1950-11-09, Denis de Rougemont à Albert Béguin
Le 9 novembre 1950
Je suis vraiment triste de rien vous voir envoyé pour le numéro d’Esprit sur Mounier. Le fait est que je n’ai pas pu. J’ai une grande quantité de lettres de Mounier, je sais où, mais aucun moyen de les récupérer avant plusieurs mois. Vous me demandiez des notes sur les rapports Esprit-Ordre nouveau. Je n’ai même plus les numéros des deux revues où je pourrais rafraîchir et documenter ma mémoire. Tout s’est perdu à Paris pendant la guerre. D’ailleurs ces rapports étaient assez tendus. Mounier nous considérait comme des doctrinaires rigides du personnalisme ; à l’Ordre nouveau on le considérait comme trop souple, comme l’homme des distinctions et des nuances plus que de l’action (au sens où nous entendions ce mot). Double injustice, sans doute, qui n’excluait pas le travail en commun à Esprit, dès le 1er numéro. J’ai été le seul de l’Ordre nouveau, cependant, à faire vraiment partie de l’équipe de direction d’Esprit de 1933 à 1938, sauf erreur.
C’est sans doute à cela qu’il faut attribuer le fait que dans son dernier petit livre [p. 2] sur Le Personnalisme, Mounier ait réduit à presque rien la part de l’Ordre nouveau (Dandieu, Aron, Marc et moi) dans l’édification de la doctrine personnaliste. Cela m’avait peiné, et puis il nous a quittés avant que j’aie pu lui en parler.
Après la guerre, à mon retour des US en 1946, je ne me suis plus retrouvé chez moi à Esprit. Je disais du bien et du mal des US. Le bien semblait mal vu. On a écrit dans la revue que j’avais été « faire carrière » là-bas, « comme Bernstein et Charles Boyer »… Je n’aime la polémique dans le plan des idées. Je me suis tu. Esprit avait été pour moi la revue du personnalisme. Je n’ai pas le préjugé de la gauche-à-tout-pris, et je ne pense pas du tout que le stalinisme soit de gauche. Je suis resté personnaliste, la revue allait ailleurs. Si elle en revient, nous nous retrouverons.
Tout cela — le défaut de documents, le malaise évident dans mes relations avec la revue, trop de silences — que je me reproche — a fait que je ne suis pas arrivé à écrire ce que vous me demandiez. Pour ne rien dire du manque de temps, excuse heureuse. Et de circonstances personnelles.
Je voulais simplement vous dire que mon abstention me chagrine, et ne résulte pas d’une décision de me taire ou de quelque incroyable négligence. J’ai essayé de vous joindre à Paris, lors de mon dernier passage, en septembre ou octobre, vous étiez absent, m’a-t-on dit à la revue. Peut-être repasserai-je en décembre.