identification.
Plus loin, des ifs taillés // en triangle. La lune
D'un soir d'été sur tout cela...Verlaine
Le contrerejet du premier vers opère la conjonction d'une représentation triangulaire et d'un objet courbe, comme pour condenser le paysage en rapports géométriques, et ce indépendamment de la structure syntaxique qui, elle, est énumérative et traite ces objets successivement.
La disjonction d'ensembles sémantiques libère leurs virtualités de doubles sens.
Le peignoir sur la chair // de poule après le bain
Jules Laforgue
Le rejet de
pouleau-delà de la césure disloque le syntagmechair de poule, et y fait entendre un ou deux autre sens (le sens animal, grotesque, et le sens également dépréciatif defemme entretenue.
Des méduses dit-il des lunes des halos
Sous mes doigts fins sans fin // déroulent leurs pâleursAragon
Le contrerejet à la césure de
sans finrapporte fictivementsans finauxdoigts fins, jouant sur l'écho de sonorités, avant qu'on rétablisse la lecture syntaxique correcte qui fait desans finun complément dedéroulent.
je suis un désadapté inadapté
né-
vrosé
un impuissant
alors sur un divan
me voilà donc en train de conter l'emploi de mon temps.Queneau
La dislocation du mot
névrosépar le rejet en dégage un double sens - c'estde naissancequejese sentnévrosé- qui évoque les carrefours associatifs de la psychanalyse.
Ainsi la duplicité de structure du vers peut entraîner une polysémie du discours, que l'on peut lire selon le vers ou selon le discours, avec des valeurs différentes.
Il arrive même que cette polysémie renvoie à une polyphonie du discours: le vers, grâce à son ambiguïté de structure, a en effet le pouvoir de dire plusieurs choses à la fois, avec des voix qui peuvent être simultanément dissonantes au sein du Je lyrique.
Le peignoir sur la chair de poule après le bain
Jules Laforgue
La notation sensuelle du vers lu
selon le discoursest comme contestée par une voix dépréciative et antipoétique qui disloque le syntagmechair de poulepour y faire entendre des significations triviales.
Le vers métrique présente constitutivement une ambiguïté de structure, puisque le développement du discours s'y conjugue avec le retour du même (même nombre dans le mètre et mêmes sonorités dans la rime).
Une structure progressive y est doublée par une structure analogique. Il ne faut donc pas s'étonner que la forme du vers métrique, reposant sur des analogies formelles, prédispose à la construction d'analogies sémantiques dans le discours.
Le malheur de ta fille au tombeau descendue
Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale où ta raison perdue
Ne se recouvre pas?Malherbe
Le retour croisé des alexandrins et des hexasyllabes soutient l'analogie entre mort de la fille et deuil du père, perte de la vie et perte de la raison, descente au tombeau et égarement dans le labyrinthe.
L'horizon semble un rêve éblouissant où nage,
L'écaille de la mer, la plume du nuage,
Car l'océan est hydre et le nuage oiseau...Hugo
mise en parallèle de métaphores antithétiques hémistiche à hémistiche et vers à vers.
La rime est le retour en fin de vers métrique d'une homophonie portant au moins sur la dernière voyelle prononcée (éventuellement sur les phonèmes qui précèdent ainsi que la ou les consonnes qui suivent)
feu / peu
p-eau / drap-eau.
crist-a-l / vit-a-l
On parlera de rimes pauvres si l'homophonie porte sur un seul phonème (vocalique), de rime suffisante si elle porte sur deux phonèmes, de rime riche si elle porte sur trois phonèmes et plus.
À partir de Ronsard, dans un souci d'équilibrage de la longueur des vers, on adopte pour principe de faire alterner régulièrement des rimes masculines (terminées par une voyelle prononcée, éventuellement suivie d'une consonne) et des rimes féminines (terminées par un e caduc non prononcé au-delà de la voyelle homophonique).
Les rimes sont la manifestation la plus concrète de la logique du vers à vers selon lequel un vers métrique ne vient jamais seul. Dès lors que le principe de l'alternance des rimes est posé, toute rime de fin de vers crée une structure d'attente double (retour de la rime de même genre, doublet de rimes de genre opposé).
Dedans des Prez je vis une Dryade,
Qui comme fleur s'assisoyt par les fleurs,
Et mignotoyt un chappeau de couleurs,
Eschevelée en simple verdugadeRonsard
En revanche, même s'il existe des vers libres
rimés,
la rime n'y a pas de fonctionnalité, ni même de perceptibilité
à l'écoute (ce qui établit bien le caractère
typographique du vers libre
: pour être reconnue la
rime doit y être vue). En effet, dans le vers libre
la rime
ne vient surdéterminer aucun retour de forme. De fait, dans le vers
libre
, la rime a été généralement abandonnée
ou mise sur le même plan que des jeux d'échos au sein du vers.
Armorial d'anémie!
Psautier d'automne!
Offertoire de tout mon ciboire de bonheur et de génie,
À cette hostie si féminine,
Et si petite toux sèche maligne,
Qu'on voit aux jours déserts, en inconnue,
Sertie en de cendreuses toilettes qui sentent déjà l'hiver,
Se fuir le long des cris surhumains de la Mer.Jules Laforgue
Dans les genres non lyriques (discours dramatique, poésie descriptive ou narrative) la rime est le plus souvent plate, c'est-à-dire qu'elle répond à l'agencement AAbbCCdd.... Les rimes plates ne constituent pas de strophes.
Quoi? le beau nom de fille est un titre, ma sœur,
Dont vous voulez quitter la charmante douceur,
Et de vous marier vous osez faire fête?
Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête?Molière
Une strophe est un assemblage de vers répondant à un agencement de mètres et de rimes créant une structure d'attente. Il y a structure d'attente dès que le retour de la rime (ou du mètre) cesse de répondre à une succession simple, ainsi lorsqu'on fait se succéder des rimes croisées (AbAb) ou embrassées (AbbA), ou lorsqu'on se propose des schémas plus complexes (aBaaB, aaBccB, etc.).
À la cohérence formelle de la strophe (réalisée par le schéma de rimes) correspond en général une cohérence sémantique et syntaxique. Une strophe finit la plupart du temps par une ponctuation forte. Il y a cependant des cas de discordance entre strophe et discours analogues à ceux qu'on observe au plan métrique (rejets, contrerejets ou enjambements strophe à strophe).
De même qu'un mètre ne vient jamais seul, une strophe ne vient en principe jamais seule mais répète toujours son schéma au moins une fois.
Jusqu'à la fin du 19e siècle, lorsque l'on constitue des strophes hétéromètres (constituées de mètres différents), à des mètres identiques correspondent généralement des rimes identiques dans la strophe.
En Grèce! en Grèce! adieu, vous tous! il faut partir!
Qu'enfin, après le sang de ce peuple martyr,
Le sang vil des bourreaux ruisselle!
En Grèce ô mes amis! vengeance! liberté!
Ce turban sur mon front! ce sabre à mon côté!
Allons! ce cheval, qu'on le selle!Hugo
Schéma de rimes: AAbCCb
Schéma de mètres: 12-12-8-12-12-8
On notera cependant le cas du vers libre classique. Le vers libre classique, tel qu'il est pratiqué dans les Fables de Lafontaine, consiste en une composition libre de mètres traditionnels afin d'en exploiter les virtualités expressives. Or, dans le vers libre classique, on peut avoir, à côté de rimes plates, des agencements de rimes non plates sans constitution de strophes (c'est-à-dire de retours de l'agencement des mètres et de l'agencement des rimes).
Le Chêne un jour dit au Roseau
Vous avez bien sujet d'accuser la Nature;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau
Vous oblige à baisser la tête:
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du Soleil,
Brave l'effort de la tempête.
...La Fontaine
Schéma de mètres: 8-8-12-8-8-8-12-12-8
Schéma de rimes:AbAbAcDDc
Au 20e siècle, lorsqu'il y a contrariété entre rimes et mètres, on parle de contrerimes par référence au titre du recueil de Paul-Jean Toulet (1921) fondé sur ce principe.
Chaque bruit m'est connu comme un trouble
Qui vient de toi
Il n'est de plus terrible loi
Qu'à vivre double
...Aragon
Chaque heptasyllabe rime avec un tétrasyllabe.
La rime explore dans la langue des homophonies de mots ou de fins de mots. Et du même coup, elle opère des associations sémantiques arbitraires entre termes de la langue. Toute une part de l'identité d'une langue tient aux carrefours imaginaires spécifiques que l'homophonie y dessine: ainsi c'est seulement en français que mer
et mère
sont associés par l'homophonie
La poésie rimée s'efforce de récupérer ces hasards de la langue comme une ressource d'invention sémantique. Cependant, historiquement, des attitudes opposées vis-à-vis de l'arbitraire de la rime se sont succédé.
Schématiquement, là où les classiques ont essayé de réduire l'arbitraire des associations sémantiques de la rime, les romantiques et leurs successeurs l'ont exploité comme une ressource de surprise.
Les classiques ont recherché dans la langue des homophones qui étaient aussi soit des homonymes (ou des termes sémantiquement) soit des antonymes (termes en opposition sémantique).
Par ailleurs, ils ont la plupart du temps évité l'hétérogénéité lexicale, c'est-à-dire l'assemblage de mots à la rime trop dissemblables par la longueur (pas de monosyllabes rimant avec des mots longs) ou par la catégorie grammaticale (pas de mot-outils rimant avec des mots sémantiquement pleins).
À partir des Orientales de Victor Hugo (1829), les poètes du 19e siècle ont au contraire cherché à assembler par la rime des termes lexicalement et sémantiquement éloignés. Ils ont privilégié l'hétérogénéité lexicale et sémantique (le contraste plutôt que l'analogie ou l'antithèse);
marines/narines, se traîne/Ukraine, d'eux/deux, spahis/maïs, Barcelone/colonne, dune/d'une
Hugo, Les Orientales
Cette tendance s'est accentuée jusqu'à culminer avec les Odes funambulesques de Théodore de Banville (1857) qui transforment la rime en véritables jeux de mots, associant de façon inattendue des termes lexicalement hétérogènes et de registres éloignés.
frontons/croûtons, charabia/tibia, hydromel/Brummel, ils font/profond, astuces/Russes, notaires/panthères
Banville, Odes funambulesques
Historiquement le principe de l'ambiguïté de structure du vers a d'abord servi à mettre en valeur des jeux de concordance entre forme et discours, répondant à une image harmonique et totalisante du monde. À partir du 19e siècle, il a plutôt privilégié les jeux de la discordance, de l'impair et de la méprise - activant du même coup polysémie et suggestions sémantiques:
De la musique avant toute chose
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelques méprise:
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'Indécis au Précis se joint;Verlaine, Art poétique, 1882
Le vers libre
, pour sa part, sans renoncer aux jeux de la concordance
ou de la discordance, a rompu avec le principe métrique du vers
à vers
. Il ne se conçoit pas en dehors de l'espace typographique
de la page. C'est un vers visuel et non plus oral. Et il présente
la parole poétique comme une suite d'instants immédiats et
discontinus, dans un monde qui a renoncé à la totalisation
et qui privilégie l'instantanéité.