Que mangeaient les Suisses à l’âge de Bronze?
Des scientifiques de l’UNIGE ont analysé les squelettes de plusieurs communautés vivant à l’âge de Bronze en Suisse occidentale, afin de reconstruire l’évolution de leur alimentation.
Tolochenaz – La Caroline (canton de Vaud): Inhumation du Bronze final. Photographie en cours de fouille de la tombe 1061. © Archeodunum SA
L’âge du Bronze (2200 à 800 av. J.-C.) marque une étape décisive dans l’orientation technologique et économique des sociétés de l’Ancien Monde. Les populations sont confrontées au changement climatique, à l’ouverture des échanges et à une certaine augmentation démographique. Comment répondaient-elles à ces évolutions au niveau de leur alimentation, et plus particulièrement en Suisse occidentale? Pour la première fois, une équipe de l’Université de Genève (UNIGE), en collaboration avec l’Université de Neuchâtel (UNINE) et d’Aix-Marseille (Lampea, France), a mené des analyses isotopiques sur des squelettes humains et animaux et des restes végétaux. Les scientifiques ont ainsi découvert que l’utilisation d’engrais s’était démocratisée au fil du temps afin d’augmenter les récoltes pour faire face à l’expansion démographique, qu’il y avait eu un changement radical des habitudes alimentaires suite à l’introduction de nouvelles céréales comme le millet, dont la diffusion révèle la nécessité d’adopter de nouvelles cultures suite à la sécheresse qui sévissait en Europe à cette periode, et que les ressources consommées étaient principalement terrestres. Ses résultats sont à lire dans la revue PLOS ONE.
Aujourd’hui, les ressources archéologiques pour étudier l’âge de Bronze sont limitées. «Ceci est en partie dû aux changements de rituels funéraires, explique Mireille David-Elbiali, archéologue au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie du Département F.-A. Forel de la Faculté des sciences de l’UNIGE. Petit à petit, les populations ont délaissé l’inhumation au profit de l’incinération, réduisant drastiquement le matériel osseux nécessaire à la recherche. Pourtant, l’âge du Bronze marque le début de nos sociétés actuelles, avec l’apparition de la métallurgie.» Comme son nom l’indique, les sociétés débutent le travail du bronze, un alliage de cuivre et d’étain. «Et ce développement de la métallurgie nécessite une intensification des échanges pour se procurer les matières premières indispensables, ce qui favorise la circulation des savoir-faire artisanaux, des biens de prestige, des conceptions religieuses et bien sûr des personnes entre l’Europe et la Chine,» poursuit l’archéologue.
Le régime alimentaire imprimé dans les os
Le Néolithique marque le début de l’élevage et de la culture du blé et de l’orge. Mais qu’en est-il du régime alimentaire à l’âge du Bronze qui lui succède? Jusqu’à aujourd’hui, les reconstitutions de l’alimentation, de l’environnement et des pratiques de l’agriculture et de l’élevage à l’âge du Bronze ont été réalisées par l’archéobotanique et l’archézoologie, mais ces méthodes ne fournissent que des informations générales. «Pour la première fois, nous avons décidé de répondre à cette question de manière précise en analysant directement des squelettes humains et animaux, afin d’étudier les isotopes stables issus du collagène des os et de dents qui les constituent et définir leurs conditions de vie,» précise Alessandra Varalli, chercheuse au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie du Département F.-A. Forel de la Faculté des sciences de l’UNIGE et première auteure de l’étude. «En effet, nous sommes ce que nous mangeons, continue Marie Besse, professeure au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie du Département F.-A. Forel de la Faculté des sciences de l’UNIGE. En effectuant des analyses biochimiques des os et des dents, nous pouvons découvrir quels types de ressources ont été consommés.» 41 squelettes humains, 22 animaux et 30 échantillons de plantes provenant de sites en Suisse occidentale et en Haute-Savoie (France), qui s’échelonnent du début à la fin de l’âge du Bronze, ont été étudiés.
Pas de différence entre les hommes, les femmes et les enfants
Le premier résultat de cette étude démontre qu’il n’y a pas de différence entre les régimes alimentaires des hommes et des femmes, et qu’il n’y a pas de changements remarquables de l’alimentation entre l’enfance et la phase adulte de ces individus. «Il n’y avait donc pas de stratégie spécifique pour alimenter les enfants, tout comme les hommes ne consommaient pas plus de viande que les femmes. De plus, concernant l’origine des protéines consommées, il a été constaté que bien que la Suisse occidentale bénéficie d’un lac et de rivières, l’alimentation était principalement tournée vers les animaux et les plantes terrestres, au détriment des poissons ou d’autres ressources d’eau douce,» précise Alessandra Varalli. Mais l’intérêt principal de l’étude repose sur les plantes, révélatrices des bouleversements sociétaux.
Une agriculture qui s’adapte au bouleversement climatique
«Lors de l’âge du Bronze ancien (2200 à 1500 av. J.-C.), l’agriculture était principalement fondée sur l’orge et le blé, des céréales d’origine proche-orientale cultivées dès le Néolithique en Europe, explique Alessandra Varalli. Mais dès le Bronze récent-final (1300 à 800 av. J.-C.), nous constatons l’introduction du millet, une plante venue d’Asie qui pousse en milieu plus aride.» De plus, les isotopes de l’azote ont révélé une intensification de l’utilisation d’engrais. «L’analyse de plusieurs espèces de plantes de phases différentes de l’âge du Bronze suggère une augmentation de la fertilisation du sol au cours du temps, afin d’augmenter très probablement la production des cultures agricoles,» poursuit la chercheuse.
Ces deux découvertes couplées semblent confirmer d’une part l’aridité générale qui sévissait en Europe à cette période, nécessitant une adaptation de l’agriculture, et d’autre part la densification des échanges entre les diverses cultures comme celle de l’Italie du Nord ou de la région danubienne, permettant l’introduction du millet en Suisse occidentale. Ces nouvelles céréales pourraient avoir joué un rôle important dans la sécurité de l’approvisionnement et peut-être favorisé l’augmentation de la population qu’on observe au Bronze final. Elles croissent en effet plus rapidement et supportent mieux la sécheresse, à une période où le climat était relativement chaud et sec. Enfin, la pratique de la fertilisation s’ajoute à l’amélioration générale des techniques, qu’elles soient agricoles ou artisanales. «Cette première étude sur l’évolution de l’alimentation en Suisse occidentale à l’âge du Bronze corrobore ce que nous savons de cette période, mais démontre aussi la richesse d’importants échanges interculturels,» s’enthousiasme Marie Besse. Il reste encore beaucoup à apprendre de ce millénaire, malgré les difficultés scientifiques liées au peu de matériel à disposition. «C’est une des raisons qui m’amène à fouiller avec les étudiant-es de l’UNIGE la grotte de l’Eremita située dans le Piémont italien, datée de l’âge du Bronze moyen vers 1600 av. J.-C.,» conclut Marie Besse.