ÉTAT DE LA RECHERCHE
Les récents succès de L’Histoire mondiale de la France (Boucheron, 2017) et Les mondes de l’esclavage (Ismard, 2021) participent d’un ample mouvement de travaux en histoire connectée, comparée, transnationale et globale, qui place les régimes de travail contraint au cœur du récit historique. Ces champs historiographiques privilégient la violence des échanges qui animent les amples circulations humaines dans le monde, tandis que l’histoire impériale des colonisations analyse les cadres politiques et juridiques de la première mondialisation qui a lieu entre la fin du XVe siècle et le début du XIXe siècle (Ruggiu, 2018 ; Houllemare, 2023). Ce projet s’inscrit dans cette double perspective d’histoire globale et impériale, par l’analyse de la violence interpersonnelle dans l’entreprise coloniale européenne et de ses effets sur les régimes de genre. Cette perspective intersectionnelle permet d’envisager la hiérarchie sociale à l’articulation des dynamiques de race et de genre, mais aussi d’ordre et de positions économiques propres aux sociétés d’Ancien régime. La prise en compte des circulation des normes et des pratiques entre l’Europe et ses territoires colonisés en fait aussi un jalon dans l’écriture d’une nouvelle histoire de l’empire français. Cette étude d’histoire des masculinités s’appuie tout d’abord sur les acquis de l’histoire sociale de la colonisation européenne en Amérique à partir du XVIe siècle. La Caraïbe est le premier espace par lequel les conquistadores espagnols appréhendent l’Amérique, continent qu’ils nomment d’après le prénom du navigateur florentin Amerigo Vespucci. Bien que quasiment disparus dès le XVIIe siècle, les Karibs (aussi appelés Kalinagos) donnent leur nom au vaste archipel qu’on nomme aussi Antilles, un terme tiré du portugais et qui désigne une île imaginaire. Qualifiées au XVIIe siècle de West Indies, Indes occidentales ou Îles de l’Amérique, ce n’est qu’au XXe siècle que la Caraïbe est identifiée comme telle. Avec la quasi-disparition des autochtones dans le premier siècle de l’échange colombien, puis l’introduction d’esclaves africains en lien avec la culture du sucre et du café, la Caraïbe constitue le creuset de la colonisation européenne. Région relativement réduite, mais traversée d’intenses circulations maritimes, la Caraïbe constitue aussi un observatoire privilégié de dynamiques plus générales.
Son histoire, avant tout économique et sociale, a longtemps privilégié l’étude des « habitations », ou plantations, dans lesquelles le travail, organisé hiérarchiquement, et mobilisant une main d’œuvre servile d’ascendance africaine, vise à l’exportation de biens agricoles pour un profit commercial. A partir des travaux fondateurs de Gilberto Freyre (1933) et de Charles Wagley (1957) sur l’Amérique des plantations, la plantation est apparue comme une institution totalitaire, lieu de travail et de vie à la fois de la main d’œuvre servile prise dans des relations de domination d’une grande violence. Une tradition d’histoire économique a étudié la plantation comme complexe agro-manufacturier intégré (Butel, 2007 ; Schnakenbourg, 1980). L’histoire urbaine des ports antillais éclaire la complexité du tissu social colonial, alors que l’histoire atlantique a resitué la Caraïbe dans les circuits du grand commerce mondial. Les travaux d’histoire impériale participent pleinement du renouvellement de cette histoire économique et sociale, avec des recherches qui mettent en évidence l’importance des liens et des circulations entre colonies, dans les empires (Rushforth, 2012), dans la grande Caraïbe (Vidal, 2014) ainsi qu’à travers les frontières impériales (Covo, 2022). L’historiographie explore aussi l’histoire des villes coloniales, qui ne sauraient être réduites à des points d’accès vers les plantations, mais constituent des espaces sociaux complexes (Perrotin-Dumon, 2000), où les logiques raciales sous-tendent les conflits publics autour de la noblesse, de la milice ou de l’honneur (Ogle, 2003 ; Bonnefoy, 2019 ; Forestier, 2022). Ces réflexions sur les circulations se prolongent dans les réflexions sur les « géographies rivales », c’est-à-dire la manière dont les populations esclaves s’approprient à leur manière des espaces qui répondent à leurs besoins (Camp, 2004 ; Rushforth, 2019).
Dans la Caraïbe, l’exploitation d’une main d’œuvre réduite en esclavage qui remplace rapidement les engagés européens dans le dernier tiers du XVIIe siècle, entraine la fondation de sociétés brutales, dans lesquelles la violence des maîtres, au cœur du maintien de l’ordre racial, est légitimée par le droit et prolongée par la répression orchestrée par les autorités officielles. Les esclaves peuvent aussi résister à cet ordre colonial, au quotidien ou par la révolte menant jusqu’à la révolution haïtienne (Ghachem, 2012). L’établissement et le renforcement de la barrière raciale, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, constitue ainsi un champ majeur d’études en histoire coloniale du monde atlantique, tout particulièrement dans les îles de la Caraïbe. La Caraïbe française (Saint-Domingue, Martinique et Guadeloupe principalement), reste moins étudiée que les îles relevant d’autres empires, telle que la Jamaïque britannique ou les îles vierges danoises, alors même que son système judiciaire en fait un cas d’étude particulièrement original. En effet, la pratique de la rémission génère une intense circulation d’informations en direction du secrétariat d’Etat de la Marine. Dans ces textes, les normes sociales coloniales sont explicitées pour les rendre intelligibles par les lecteurs métropolitains chargés d’évaluer la pertinence de la clémence royale vis-à- vis des violences commises par des colons (Houllemare, 2023). Ces sociétés insulaires, de plus, sont caractérisés au cours du XVIIIe siècle par un enrichissement rapide des élites, sous l’impact du développement de la culture du sucre, qui mobilise un nombre croissant d’esclaves, puis de celle du café à partir des années 1760. L’économie de plantation génère aussi une démographie très déséquilibrée. Le premier recensement de Saint-Domingue, en 1687, comporte 8000 habitants, dont 4500 blancs. Un siècle plus tard, en 1789, ce sont 32000 blancs et 28000 libres de couleur pour 500 000 esclaves qui peuplent la colonie (Régent, 2007). Cette période constitue un observatoire des dynamiques de genre induites par ces transformations rapides, et le fort déséquilibre de genre qui les accompagne : à la fin de la période, les femmes représentent 40% des esclaves et 55% des libres de couleur, mais seulement 20% des blancs. Les hommes forment donc une grande majorité de la population, le plus souvent immigrée (75% des blancs, 67% des esclaves, mais seulement 5% des libres de couleur). C’est pourquoi le XVIIIe constitue un moment privilégié pour étudier leurs relations entre eux.
La recherche sur la racialisation a éclairé les tensions entre statuts légal et social des libres de couleur (Rogers, 1999 ; King, 2001 ; Garrigus, 2006), comme les stratégies d’ascension sociale fondées sur le « blanchiment », dans lequel le droit et les preuves écrites d’affranchissement et de liberté jouent un rôle fondamental (Hébrard et Scott, 2012). Cependant, la description de la hiérarchie sociale blanche, réduite et simplifiée au regard des critères européens de l’époque, pour se rapprocher d’une société de quasi égaux, demande encore à être approfondie, tout comme les relations qu’elle entretient avec les libres de couleur. Les travaux de Charles Frostin (1975) ont montré l’existence d’un groupe de « petits blancs », dont les frustrations économiques débouchent, à Saint-Domingue, sur une réelle contestation politique. La moitié des blancs de cette colonie sont des artisans, employés, ou encore vagabonds et surtout déserteurs, méprisés par les libres de couleur propriétaires de petites exploitations caféières. Malgré quelques études micro-historiques précieuses (Cheney, 2017), la complexité sociale de la Caraïbe française reste donc un point aveugle de l’historiographie.