1939-08-03, Denis de Rougemont à Henry Corbin
Le 3 août 1939
J’ai regretté et déplore encore de n’avoir pu te revoir avant notre départ de Paris. Mais tout s’est accumulé dans les derniers jours, comme d’ordinaire aux fins de saison, et je n’ai plus eu un soir de libre. Pourtant, nous avions tant à dire ! Sans parler de ta fameuse lettre égarée par la poste, et dont je désespère de récupérer jamais le contenu. J’avais cent questions à te poser, à la suite de notre conversation à la Closerie. J’ai lu depuis lors pas mal de choses sur l’orthodoxie, j’ai vu des Russes — très bien — et j’ai été à la chapelle de la rue Sainte-Geneviève. Tout cela m’intéresse profondément, me touche, me rebute aussi, me pose des points d’interrogation assez graves, assez gros.
Il y a d’abord l’aspect cultuel, ce n’est pas le plus sérieux à mon sens, j’entends : ce n’est pas décisif, mais eux y tiennent terriblement ; l’encensement des images, la lâtrie de Sainte-Geneviève, la surabondance des signes de croix et des prosternements jusqu’à terre. Ce n’est pas qu’on le fasse, qui m’étonne, mais qu’on y tienne à ce point-là.
Il y a certains aspects théologiques. « Tant que le monde protestant ne verra dans la vénération de la Vierge qu’une originalité de l’orthodoxie à laquelle on peut être indulgent, sans vouloir comprendre que cette vérité forme une manière de concevoir l’incarnation du Christ et est donc à la base même de notre foi, aucun rapprochement ne sera possible », écrit le prof. Zander. Même remarque que ci-dessus. Et ce n’est, bien sûr, qu’un exemple entre cent. La question de la théologie naturelle est beaucoup plus fondamentale pour moi. C’est de quoi j’aurais surtout voulu parler avec toi. Je conçois et appelle une théologie de la nature à partir de la Révélation (cf. Romains 8), mais ce n’est pas encore une théologie naturelle ! Je voudrais [p. 2] pouvoir entrevoir au moins ce qui t’amène à admettre la nécessité d’un « dépassement » de la position de Barth dans ce domaine. (Quid de l’analogia entis ??) C’est peut-être là qu’est la difficulté fondamentale. Sur la question des sacrements, l’entente s’est révélée presque facile à Édimbourg, et serait même réalisée sans la question de l’ordination du prêtre ou du pasteur.
Mais tout cela reste encore accessoire en regard de cette question que j’aurais voulu te poser d’une manière moins abrupte qu’on ne peut le faire dans une lettre : nonobstant ton antiromanisme, n’y a-t-il pas, à la source de ton évolution actuelle une sorte de sensation catholique ? Je serais désolé de t’irriter par une question aussi peu « amenée » et nuancée. Ce n’est pas, de ma part, une motion de méfiance, mais l’expression d’une inquiétude que des circonstances récentes et qui me touchent de près, ont rendu très vive. Je ne me rends pas très bien compte de ceci : dans quelle mesure ta sympathie pour l’orthodoxie est-elle compatible avec ton luthérianisme, ou le « corrige » (complète ?) -t-elle, ou l’exclut-elle partiellement ? Le souci œcuménique que je cultive de plus en plus me rend passionnément curieux de savoir comment tu envisages ce problème, dans quels termes tu le poses, ou dans quelle mesure il t’est posé religieusement, personnellement. Je fais crédit à notre amitié pour que tu ne voies pas là une indiscrétion ou une curiosité profane !
En gros, ce qui m’inquiète, c’est de voir qu’entre l’orthodoxie et la Réforme, les difficultés sont trop souvent les mêmes qu’entre Rome et la Réforme : rôle de la Bible, d’abord, donc de la Tradition et de la nature ; culte de la Vierge et des saints ; reliques, images ; conception du clergé… Il me semble que céder tant soit peu sur le premier point, c’est admettre en principe tous les autres (avec des nuances importantes sur le dernier) — et du même coup se rapprocher tellement du catholicisme que le débat ne serait plus qu’historique, entre eux et nous. Je ne puis en mon âme et conscience considérer ces « concessions » que comme un recul de la foi. Non que je croie un seul instant que l’orthodoxe ait moins de foi qu’un véritable protestant ; mais un protestant qui céderait sur la valeur unique et suffisante de l’Écriture me paraîtrait [p. 3] revenir aux « rudiments » dont parle Paul dans Galates IV, 9-11.
Il se peut que tout ceci te paraisse tout à fait à côté des questions qui t’occupent. Et j’éprouve un bizarre sentiment à t’exprimer des doutes aussi énormes. Fais la part des simplifications inhérentes à une lettre trop rapide, et tranquillise mon inquiétude dans la mesure où elle naîtrait de malentendus grossiers !
Je crois me rappeler que vous partez pour Byzance vers le milieu du mois. Quand serez-vous de retour ? Nous restons ici, seuls dans l’ancienne maison de mes parents — où tu étais venu un soir avec Pury — jusqu’à la fin de septembre. Ensuite, je ne sais où nous irons nous caser. Du Bos reste à La Celle-Saint-Cloud tout l’hiver, et la loi d’impénétrabilité de la matière nous oblige à trouver autre chose. Mon Nicolas prend des proportions grandioses. C’est une espèce de glorification — inattendue de la part d’un calviniste ! — de la Süddeutsche Frommigkeit. (Car ce Nicolas était évidemment un Gottesfreund, influencé d’autre part par Suso et Tauler.) Je t’enverrai le livre s’il est imprimé avant le 15.
Puisse cette lettre ne pas subir le sort de la tienne à Cavalaire ! Elle est, comme dit Valéry, « altérée de réponse ».