[p. 1]

1939-08-16, Albert Béguin à Denis de Rougemont

Mon cher Rougemont,

J’espère que ce mot vous parviendra, mais où ? Je viens de recevoir et de lire votre article de la Revue de Paris. Il est excellent, et je vous remercie d’être parti de mon livre pour aboutir à ces belles analyses. Vous y mettez bien en lumière — non seulement dans vos dernières pages, touchant au sujet qui était nécessairement exclu de mon bouquin, mais aussi dans la première partie — les aspects essentiels du romantisme, qui sont peut-être suggérés dans mes pages, mais simplement suggérés, alors que vous leur donnez un tout autre relief. « Plus proches des mystiques que des psychanalystes », c’est bien là ce qu’il importe de dire à propos des romantiques, par simple souci de justesse, et aussi parce que les freudiens de toute sorte ont abusé de la confusion. Tout ce que vous dites de l’« expression de l’indicible » va très loin, et je crois que là vous êtes absolument à ce que Du Bos appelait un point crucial. On pourrait, à partir de là, refaire [p. 2] l’histoire des littératures, et redéfinir les diverses voies de l’esprit vers ses fins. J’ai seulement un peu peur que vous n’alliez trop vite, lorsque vous concluez si présomptueusement à une « profonde identité » entre la mystique et la poésie romantique. Comme vous, je vois leurs ressemblances, leur parallélisme très étendu, et les mêmes symptômes. Mais je crains qu’en dépassant cette constatation flagrante, en concluant à l’effacement des différences, on n’oublie précisément ce qui demeure indicible, indéfinissable, dans chacune des deux expériences. Il y a un point, assez proche en somme, où l’on est bien forcé d’avouer qu’il reste une part inanalysable dans la « poésie » comme dans la « mystique ». Et il me semble que cette part-là, si nous ne pouvons la définir, nous en sentons la qualité, et que c’est cette qualité dernière qui n’est plus tout à fait la même. Nous savons bien, n’est-ce pas, que sainte Thérèse ou Novalis, ce ne sont pas seulement deux personnes originales, mais aussi que ce sont sans doute deux aventures typiquement diverses. Je m’attacherais volontiers, pour essayer d’y voir plus clair, à cette notion de passivité que vous mettez à sa juste place. Passifs l’un et l’autre devant le message surpris et l’expérience « donnée » à eux, reçue par eux, le mystique et le romantique redeviennent, à un moment [p. 3] quelconque, actifs (c’est encore un parallélisme des deux « voies » que celui du « retour au jour » après la plongée nocturne. Cf. Novalis et saint Jean de la Croix). Cette activité à quoi ils sont appelés, est-ce la même ? Vous-même, après avoir montré le mystique verbeux, tenté de dire, vous avez une excellente pas sur la vocation, orientée vers cette vie-ci et vers l’action pratique. Les mystiques sont donc des fondateurs d’institutions, des bâtisseurs de murs, des législateurs de règles. Les poètes ? Leur « retour » n’est pas vers cette action-là : ils restent, si l’on veut, ou bien ils parviennent, au stade verbeux. Paradoxe inouï que le leur, puisqu’ils s’obstinent à dire leur conscience de l’impossibilité à dire. Il est vrai que le romantique échoue dans sa tentative vers l’œuvre, pour les raisons que vous dites. Mais il tend à l’œuvre, à la parole, il y voit un acte, le seul acte.

Au fait, vous marquez une distinction de ce genre, mais à mon avis vous la marquez un peu tard, après avoir trop identifié. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que la voie de l’expérience poétique, menée dans le sens du romantisme, contienne en elle-même, comme une conséquence essentielle, cette perte de la personne que vous apercevez avec justesse. L’expérience a été tentée dans d’aussi [p. 4] piteuses conditions que celle de la poésie scientifique — chère à Schmidt, et par des êtres également menacés. Il y a pourtant Novalis, qui arrive à une sorte de victoire, et pour qui « dire » a abouti à « surmonter » et à rentrer dans la vie. Il y a aussi Baudelaire, et là, peut-on dire encore qu’il n’y ait pas « œuvre », et que l’œuvre ne soit pas un « acte » ?

Ceci, simple suggestion. Ce serait à reprendre. Mais je crois, pour ma part, que la négation de la vie, que le vœu de mort, ne s’attachent qu’à une tentative « romantique » imparfaite ; qu’ils peuvent être transcendés sans que pour autant soit renié l’essentiel de l’expérience romantique. On pourrait montrer cela chez Claudel, de Tête d’or, qui est son Tristan, au Repos du septième jour, où la descente chez les morts aboutit à un merveilleux retour à la vie, — à la Cantate, ensuite, qui est une traversée de la nuit — est à la grande trilogie, qui est aussi une lumière confuse dans les ténèbres et une lumière pour ici-bas.

Je me réjouis fort de lire cette suite à L’Amour et l’Occident dont vous me parlez. Vous devez être content du succès de votre livre. Je regrette de ne pouvoir entendre votre Nicolas de Flue en septembre.

Quand vous saurez votre adresse dites-la moi, — car je pense que La Celle1 c’est fini, puisque ce pauvre Charlie, que nous prenions tous pour un malade sinon imaginaire du moins volontaire, est mort. [p. 5] Qui représentera désormais la lenteur féconde, le courage d’appuyer sur les textes jusqu’à ce leur surface craque, et le courage de la solennité ?

Pour moi, je suis ici jusqu’au 15 octobre. Ensuite, à Bâle.

Merci encore de votre bel article. Vous avez raison aussi dans ce que vous dites de l’hitlérisme. J’ai passé quinze jours à faire des conférences dans le Reich en juin. Ce pays est plus malade, plus déconcerté, qu’avant Hitler. Les gens, usés, à bout de nerfs, n’ayant plus de force que pour la haine réciproque, seule unanimité sincère. Quel remède, quelle issue ? Pour moi, je ne crois possible (mais peu probable) qu’une renaissance catholique. Il n’y a que cela, ou alors la totale anarchie en une suite de régimes policiers à programmes délirants.

Mes compliments à votre femme. Et bien amicalement à vous.
Albert Béguin