Gouvernance de l’eau : et si trop de règles tuait les règles ?
En analysant la gouvernance de l’eau dans six pays européens depuis 1750, des chercheurs de l’UNIGE et de l’UNIL démontrent une tendance à l’inflation de règles qui, loin d’améliorer les choses, génère d’importants dysfonctionnements du système.
Schéma présentant l’apport de chaque nouvelle règle à la capacité d’ensemble de coordination de la gouvernance dans le temps; c’est-à-dire l’ “amélioration” de la gouvernance apportée par chaque nouvelle règle. Les différentes phases sont visibles avec une amélioration de plus en plus forte jusqu’à un point de retournement, où l’amélioration devient ensuite de plus en plus faible. Un exemple de lecture pour le cas suisse (courbe marron): A partir de 1850, chaque nouvelle règle améliore de plus en plus la capacité de coordination. Cette capacité stagne à son point culminant durant la première partie du XXe siècle, pour ensuite s’étioler peu à peu. Ainsi, en 2006, la capacité d’amélioration de la coordination de chaque nouvelle règle retrouve un niveau de l’ordre de celui atteint durant la seconde moitié du XIXeme siècle. © UNIGE
La consommation des ressources environnementales est régulée depuis des siècles, dans l’objectif d’en améliorer sans cesse la gestion et les comportements des acteurs privés et publics. Mais un ajout incessant de règles est-il réellement positif? Ou l’excès de règles provoque-t-il au contraire des dysfonctionnements et des télescopages? Pour répondre à ces questions, des chercheurs des universités de Genève (UNIGE) et de Lausanne (UNIL) ont analysé la régulation de la gouvernance de l’eau de six pays européens, de 1750 à 2006. Leurs résultats, publiés dans la revue Ecological Economics, démontrent que sur le long terme, des règles visant à améliorer la gestion des ressources finissent par entrer en conflit, provoquant autant d’effets positifs que négatifs, jusqu’à la rupture du système. Une refonte de la gouvernance par l’État deviendrait alors la seule issue.
Cela fait des siècles que les sociétés produisent des règles visant à cadrer les comportements et les usages des ressources naturelles comme l’eau. Pourtant, les intérêts divergents des acteurs étatiques et privés continuent à engendrer des problèmes environnementaux. Globalement, la littérature scientifique s’accorde à considérer que l’évolution de la structure de ces règles est malgré tout de plus en plus positive et efficace. Mais jusqu’à quel point est-ce réellement le cas sur le long terme?
«Pour pouvoir évaluer si une règle est positive sur le long terme, il faut prendre en compte l’écosystème de règles dans lequel elle s’inscrit et qu’elle peut soit renforcer, soit au contraire perturber», explique Thomas Bolognesi, chercheur à l’Institut des sciences de l’environnement (ISE) de l’UNIGE. En effet, une règle induisant un impact positif sur l’usage qu’elle régule peut générer des turbulences une fois entrée en interaction avec les règles préexistantes, créant des dysfonctionnements de l’ensemble du système, nommés coûts de transaction transversaux (CTT). «Et sur le très long terme, l’effet négatif des CTT peut se renforcer et devenir équivalent à l’effet positif généré par la nouvelle règle, créant un piège à complexité institutionnel», ajoute le scientifique genevois. La qualité de la gouvernance est donc construite par deux éléments principaux: l’étendue, soit l’ensemble des usages régulés par des règles (la quantité), et la cohérence, c’est-à-dire le fait que les règles soient correctement définies et suivies (la qualité).
Les améliorations successives du système conduisent à un point de rupture
Pour vérifier leur hypothèse, Thomas Bolognesi et Stéphane Nahrath, professeur à l’Institut de hautes études en administration publiques(IDHEAP) de l’UNIL, ont décortiqué les systèmes de gouvernance de l’eau de six pays européens (Suisse, Belgique, Espagne, France, Italie et Pays-Bas), de 1750 à 2006. «L’objectif de cette étude est de déterminer si l’augmentation de l’étendue des règles induit une réduction de la cohérence du système, jusqu’à supplanter les effets positifs voulus par ces ajouts de régulation», précise Stéphane Nahrath. Ils ont ainsi identifié trois phases distinctes que l’on retrouve dans l’évolution des six pays.
La première phase, qui dure de 1750 à 1850 et qui est suivi d’une cinquantaine d’années de stagnation, concerne le lancement de la gouvernance, soit la production de règles cadres qui induisent encore relativement peu d’effets. De 1900 à 1980, la gouvernance se développe et les règles, de plus en plus précises, produisent des effets positifs très forts. Mais depuis 1980, on entre dans une phase où l’effet indirect négatif, lié à la perte de cohérence du système, se renforce et compense l’effet positif précédent, jusqu’à le supplanter. «Ceci est dû à la création de règles à profusion, notamment suite à la mise en place du nouveau management public dans les années 80», relève Thomas Bolognesi. Cette multiplication de règles, qui parfois régulent un même objet mais pas de manière similaire, a un impact indirect négatif sur la gouvernance et amène une perte d’efficacité et de lisibilité, jusqu’au dysfonctionnement systémique. «Dès lors, pour obtenir un effet positif aussi mince soit-il, on doit produire toujours plus de règles, augmentant le risque de dysfonctionnement, tel un cercle vicieux», complète Stéphane Nahrath.
Une refonte du système par l’Etat
Contrairement à l’idée générale que la gouvernance de l’eau est en constante amélioration, l’étude des chercheurs lémaniques démontre au contraire les collisions provoquées par des ajouts perpétuels de règles visant à augmenter l’efficacité du système. «Si nous continuons ainsi, nous allons droit au point de rupture, met en garde Thomas Bolognesi. C’est pourquoi il nous semble important que l’État et la politique reprennent la main sur les thèmes de gouvernance environnementale, afin d’éviter une production de règles autonomes qui génèrent des frictions et des incertitudes pouvant mener jusqu’à l’émergence d’obstacles insurmontables à la coordination du système.» «Les règles contractuelles ne doivent en aucun cas prendre le dessus sur les règles étatiques», conclut Stéphane Nahrath.