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1935-03-31, Denis de Rougemont à Henry Corbin

Cher Henry,

J’ai sans doute été un peu vif dans ma dernière lettre : veuille mettre ce qu’il y avait d’excessif dans mes reproches sur le compte de ma nervosité accidentelle, conséquence de l’incertitude dans laquelle me laissaient les personnages qui disposent de mon sort matériel. Pour le reste, songe un peu à ma situation de rédacteur « central » de Hic et Nunc, laissé pendant des mois sans manuscrits et sans nouvelles de ses amis, et recevant des réclamations, parfois aigres, de gens qui le tiennent pour responsable de ce marasme. J’ai un peu tempêté, et le seul résultat a été que j’ai reçu un article de Pury et une promesse d’article de Schmidt. C’est maigre. Voici, tranquillement exposé, ce que je voulais dire : « Le zèle de Ta maison » ne nous dévore plus. L’esprit de H. & N. n’est plus ce qu’il a été. Et ce marasme survient au moment précis où nous mordons sur la mentalité protestante, et où les catholiques dressent l’oreille. Tu auras vu le numéro du 10 février de la Vie intellectuelle : H. & N. y figure bel et bien comme la manifestation la plus importante de la pensée réformée actuelle, en France. On attend nos numéros pour y répondre. Et depuis six mois nous nous taisons. Or 1° il faudrait répondre à ce numéro des Dominicains. 2° il faudrait reprendre la discussion de la Société de Philosophie sur Barth 3° il faudrait démolir Wilfred Monoda 4° il faudrait s’expliquer sur la théologie naturelle 5° sur les catéchismes 6° sur la confession de foi, question la plus brûlante pour nos églises. Et nous nous taisons. Obstinément. Raison alléguée : autre chose à faire. Inde ira.

[p. 2] Tu as sans doute lu le compte rendu de la séance Barth chez les philosophes. Ne pourrais-tu pas faire quelque chose pour répondre à Marcel d’une part, à Blondel de l’autre, quitte à les opposer l’un à l’autre, la « question préalable » de Marcel me paraissant à certains égards ruineuse pour le catholicisme et pour Blondel en particulier ? Blondel reprend trop naïvement l’argument de Nicodème « Comment l’homme peut-il recevoir un contenu incommensurable avec lui ? » (p. 218). Il faudrait lui expliquer que certains Pères de l’Église auraient bien rigolé à l’entendre, lui le « docteur en Roumanie », et « qui ne sait pas ces choses… » Par ailleurs, il y aurait lieu de corriger un peu ce que dit Maury quant au refus de la philosophie par Barth. Il a l’air d’en faire une proposition constructive de la théologie. Barth ne refuse que « l’autorité décisive » des critères philosophiques ; il considère la théologie comme une critique de ces critères, non pas comme leur négation. Maury a pris tellement de précautions contre des questions qu’il redoutait, que ces précautions mêmes sont devenues l’objet du débat, et cela a gauchi toute la discussion, me semble-t-il.

Je voudrais que notre prochain cahier (n° 11) soit consacré à une discussion générale avec les catholiques. J’ai fait un article au sujet d’une page de Bossuet, dans laquelle il loue l’Église de ce qu’elle a le pouvoir de contredire l’Évangile, « parce qu’elle sait le secret de Jésus-Christ ». Tu devrais bien faire une réponse à Marcel et Blondel, et leur demander explicitement ce qu’ils font de la révélation scripturaire. On pourrait aussi répondre aux Dominicains, et surtout pour une série de questions auxquelles les catholiques ne répondent jamais. Qu’en dis-tu ?

As-tu vu que le pasteur luthérien Bouyer proteste contre l’absence de croix et surtout de crucifix ! dans les temples réformés ? Qu’en penseras-tu, ô luthérien !?

Esprit publiera en mai un débat entre Maritain et moi sur la mortalité de l’âmeb. Je suis bien curieux de savoir ce que M. pourra opposer à l’épître à Timothée : « Dieu seul possède l’immortalité. » N’ont-ils qu’une foi toute « platonique » ?

Réfléchis à ma proposition et parles-en à Schmidt dès que tu pourras. Et écris-moi bientôt, pour me réconforter dans ma détresse rédactoriale et dans mon amitié fidèle.
Denis de Rougemont