1940-03-31, Denis de Rougemont à Henry Corbin
Le 31 mars 1940
La lettre de Stella nous a réjoui le cœur. Je pense que vous mesurez votre chance merveilleuse et le savourez chaque jour. Tu réalises ce qui reste pour moi une nostalgie de plus en plus lancinante, — la liberté ! Tout ce que j’ai pu obtenir, c’est d’être détaché de la troupe, après 2 mois ½, pour occuper un poste dans l’état-major général (loisirs et moral des troupes). Huit heures de bureau chaque jour, mais j’ai au moins mes soirées à la maison. Cigogne vient de mettre au monde une petite Marie-Martine qui pleure pendant une partie de la nuit, toute mignonne qu’elle soit. Dans un mois, j’espère obtenir une permission prolongée, que je passerai à Areuse (c’est toujours mon adresse la plus sûre). J’ai beaucoup de choses à écrire, un Oratorio de Noël pour Honegger, un livre que me demande Lucien Febvre : L’Assaut contre le christianisme, et ma Réformea. Ici je ne puis faire que de petites choses, et quelques conférences. En novembre, j’ai eu quinze jours de permission pour aller faire huit conférences en Hollande, court entracte…
Ton numéro d’Hermès m’a fait passer le meilleur dimanche de la guerre. L’article de Heschel est une chose capitale, et me relance dans ma définition de la Personneb, avec un élan que j’oserai dire « prophétique ». Et les deux dernières pages de ton introduction à Sohrawardi recreusent, pour [p. 2] moi, les fondements mêmes de mon Amour et l’Occident. Le problème étant posé de cette manière, je crois que nous pourrions nous entendre beaucoup mieux que tu ne le pensais naguère. Enfin, tout ce numéro est d’une densité spirituelle qui prend dans notre monde quelque chose de « perforant ».
C’est ainsi une autobiographie spirituelle que tu donnes là, dans l’ensemble.
À part ce numéro, je n’ai lu sérieusement que Jakob Burckhardt (Weltgeschichtliche Betrachtungen) depuis septembre. Le seul auteur qui soit « à la hauteur » de ce qui se passe. (Très utile bouquin de Löwick sur lui.)
Ici, j’ai vu Barth assez longuement, et nous avons même donné deux conférences le même jour dans un camp de jeunesses chrétiennes, sur la Suisse. Plus rien ne subsiste des malentendus de septembre 1938. Vu aussi Brunner, très sympathique. À part cela, une vie suspendue, d’attente sans horizon. Et de violentes envies de foutre le camp en hurlant n’importe quoi dans une langue inconnue. Mais y a-t-il un ailleurs terrestre ? Ta situation présente à Byzance est la seule qui me fasse croire à cette possibilité exceptionnelle.
Fayard, par la plume de R. de Traz qui y travaille actuellement, me relance au sujet de la collection Histoire des religions, et de ton livre. Es-tu toujours disposé à donner un livre sur « les » religions hermétiques ? Ou préférerais-tu le livre sur l’orthodoxie ? (Moi, oui.) Mais trouverais-tu le temps de le faire avant 18 mois par exemple ? Je te rappelle qu’il s’agirait d’un livre pour le « grand public lettré », c’est-à-dire descriptif, documentaire, et autant que possible écrit « de l’intérieur », beaucoup plus exposé apologétique que manuel sérieux (s’il en est). Tu serais gentil de me répondre. Et pour l’islam, qui verrais-tu ? Massignon le ferait-il, ou l’un de ses élèves ?
Cigogne ne peut pas écrire, elle est encore alitée, et a de la fièvre, j’espère que cela s’arrangera d’ici quelques jours, car « tout s’est bien passé », selon la formule.