Les aveugles expriment-ils leurs émotions comme les voyants ?
Expressions faciales produites par des athlètes aveugles (gauche) et les athlètes voyants (droite). Images de l’étude de Matsumoto & Willingham publiée en 2009. © Bob Willingham
De la naissance à l’âge adulte, les expressions faciales jouent un rôle prépondérant dans les interactions sociales. La peur, la joie, la colère, toutes les émotions sont exprimées et comprises par des codes universels. Le sens commun voit en cela un acte d’imitation : les enfants imitent leurs parents en reproduisant les mimiques propres à chaque émotion. Mais si cela est vrai, qu’en est-il des personnes aveugles de naissance? Expriment-elles leurs émotions de la même manière? Des chercheurs de l’Université de Genève (UNIGE) ont analysé 21 études scientifiques, conduites entre 1932 et 2015, afin de répondre à cette question. Leur synthèse est à lire dans la revue Psychonomic Bulletin & Review.
Depuis les travaux de Darwin, un débat se maintient sur la nature de l’expression des émotions chez l’être humain. Les expressions de peur, de joie ou encore de colère sont-elles innées ou apprises, modelées et renforcées lors des différentes observations et échanges visuels de la vie sociale ? Les personnes aveugles de naissance constituent un groupe d’étude privilégié pour clarifier ce débat. Si celles-ci produisent des expressions faciales similaires aux voyants sans avoir recours à l’expérience visuelle, cela peut être un élément de preuve montrant que ces comportements sont au moins en partie innés.
Une méthodologie affinée
L’équipe du professeur Edouard Gentaz, de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FAPSE) de l’UNIGE, s’est penchée sur 21 recherches scientifiques ayant trait à l’expression des émotions chez les personnes aveugles de naissance. Des années 30 aux années 80, les scientifiques observaient principalement des bébés aveugles et ils ont constaté que leurs expressions étaient similaires à celles de bébés voyants, appuyant la thèse d’un caractère émotionnel inné et universel. Cependant, cette méthode restait dépendante du regard subjectif des chercheurs. A partir des années 80, la possibilité de réaliser une analyse affinée des muscles impliqués lors de l’expression de chaque émotion (méthode nommée FACS) a permis de confirmer ces résultats : lorsqu’une personne aveugle exprime spontanément une émotion, comme la surprise, celle-ci utilise les mêmes muscles et est semblable à celle d’une personne qui voit. Toutefois, lorsque les chercheurs demandaient à un aveugle d’exprimer des émotions sur commande, ils constataient des différences par rapport aux normes expressives attendues. Idem dans les années 2000. Les scientifiques ont analysé les JO paralympiques de 2004. Les athlètes aveugles et voyants exprimaient de manière similaire leur joie et leur déception, y compris les sourires forcés de ceux qui terminaient deuxième, si près du but.
L’importance de faire des grimaces devant un miroir
« Le fait que les mêmes muscles travaillent lors de l’expression spontanée des émotions peut constituer une preuve que celle-ci est innée et universelle, et non pas uniquement dépendante d’un apprentissage social par imitation », confirme Edouard Gentaz. « Par contre, le fait qu’ils ne puissent pas reproduire volontairement ces émotions montre l’importance des conventions sociales dans l’apprentissage de l’intensité de l’expression de l’émotion », ajoute-t-il. En effet, un enfant voyant a de multiples occasions de s’entraîner à exprimer ses émotions, par exemple devant un miroir. Il apprend ainsi à doser son expression en fonction du résultat qu’il souhaite obtenir. Les personnes voyantes acquièrent donc un paramétrage de l’expression des émotions que les aveugles, privés de ces possibilités d’entraînement, ne peuvent que difficilement obtenir. D’où leur difficulté à doser l’intensité de l’expression d’une émotion sur commande.
Le rôle des autres sens dans l’expression des émotions
L’impact de la vision nous paraît évident dans l’expression, mais aussi dans la perception de l’expression d’une émotion. Toutefois, une personne aveugle ne dispose pas de ce sens pour comprendre et interpréter les émotions d’un tiers. Quel rôle jouent alors les autres sens, comme le toucher et la voix ? « Nous travaillons justement sur la manière de remplacer le regard par d’autres moyens pour communiquer l’état émotionnel, notamment par l’usage des autres sens », expose Dannyelle Valente, chercheuse à la FAPSE de l’UNIGE. Il s’agit de faire en sorte qu’une personne aveugle puisse avoir accès aux codes émotionnels, sous forme de maquettes ou de dessins à toucher par exemple. Le fait de pouvoir toucher leur propre visage est un grand atout pour cet apprentissage. Tout en valorisant leurs propres perceptions, les aveugles peuvent apprendre à gérer l’intensité de l’expression de ses émotions.
Contact: Edouard Gentaz, +41 22 379 90 93 et Dannyelle Valente, +41 22 379 04 90
4 juil. 2017