Des sardines aux sources de la biodiversité
Une nouvelle approche méthodologique révèle l’origine de la diversité génétique dans le bassin amazonien et permet d’estimer l’impact des interventions humaines futures.
La sardine amazonienne. Source: Queiroz et al. (2013). Peixes do Rio Madeira. Dialeto. © A. Galuch
Le fleuve Amazone abrite la plus grande biodiversité de poissons d’eau douce du monde. Quelle est donc l’origine de ce foisonnement d’espèces? Des chercheurs de l’Université de Genève (UNIGE) ont intégré un éventail de facteurs potentiels dans un même modèle statistique pour étudier la genèse de la diversité génétique au sein d’une espèce typique, la sardine amazonienne. Publiée dans la revue PLOS ONE, leur étude décrit la contribution de chaque facteur et les synergies à l’œuvre au cours du temps. Cette approche, qui peut facilement être utilisée pour n’importe quelle espèce, pourrait être intégrée dans l’étude de l’impact de divers chantiers prévus, tels que la création de nouveaux barrages sur l’Amazone, ainsi que toute altération humaine d’envergure dans divers écosystèmes.
L’immense réseau d’affluents et la diversité des milieux drainés par le fleuve Amazone entraînent l’apparition fréquente de nouvelles espèces. Pouvoir identifier les nombreux facteurs de diversification impliqués, leur contribution respective et leurs interactions est essentiel pour la préservation des espèces et la prévision des conséquences des activités humaines. «Nous avons utilisé une méthode d’analyse qui combine des techniques de génétique et de mathématiques, en y confrontant les différents facteurs possibles et en les corrélant entre eux», explique Juan Montoya-Burgos, chercheur au Département de génétique et évolution de la Faculté des sciences de l’UNIGE.
L’Amazone coupée en deux au temps des glaciations
En collaboration avec des chercheurs des universités de São Paulo et de Rondônia, au Brésil, les scientifiques ont choisi la sardine amazonienne comme espèce représentative de l’ensemble du bassin, qui s’étend sur plus de 7 millions de kilomètres carrés, et collecté des échantillons provenant de nombreux affluents de l’Amazone. Ils ont découvert que cette espèce contient trois populations génétiquement très différentes, assorties de variations au sein d’une même population. «Des facteurs multiples, tels que la végétation des plaines inondées ou la composition chimique de l’eau, auparavant proposés comme facteurs individuels de divergence, ont en fait agi conjointement et souvent en synergie, pour diviser cette espèce en trois lignées distinctes», ajoute Luiz Jardim de Queiroz, chercheur à l’UNIGE et premier auteur de l’étude.
L’un de ces facteurs remonte à une époque géologique proche, le Pléistocène récent (de 500’000 à 12’000 ans). Durant les périodes climatiques sèches de cette époque, les eaux blanches du Haut Amazone ont été temporairement déconnectées des eaux sombres du Bas Amazone. L’isolation des sardines dans les deux régions a conduit à une spécialisation adaptative aux deux types d’eau, dont la composition chimique diffère –notamment en acidité et en quantité de limon–, au point que les poissons ne se mélangent plus lorsque ces eaux se rejoignent.
C’est la première fois que la contribution de chaque facteur, seul ou combiné, est révélée à l’aide d’un même modèle statistique qui permet d’identifier, parmi tous les facteurs proposés et mesurés, lesquels expliquent les changements dans la variable d’intérêt, en l’occurrence la diversité génétique au sein d’une espèce. « Dans le cas des sardines, l’interaction de l’impact des chutes d’eau et de la distance géographique entre les populations de sardines est responsable de 38% de leur différentiation génétique. L’effet de la taille des plaines inondables, pour sa part, explique à lui seul 23% de cette différentiation. Cet effet, beaucoup plus important que supposé, fait reculer le rôle de la chimie de l’eau, dont l’incidence avait été mise en avant, à 3% seulement», indique Luiz Jardim de Queiroz.
Elaborer des stratégies de préservation adéquates
Les modifications humaines du paysage amazonien qu’entraineront par exemple les nouveaux barrages prévus dans des affluents majeurs de l’Amazone, auront aussi un impact sur les processus de différenciation génétique des organismes aquatiques et menaceront leur diversité: «Pour élaborer des stratégies de préservation dans ces régions, des évaluations devraient être faites pour déterminer la diversité des espèces et le rôle joué par les particularités du paysage, telles que les cascades, la composition de l’eau et celle des plaines inondables», détaille Juan Montoya-Burgos.
Les résultats obtenus grâce à cette analyse complexe de corrélations multiples illustrent la puissance des méthodologies appliquées, pour la première fois, dans l’étude de la biodiversité amazonienne. Cette nouvelle approche, qui peut inclure autant de facteurs que souhaités, permet d’estimer de façon plus précise la portée des interventions humaines dans divers écosystèmes terrestres ou aquatiques, car elle peut être mise en œuvre facilement pour n’importe quelle espèce.