Le double visage du fentanyl: les bases neuronales de l’addiction aux opiacés
Les cellules porteuses de récepteurs mu aux opiacés sont activées dans l’aire tegmentale ventrale lors du renforcement positif, et dans l’amygdale centrale lors du renforcement négatif.
Illustration: © Christian Lüscher
Des scientifiques de l’UNIGE ont découvert que le fentanyl active deux populations de cellules distinctes dans le cerveau, lors la prise de drogue, puis lors du sevrage, et proposent un nouveau modèle de l’addiction aux opiacés.
Le fentanyl est un opiacé de synthèse particulièrement puissant. Détourné de son usage médical initial, il est devenu une drogue mortelle responsable des trois-quarts des décès par overdose aux États-Unis. Or, l’impact des opiacés sur le cerveau reste mal compris. En décryptant les mécanismes neuronaux en cause, une équipe de l’Université de Genève (UNIGE) a découvert que cette substance exerce deux effets distincts au travers d’un même récepteur cellulaire dans deux régions différentes du cerveau. L’un entraîne l’effet euphorisant, le second le malaise intense lors du sevrage. Cela expliquerait pourquoi les individus ne prennent pas seulement la drogue pour son effet euphorisant, mais aussi pour éviter le sevrage, et pourquoi les opioïdes sont plus addictifs que les autres drogues. Ces résultats, à lire dans la revue Nature, remettent en cause les modèles actuels de l’addiction et ouvrent une voie originale pour améliorer les traitements de substitution et développer des antidouleurs avec moins d’effet secondaires.
Injecté par voie intraveineuse, le fentanyl, de 20 à 40 fois plus puissant que l’héroïne et 100 fois plus que la morphine, agit en moins de dix secondes. Comme les autres opiacés, il induit un bien-être massif. Mais après une consommation répétée, l’absence de la drogue se manifeste par des symptômes de sevrage extrêmement pénible. «Nous parlons de renforcement positif lorsque la sensation agréable entraîne la répétition de la prise de produit, et de renforcement négatif lorsque la drogue est consommée pour éviter le syndrome de sevrage», explique Christian Lüscher, professeur ordinaire au Département des neurosciences fondamentales de la Faculté de médecine de l’UNIGE et au Centre Synapsy de recherche en neurosciences pour la santé mentale, qui a dirigé ces travaux. «Le sevrage, qui apparaît quelques heures après la dernière prise, est à la fois physique – avec des tremblements, une sudation excessive et des douleurs – et psychique – avec un mal-être intense qui n’existe pas avec les autres drogues.»
Pas une, mais deux zones cérébrales impliquées
Le produit déclenche une activation des neurones dopaminergiques dans le système mésolimbique (ou système de récompense) qui comprend l’aire tegmentale ventrale et le noyau accubens. Les neurones libèrent alors une grande quantité de dopamine. Habituellement, ces cellules sont sous le contrôle des neurones inhibiteurs GABA. Or, les opiacés bloquent ces derniers et augmentent l’activités des neurones dopaminergiques, déclenchant la phase euphorique. La clé de compréhension est le récepteur aux opiacés «mu».
«Jusqu’ici, on pensait que les mécanismes du renforcement positif comme du renforcement négatif avaient lieu dans la même zone cérébrale, le système mésolimbique. Or, notre hypothèse suggère que l’origine du renforcement négatif est à chercher dans des cellules qui expriment le récepteur mu ailleurs dans le cerveau», détaille Fabrice Chaudun, maître-assistant dans le laboratoire de Christian Lüscher et premier auteur de ces travaux.
Afin de tester leur hypothèse, les scientifiques ont utilisé une série d’expériences comportementales et d’observation des neurones. La première étape a consisté à supprimer, chez des souris addicts au fentanyl, le récepteur mu dans l’aire tegmentale ventrale. Si le renforcement positif disparaît, le sevrage reste inchangé. «En reproduisant l’expérience dans différents réseaux neuronaux, nous avons identifié une population de cellules encore inconnues qui expriment le récepteur mu dans une autre région du cerveau, l’amygdale centrale, liée à la peur et à l’anxiété», indique Fabrice Chaudun. «En supprimant le récepteur mu dans les cellules qui s’y trouvent, les symptômes de sevrage disparaissent, mais pas le renforcement positif.»
Activer et désactiver les neurones de manière sélective
Grâce à une collaboration avec les équipes de Brigitte Kiefer et d’Emanuel Valjent (Universités de Strasbourg et de Montpelier) et à deux lignées de souris permettant d’activer et de désactiver le récepteur mu de manière sélective dans le cerveau, les scientifiques ont reproduit les mécanismes neuronaux des opiacés avec une précision jamais atteinte. «C’est toute la complexité de la recherche sur le cerveau», résume Christian Lüscher. «Les substances pharmacologiques activent de nombreux réseaux sans discrimination. Pour comprendre les liens entre une substance, l’activation d’un circuit neuronal et le comportement, nous avons dû combiner différentes techniques pour manipuler les neurones et les réseaux.»
Pour confirmer leurs résultats, les scientifiques ont utilisé l’optogénétique, qui permet d’agir sur des cellules individuelles. La stimulation des cellules dans l’amygdale centrale, imitant le sevrage, déclenchait les mêmes symptômes et les mêmes comportements chez les souris qu’un état de manque. De plus, un dispositif permettait aux souris d’appuyer sur un levier pour stopper la stimulation neuronale: les souris qui n’avaient pas consommé de fentanyl y avaient recours, tandis que celles sous drogue ne le faisaient pas, confirmant que le produit agit sur les mêmes réseaux.
Un anti-douleur sans conséquences délétères ?
Ces résultats modifient radicalement le modèle de compréhension de l’addiction aux opiacés. Les renforcements positif et négatif passant par deux réseaux différents, cela expliquerait le potentiel d’addiction particulièrement élevé de ces substances: les deux mécanismes s’additionneraient pour pousser encore davantage vers une consommation irraisonnée. De plus, ces découvertes permettront d’affiner les traitements de substitution et de faire avancer la recherche vers des antalgiques sans risque d’addiction.