Robert Aron : le témoin d’une génération passionnée (9 mars 1974)a
Robert Aron, pour moi, c’est un des premiers visages du Paris intellectuel que je découvrais au début des années 1930 et où j’allais vivre ma jeunesse littéraire et politique. Je le revois, dans ces années décisives, où les ombres montaient à l’est, démesurées, devant nos démocraties inconscientes et désuètes. Nous fondions les premières revues et groupes personnalistes. Il venait du surréalisme, dont il avait conservé une sorte d’aura aventureuse, et il s’occupait, je crois, des Cahiers du cinéma chez Gallimard, où il disposait d’un bureau contigu à la mansarde où Jean Paulhan, seul avec sa femme, faisait la NRF.
Je le revois souvent silencieux dans nos groupes, avec ses gros yeux mélancoliques aux larges cernes, et sa distraction proverbiale — il était, disait-il, le seul officier français qui eût réussi avec son propre sabre, — mais aussi avec de soudaines réparties d’un humour déroutant et rapide, et beaucoup de présence d’esprit politique.
Il était, dans notre groupe, le complément parfait d’Arnaud Dandieu, avec lequel il allait signer trois livres mémorables. Dandieu, c’était la rigueur même, et il avait tout lu ; Robert Aron, c’était l’imaginatif vagabond, et il savait mettre en scène les idées. À eux deux, ils ont donné deux ou trois des ouvrages de base du mouvement personnaliste dans sa tendance la plus radicale, qui était le groupe de l’Ordre nouveau. Soit dit en passant, c’était à peu près le contraire de la ligue d’extrême droite, au nom identique, récemment dissoute. C’est l’Ordre nouveau qui a lancé les idées aujourd’hui si actuelles de région, d’autogestion des communes et des entreprises, et de service civil conçu comme une relève de la classe ouvrière, mieux que l’automation, à la condition prolétarienne.
Après la guerre, j’ai retrouvé dans l’œuvre d’historien de la Résistance et de Vichy de Robert Aron les convictions politiques de notre jeunesse, mais il s’y ajoutait une dimension nouvelle de recherche religieuse : celle qui se manifeste dans Les Années secrètes de Jésus, et qui me rappelle les discussions passionnées que nous menions, au temps de l’ON, entre les nietzschéens, qui dominaient le groupe, les catholiques d’Esprit et quelques protestants groupés autour de la petite revue de théologie et de philosophie existentielle que j’avais intitulée Hic et Nunc.
Que Robert Aron succède aujourd’hui à Georges Izard me paraît d’une merveilleuse justesse. Mon seul regret est que ces deux amis n’aient pu siéger ensemble pour témoigner de la durée et de la renaissance des idées passionnées de notre génération.