LE PROJET

À la croisée de l’histoire de l’esclavage et de l’empire français, ce projet porte sur la construction, au XVIIIe siècle, de nouveaux modèles de masculinité fondés sur l’exercice de la violence, à rebours de sociétés européennes pacifiées. Les sociétés nouvelles nées dans la Caraïbe entre le XVIe et le XVIIIe siècles, véritable laboratoire de la colonisation européenne en Amérique, sont fondées sur une violence généralisée. Or les acteurs qui perpétuent cette violence, planteurs ou gérants de plantations, mais aussi artisans et soldats, sont le plus souvent venus d’Europe, une région du monde alors marquée par un reflux de la violence, en lien avec une civilité élaborée dans les cours de la Renaissance. La pacification masculine européenne, fondée sur un modèle de virilité patriarcal, participe de la mise à distance des effets concrets d’une violence coloniale lointaine, alors même que, dans les faits, les circulations d’individus, d’idées, de biens matériels et de capitaux sont croissantes. Le rôle cardinal de la violence dans les valeurs masculines dominantes en société esclavagiste, entre en tension avec les masculinités hégémoniques européennes dont l’étude constitue un champ de recherche très dynamique. Ce projet porte sur ces tensions, dans les îles de la Caraïbe sous souveraineté française, encore peu étudiées en histoire du genre, malgré des travaux précieux sur les libres de couleur et sur la sexualité contrainte imposée aux femmes esclaves. L’objectif principal du projet est donc double : cartographier la violence générale des relations sociales (qui n’est pas uniquement raciale) ; identifier l’effet de cette violence sur l’émergence de nouveaux modèles de masculinité et sur la manière dont les hommes s’adaptent ou résistent à ces différents régimes de masculinité.

Pour ce faire, cette enquête se décline en trois objectifs spécifiques. Le premier axe porte sur la violence des hommes entre eux, lorsqu’elle est illégitime et intolérable socialement, à travers les conflits portés en justice et criminalisés. Le second vise à identifier, sur la base de cette première enquête, la reformulation en société esclavagiste des normes métropolitaines de genre par l’étude des blancs dominants, planteurs mariés et officiers royaux. Le troisième objectif de recherche porte sur la place trouble qu’occupent les blancs dominés dans la hiérarchie masculine esclavagiste, « gens à gage » au service de planteurs et soldats décrits comme « nègres blancs » en 1768 par le gouverneur de Saint-Domingue.

La méthode de travail s’appuie sur l’exploitation d’archives judiciaires méconnues, mais déjà identifiées avant le début du projet. Un dépouillement systématique des dossiers d’homicides et de violence commis par des libres, aujourd’hui conservés principalement dans les fonds des Archives Nationales d’Outre-Mer, à Aix-en-Provence (France), sera effectué. Ces données seront intégrées dans une base de données collaborative. La deuxième étape sera celle de l’exploitation de données micro-historiques, à partir de dossiers judiciaires très riches (comportant surtout des témoignages) et de correspondances privées, elles aussi déjà identifiées, et qui feront l’objet d’éditions critiques.

L’analyse des données récoltées sera confrontée aux recherches en cours sur les autres empires esclavagistes, à travers une série de rencontres (séminaires et colloques). Les résultats escomptés devraient permettre de répondre aux lacunes historiographiques en analysant la centralité de la violence dans la définition des modèles de masculinité et d’enrichir ainsi la connaissance des élites esclavagistes françaises de la Caraïbe. Le projet donnera de nouveaux outils aux chercheurs en rendant accessible des sources méconnues, qui livrent les voix des esclaves comme des colons. Ce projet devrait aussi avoir un impact important sur l’histoire des sociétés coloniales en langue française, et participer à la réflexion collective sur l’implication effective des élites européennes dans l’expansion esclavagiste, dont témoignent par exemple les recherches en cours sur le patrimoine et les acteurs coloniaux genevois.

 

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