Le rôle des festivals dans la vie culturelle de l’Europe [Commentaires] (mai 1957)a
En lançant une enquête à travers toute l’Europe, l’Association européenne des festivals de musique souhaitait donner aux créateurs et responsables de la vie musicale de nos pays l’occasion d’exprimer leurs vues sur « le phénomène festival ». Jamais, croyons-nous, un tel sondage n’avait été opéré à l’échelle internationale. Il s’agissait d’une part de mesurer le degré d’intérêt porté aux festivals, d’autre part de se faire une idée des solutions souhaitées par les uns et les autres à quelques-uns des principaux problèmes qui se posent aux organisateurs de festivals.
Le nombre et la nature des réponses reçues témoignent, à eux seuls, de l’intérêt très vif porté aux festivals, dans les milieux musicaux : en effet, sur 80 questionnaires envoyés, 43 nous sont revenus remplis, dans les délais prévus. Si l’on fait la part des empêchements accidentels et habituels (voyages, maladie, surcharge de travail, oubli des dates limites, etc.), on se réjouira de constater que ce résultat est largement supérieur à la moyenne obtenue par des enquêtes similaires. De plus, les refus de répondre, assortis de jugements négatifs sur la formule même du festival de musique se sont réduits à quatre en tout ! L’enquête en soi fut donc un franc succès ; elle montre à l’évidence que les problèmes posés par l’existence des festivals tiennent une place importante dans la vie de notre temps.
Quels problèmes ? dira l’amateur qui se contente bien de son plaisir. Qu’il songe pendant quelques instants à la nouveauté même des festivals, à leur succès si rapidement croissant au xxe siècle et qui traduit dans le domaine des arts une remarquable transformation des mœurs. Dix mille fois plus de gens voyagent, cent-mille fois plus écoutent de la musique, et je ne dis pas que tous l’entendent, mais il n’y a pas seulement les millions d’auditeurs de la radio et de la TV, il y a tous les acheteurs de disques, tous ceux qui jouent d’un instrument, les chorales populaires, les Jeunesses musicales, Bach et Mozart et Tchaïkovski sifflotés dans les [p. 48] rues de toutes nos villes. Pour le meilleur et pour le pire, la musique est entrée dans nos mœurs quotidiennes, débordant infiniment les petits cercles de l’élite qui la cultivaient autrefois. Mais elle est devenue en même temps un facteur point du tout négligeable dans l’économie d’une nation. Alors qu’au xviiie siècle par exemple, elle ne pouvait guère figurer qu’au chapitre de dépenses somptuaires de quelque cours, elle figure aujourd’hui dans la colonne des recettes de l’État (apport de devises, tourisme, radio et TV s’alimentant de plus en plus aux festivals, etc.), parfois dans la colonne des dépenses sous forme de subventions, et tient une place dans le budget normal d’un nombre croissant de familles et d’individus. Bref, ce qui n’était autrefois que pur divertissement est passé au rang d’industrie.
Ces divers processus ne peuvent que s’accélérer dans l’ère où nous entrons, ère de l’automatisation que certains nomment déjà la seconde révolution industrielle, et qui promet des loisirs plus étendus à un nombre croissant d’hommes et de femmes. Les problèmes de la culture, de la promotion culturelle de couches populaires élargies, et de l’occupation des loisirs vont dominer la société de demain ; ils imposent dès maintenant des options importantes tant au point de vue des programmes et de l’éducation du public qu’à celui des aspects économiques.
Deux de ces options se trouvaient mises en discussion par notre questionnaire : définition de la formule des festivals, et foisonnement des entreprises qui prennent ce nom.
Sur la définition d’un festival
Les promoteurs de cette enquête ne pouvaient s’attendre à une approbation unanime de la définition qu’ils proposaient comme « idéale et normative ». C’est pourtant, à quelques nuances près, ce qui s’est produit. Personne n’a récusé les formules proposées, ou n’en a suggéré de tout autres. Beaucoup les approuvent entièrement. Mais nombreux sont aussi ceux qui souhaitent :
— soit d’atténuer l’insistance sur « l’accord entre les œuvres et l’ambiance des lieux »,
— soit d’accentuer les termes relatifs au « caractère expérimental » des festivals.
Sur le premier point, l’on ne peut que donner raison aux remarques de Lord Harewood, ou de critiques tels que MM. Stuckenschmidt, Porter, Rostand et Vuillermoz, ou de compositeurs tels que Boris Blacher, Vagn Holmboe et Frank Martin. « Bartók cause autant de plaisir à [p. 49] Copenhague qu’à Budapest », voilà qui est sûr ; mais en revanche, Mozart peut donner plus de joie à Salzbourg que n’importe où ailleurs. Et il est vrai que Wagner ne doit rien aux « idylliques vallonnements franconiens », mais Bayreuth, par la seule histoire de son festival « consacré » prédispose au frisson wagnérien. Il est bien naturel que les exemples de Salzbourg, de Bayreuth, d’Aix-en-Provence, de Grenade ou même d’Helsinki (lié à la musique de Sibelius) se présentent tout d’abord à l’esprit de celui qui médite sur une définition du festival en tant que fête, car le cadre et l’ambiance ne sont pas séparables de l’atmosphère festivale ou fériale. Mais le cadre et l’ambiance, pour nécessaires qu’ils soient, ne peuvent-ils pas être donnés par d’autres éléments que le paysage, ou l’esprit d’une cité, ou les traditions régionales ? En fait, toute une série de festivals véritables ne sauraient être définis par un rapport sensible entre les œuvres et le cadre physique où elles sont jouées. Leur ambiance très réelle n’est pas créée par la nature extérieure des lieux mais par la nature interne de leurs programmes « exceptionnels » ou par leur volonté d’innover dans un style déterminé, en suivant une « idée artistique homogène » selon la suggestion de Willi Reich. Ce serait donc ici le « caractère expérimental » qui définirait l’atmosphère spécifique de la manifestation. L’une de ces formules (par l’accord avec les lieux ou par l’homogénéité de la conception) n’exclut pas l’autre, et peut suffire sans l’autre. En fait, elles sont juxtaposées dans la définition que nous proposions, et celle-ci n’aurait besoin que de légères retouches pour mieux indiquer qu’il existe deux formules également acceptables.
Il paraît plus malaisé d’introduire dans la définition la mise en garde demandée par certains contre les tentations de facilité nées de l’élément touristique propre à tout festival, qu’il se dise d’ailleurs international ou régional. L’insistance sur la qualité et sur le caractère exceptionnel des programmes ne dit-elle pas d’une manière positive ce qu’une telle mise en garde aurait pour but de signaler ? Sans compter que le tourisme ne représente pas seulement un danger de commercialisation, mais d’abord une condition d’existence matérielle pour les festivals, et qu’il peut être envisagé, comme l’a fait Enrique Franco, sous l’angle d’une éducation européenne, par la musique chez les uns, pour la musique chez d’autres…
Le problème d’un jury est posé
Formuler une définition « idéale et normative » du festival n’était pas, dans notre esprit, un simple jeu académique. D’une part, il importait aux membres de notre Association de formuler les critères qu’ils s’efforcent tous d’observer, chacun pour son compte, et qu’ils voudraient défendre et maintenir en commun. D’autre part, devant le foisonnement [p. 50] des manifestations qui se baptisent « festivals », il importait de trouver une base de jugement, permettant au public musical de s’orienter. La suggestion de créer un jury international, qui aurait recours à ces critères pour décerner ou non l’étiquette de « festival » semblait propre à concrétiser le problème. Elle ne pouvait manquer de provoquer les réactions animées et contradictoires qu’on vient de lire. Quelles conclusions pouvons-nous en tirer ?
Seize voix pour un jury, seize contre (encore s’agit-il plutôt de doutes et de craintes motivées que d’opposition de principe, sauf dans le cas d’un compositeur comme Britten, d’un critique comme J. Feschotte, et d’un directeur de festival comme Fr. Schramm) — cela permet tout au plus de constater que la question est désormais posée, et que l’idée ne semble pas absurde. Ce qui serait absurde, ce serait évidemment de prendre cette idée au pied de la lettre, dans un esprit « totalitaire » comme le dit un correspondant, et de croire à la vertu d’interdictions de label, même bien fondées. Mais que ce jury voie le jour ou non, le seul fait de l’envisager et de le discuter peut avoir une action. Le seul fait de penser qu’il pourrait exister peut provoquer chez certains une inquiétude salutaire, chez d’autres une confiance en soi renforcée : qu’ils viennent juger, on verra bien !
Qu’il soit bien entendu que l’association comme telle ne prend pas position sur la question, et ne se propose pas comme jury ! (Je crois bien qu’un ou deux de nos correspondants l’ont entendu de cette manière.) Groupement tout amical, spontanément formé dans un esprit de coopération européenne, l’association ne prétend pas représenter la seule formule définitive des festivals, ni rassembler tous ceux qui sont dignes du nom. Quelques-uns, non des moindres d’ailleurs, n’y ont pas adhéré jusqu’ici. L’un ne se veut pas « européen », l’autre a des craintes (bizarres) pour son indépendance, un troisième est encore un peu jeune, etc. L’Association n’est rien de plus qu’un club. Il est communément admis que l’essence d’un club est d’être ouvert et fermé à la fois ; car autrement il ne serait pas un club, mais un syndicat recruteur ou quelque société secrète.
Les festivals et l’Europe
« Prétendez-vous donc faire l’Europe en associant des festivals ? » Le nigaud qui a dit cela ne mérite pas une réponse, mais voici qui est sérieux : la musique est d’Europe, en ce sens qu’elle est liée à l’Europe non seulement historiquement, dans sa genèse, mais encore essentiellement dans sa nature, étant née du complexe physico-spirituel qui a formé l’homme européen et qui le définit le mieux, quand on le compare à l’homme d’autres cultures et civilisations. De cette affinité d’essence et [p. 51] d’existence entre la musique et l’Europe, il résulte d’une part que s’occuper de l’Europe et spécialement de sa culture, suppose que l’on s’occupe de la musique ; et d’autre part, que la musique est l’expression la plus profonde et spécifique du génie propre de l’Europe. La musique n’aidera pas à résoudre les problèmes de l’union politique de nos peuples, mais elle atteste mieux que la science — autre produit typique de l’Occident — notre unité fondamentale.
Unité dans la diversité, — est-il besoin de le répéter ? Saisir ensemble ces deux termes que la logique oppose, est un mouvement, un geste de l’esprit, caractéristique de l’Europe. Voilà pourquoi dans les domaines les plus variés de notre existence, le politique et l’institutionnel, l’économique et l’artistique, nous retrouverons toujours le même type de problèmes : unir sans uniformiser, maintenir les différences au sein d’une harmonie, faire valoir les droits de l’ensemble sans sacrifier ceux de l’individu, faire chanter les tons purs et les voix différentes, et non pas tout mêler indiscernablement ni s’en tenir à l’unisson. En un mot fédérer, au lieu de centraliser dans la monotonie abstraite, ou au contraire de s’enfermer dans son autonomie locale.
C’est en somme le problème que posait, dans le domaine propre aux festivals, le troisième paragraphe de notre questionnaire. Et il est typique de l’Europe que personne n’ait cherché à le résoudre d’une manière unilatérale. Ceux qui insistent surtout sur la nécessité de maintenir bien vivantes les traditions locales, ou de viser à un style nettement spécialisé, ne perdent jamais de vue que, ce faisant, ils participent à un ensemble, ils donnent leur note dans un accord plus vaste, ils tiennent leur place bien définie dans le « concert européen ». Loin de choisir à l’exclusion de l’autre l’une des deux solutions proposées, la grande majorité de nos correspondants suggère qu’elles sont valables simultanément, et doivent être appliquées toutes les deux. Cela ne résout, bien entendu, aucun problème pratique une fois pour toutes. Mais cela montre en tout cas que le double souci de spécifier les programmes sans renoncer aux échanges, de donner un visage propre à chaque festival sans renoncer à son caractère international, est le souci normal de toute entreprise européenne digne du nom.
Ceci dit, les trois suggestions qu’apportent Ingmar Bengtsson, H. Burger et Enrique Franco (voir p. 36 et 37) méritent de figurer en bonne place dans les débats de notre Association. Elles tendent toutes les trois à spécialiser mais aussi, et du même mouvement, à « européaniser » les manifestations musicales, illustrant ainsi par des propositions concrètes les conclusions générales qui me semblent résulter de notre enquête.