La comptabilité mentale impacte le développement durable
La façon dont notre esprit planifie l’utilisation des ressources est analysée par les psychologues de l’UNIGE afin de mettre en place des mesures de lutte contre la surconsommation d’énergie et les émissions de carbone.
Notre esprit a tendance à créer des compartiments précisément étiquetés. Le compte mental ouvert lors d’une entrée d’argent dans un contexte spécifique détermine pour quoi l’argent sera dépensé. Cela peut être problématique pour la cause climatique lorsqu’on effectue des économies financières en investissant dans l’efficience énergétique. ©DR
La comptabilité mentale est un concept qui décrit le processus mental par lequel les personnes organisent leur utilisation des ressources. En matière d’argent, l’être humain a tendance à créer mentalement des compartiments budgétaires cloisonnés où les actes de consommation et les paiements sont étroitement liés. Ce mécanisme peut être contre-productif en matière de consommation d’énergie et avoir un impact négatif sur la lutte contre les émissions de carbone. Des psychologues de l’Université de Genève (UNIGE), en collaboration avec la Haute école spécialisée de Suisse occidentale du Valais (HES-SO Valais), publient une perspective dans la très influente revue Nature Energy, reliant pour la première fois les théories de la comptabilité mentale aux démarches de durabilité en matière d’énergie. L’étude propose des pistes concrètes basées sur les biais comportementaux humains identifiés par la recherche pour améliorer l’impact des mesures de lutte pour le climat.
Connue des chercheurs et des chercheuses en psychologie depuis les années 80, la comptaibilité mentale décrit la façon dont l’esprit humain fonctionne pour effectuer des actes spécifiques de consommation. Par exemple, une personne ayant acheté un billet de cinéma à l’avance et qui ne le retrouve pas au moment d’entrer dans la salle de projection, aura tendance à ne pas acheter un deuxième billet: son budget cinéma est déjà dépensé! Cet exemple illustre notre tendance à segmenter nos budgets et à les lier à des actes de consommation spécifiques. « Ces mécanismes cognitifs fondamentaux peuvent aider à comprendre les comportements non durables. Leur prise en compte pourrait affiner le design des instruments politiques de lutte pour le climat, améliorer la prévention et promouvoir les bons comportements. Dans cet article, nous avons choisi le contexte offert par la discussion autour de la taxe carbone en nous basant sur trois mécanismes connus de la comptabilité mentale », précise Tobias Brosch, professeur de psychologie du développement durable à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation et au Centre Interfacultaire en Sciences Affectives de l’UNIGE.
Excuse, rebondissement et étiquetage
L’effet de déversement, ou « spillover effect », fait référence au fait qu’une personne tend à justifier un comportement par un autre de ses comportements. « Quelqu’un faisant l’effort d’aller tous les jours à vélo au travail, va prendre cet argument pour justifier l’achat d’un billet d’avion pour partir en vacances aux Seychelles. Une intervention est possible en incitant les personnes à créer des comptes mentaux différenciés à travers des messages ciblés », indique le psychologue genevois.
L’effet de rebondissement, ou « rebound effect », quant à lui, explique comment des comportements peuvent induire des bilans énergétiques négatifs par manque d’adaptation à une nouvelle situation. Par exemple, les personnes qui font l’acquisition d’une voiture à faible consommation d’énergie auront tendance à penser qu’elles peuvent l’utiliser plus souvent. Pour y faire face, les psychologues proposent de renseigner les personnes sur les coûts énergétiques réels de leur nouvelle voiture, afin de permettre la mise à jour de leur budget de consommation.
Notre esprit a tendance à créer des compartiments précisément étiquetés. Le compte mental ouvert lors d’une entrée d’argent dans un contexte spécifique détermine pour quoi l’argent sera dépensé. « Un cadeau d’argent reçu pour un anniversaire va être étiqueté plaisir, et sera donc dépensé pour des extras », illustre Tobias Brosch. Cela peut être problématique pour la cause climatique lorsqu’on effectue des économies financières en investissant dans l’efficience énergétique. Par exemple, le retour financier des panneaux solaires installés à la maison se fait de manière indirecte dans la facture d’électricité et n’est pas explicitement étiqueté « économie d’énergie ». Les personnes auront donc tendance à ne pas réinvestir cet argent pour de nouvelles mesures durables. « Il faut des appellations claires. En Suisse, une partie de la taxe carbone est reversée aux citoyens via une réduction des frais d’assurance maladie. Il serait beaucoup mieux d’étiqueter ces revenus comme paiement pour l’action climatique », réagit Tobias Brosch.
Prendre les bonnes mesures sans oublier les valeurs
Les psychologues proposent donc, à travers leur travail, des mesures concrètes à destination de la sphère politique, afin que les initiatives proclimatiques soient conceptualisées en tenant compte des comportements humains. « Il faut montrer les prix de l’énergie, rendre les messages plus saillants, et pouvoir démontrer l’impact positif des mesures par des retours concrets », résume Ulf Hahnel, maître-assistant à l’UNIGE et premier auteur de l’étude.
Autant de démarches qui aident à conceptualiser les dépenses et à diversifier les comptes mentaux pour que les comportements s’adaptent. Mais le chercheur en psychologie met en garde: « Attention à garder des valeurs et ne pas tomber dans des démarches purement marketing. On ne peut pas poser des étiquettes de durabilité sur n’importe quel crédit d’impôt ». « La rationalité limitée, y compris la comptabilité mentale, peut aider à introduire des politiques innovantes pour la mitigation des changements climatiques, en plus de la politique orientées par les coûts. », ajoute Valentino Piana, économiste à la HES-SO et co-auteur de l’étude. Tobias Brosch conclut sur le même ton: « Nos travaux aident à comprendre le comportement, comment l’être humain fait ses choix et prend des décisions. Notre but n’est pas d’abolir le libre arbitre, mais de proposer une boite à outils. Les décideurs politiques peuvent utiliser ces connaissances pour développer des stratégies basées sur des données scientifiques, mais aussi sur des considérations éthiques. »
13 oct. 2020