Disciplina Clericalis

Va : Trois traductions distinctes

Trois traductions distinctes, aux intentions divergentes

L’examen des prologues suffit à établir que des intentions divergentes ont présidé à la composition de chacun de ces textes. La Disciplina clericalis de Pierre Alphonse commence par une prière1 . Celle-ci est reprise avec une abréviation par l’auteur de la Descepline de clergie en prose, qui cherche manifestement à donner accès le plus directement possible à l’œuvre de Pierre Alphonse, en effaçant autant que faire se peut toute trace du travail du traducteur. Le célèbre médecin espagnol dont le nom fait autorité est présenté comme l’unique auteur du livre :

  • Pierres Aufunses, sers de Jhesu Christ, qui fist che livre, dist : « Je rench graces a
    Dieu qui a donné sapience et raison a homme… »

La traduction en prose se veut un calque transparent, elle ne laisse aucun espace d’expression à la personnalité du traducteur et n’explicite en rien les objectifs qu’il poursuit par son travail. On a déjà souligné que, contrairement à ce que pensait Méon, ce texte n’est pas une mise en prose du 15e s. Il est plus ancien puisqu’il nous est transmis par un manuscrit du 14e s. Peut-être n’y a-t-il pas une si grande distance temporelle entre les traductions en vers et celle en prose. Il conviendrait d’étudier cette dernière de plus près pour en préciser la date. Une appréciation sommaire ne semble pas fournir de grande différence de vocabulaire avec des traductions en prose de la seconde moitié du XIIIe s. comme celle de la Consolation de philosophie par Jean de Meun, par exemple. Pour le déterminer, une analyse morphologique et lexicale minutieuse serait nécessaire, ainsi qu’un examen attentif des techniques de traductions mises en œuvre2 .

Les premiers vers du Chastoiement d’un père à son fils révèlent une toute autre stratégie. Ils ne signalent pas que l’ouvrage qu’ils introduisent résulte d’une traduction, mais cette fois ce silence revient à escamoter la source latine :

  • Li peres son fill chastioit,
    Sen et savoir li aprenoit.
    Beax fils, dit il, a moi t’entent,
    Ne laisse pas coler au vent
    Ce que ton pere te dira :
    Se tu l’entenz, il te vaudra.
    Beax filz, enten sen et savoir
    Qui molt valt miex que nul avoir.

Le Chastoiement d’un père à son fils se présente ici comme une œuvre autonome, sans liens explicite avec la Disciplina clericalis. D’une manière générale, cet ouvrage, pourtant assez fidèle à son modèle, réduit la polyphonie du texte de Pierre Alphonse. Il se présente comme un dialogue éducatif entre le père et le fils. Dans le recueil latin, les exemples ont bien une valeur didactique, mais ils sont placés aussi bien dans la bouche d’un maître s’adressant à son élève, dans celle d’un arabe ou d’un philosophe que dans celle d’une figure paternelle. Le premier vers du Chastoiement donne bien la mesure de ce rétrécissement de la perspective. Le rapport d’enseignement est toujours rétabli en faveur du père. Il arrive que Pierre Alphonse délègue la parole au fils pour le charger de raconter certaines histoires (exemple XVIII, de semita), mais le traducteur, lui, s’en tient toujours à sa formule de base.

L’auteur de la "version A" occupe, quant à lui, une position moyenne. Il reprend la présentation du livre d’après le prologue original et donne un résumé de la prière initiale de Pierre Alphonse. Cependant il ne s’agit pas ici de passer sous silence l’industrie du clerc qui s’attache à translater le livre latin. Le prologue s’articule autour du topos bien connu de la valeur de la sagesse et des vertus de sa transmission. Le projet de l’auteur de cette traduction est clairement mentionné au vv. 79-86 de l'édition de la Société des Bibliophiles

  • Por ce que je vei et sei bien
    Que devant sens ne passe rien,
    Voil Pierre Anfors translater,
    Et si me puis d’itant vanter
    Que si Dex me veut maintenir
    Tant q’a chief en puisse venir,
    Et del latin le romanz traire,
    N’en est nul qui plus deie plaire.

Cette traduction, d’un grand intérêt sur le plan littéraire, met particulièrement en lumière l’un des aspects les plus originaux de la Disciplina clericalis, qui tient dans une très subtile définition de la sagesse et de son rôle. Comme son modèle, elle dépeint la clergie comme une pratique du savoir capable de donner au disciple qui accepte de s’y plier des compétences sur le plan spirituel aussi bien que temporel. Le sage sait se comporter en société, mais il ne s’attache pas pour autant aux biens de ce monde. Tout en affichant une certaine ambition philosophique, cette œuvre cléricale ne méconnaît pas les courants littéraires de son temps et le fait savoir par de fréquentes allusions intertextuelles, en particulier aux fabliaux3. Le cadre narratif du « chastoiement » paternel n’occupe pas ici la place déterminante qui lui est dévolue dans l’autre traduction.

Pour donner une idée du traitement foncièrement différent que chacune des deux traductions réserve à son texte source, nous pouvons comparer les passages qui, dans la Disciplina clericalis et dans les traductions en vers racontent l’altercation entre un vilain et un loup, à propos des bœufs que le paysan a imprudemment maudit en les vouant au terrible carnassier4 . Cette dispute sert d’amorce à la célèbre fable du loup et du renard dans le puits. On constatera aisément que le traducteur des Fables Pierre Aufons affectionne les amplifications descriptives, comme celle qui concerne les bœufs du vilain, vv. 19-24. Il ne dédaigne pas de faire référence au Roman de Renart, puisqu’il convoque, pour tenir le rôle du goupil et du loup, les personnages de Renart et d’Ysengrin. De son côté, le texte du Chastoiement ne s’attarde guère à développer les dialogues ou les descriptions. Il affectionne la brièveté au point de renoncer à donner la parole aux acteurs du récit, même si le texte source invite à le faire. On comparera sur ce point les vv. 15-20 de cette traduction aux vv. 44-65 de l’autre. Là ou Pierre Alphonse esquissait un dialogue entre le loup et le vilain, un des traducteurs se sert du discours indirect et résume à l’extrême la discussion (« Tant parolent », v. 19). L’autre construit toute une petite scène qui reprend les termes de la dispute ébauchée dans la Disciplina clericalis. Les arguments du vilain (si verbum dixi, non tamen sacramento firmavi) et du loup (Habere debeo, quia concessisti) y figurent en bonne place (vv. 51-58). On cherchera en vain, dans ces conditions, des points de contact entre les deux textes français. Mis à part un certain nombre de termes incontournables, on ne repère pas de lexique commun aux deux textes, pas plus que de tournures syntaxiques ou de chevilles narratives semblables. Rien ne permet donc de postuler un ancêtre français commun ou de présenter l’une des traductions comme un abrégé ou une amplification de l’autre.

 

 


1 En voici l’incipit : « Dixit Petrus Alfunsus, servus Christi Ihesu, compositor huius libri : Gratias ago Deo… » Le texte des différents prologues figure dans l’annexe 2.

2 L’évaluation du ms. de Toulouse, Bibl. Mun. 812 apporterait certainement aussi de nouveaux éléments de réflexion.

3 FOEHR-JANSSENS, Yasmina, « Un assemblage nouveau: les histoires sur la ruse des femmes dans la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse », à paraître dans « La Circulation des nouvelles au Moyen Age », sous le dir. de Luciano Rossi et Anne Darmstetter, actes de la journée d’études du 24 janvier 2002, Editions dell’Orso (Textes et Etudes).

4 Voir annexe 1.