1955-11-10, Henry Corbin à Denis de Rougemont
178, avenue Ordîbehesht
Département d’iranologie
Téhéran
Le 10 novembre 1955
Merci de ta gentille lettre. Elle m’est arrivée au moment d’un extravagant surmenage, et ce n’est pas fini. Je boucle le volume VI de ma Bibliothèque iranienne (texte et commentaire ismaéliens). L’imprimerie est au sous-sol de notre Institut. Nous habitons au premier. Je les bombarde de copie, et ils me mitraillent d’épreuves. Personne ne cède. Heureusement on entrevoit la fin. Mais j’ai à m’occuper de deux autres prochains volumes de ma collection ; à constituer une commission au nom de l’Unesco, pour les manuscrits en Iran ; à prendre l’avion le 13 décembre ; à rencontrer un [Illisible] à Beyrouth le 13 ; à reprendre mes cours aux Hautes Études le 19. Alors, que devenir ? Dis-moi bien nettement si cette fin novembre est absolue ? J’ai trop fait l’expérience de ces revues qui vous demandent un article dans les quarante-huit heures. Et après, on attend six mois que cela paraisse.
Je te félicite pour la 2de édition de ton livre, et sentimentalement je voudrais beaucoup être dans la Table ronde. Tu devines que j’aurais un tas de choses à dire. D’autant plus que mon Eranos de cette année a été consacré à la question. Cela a même été pathétique, paraît-il, mais il me faut trois jours à consacrer à un petit texte de quelques pages. Cela pourrait s’appeler « Sophiologie iranienne » — ou que sais-je ! Est-ce à toi qu’il faudrait envoyer l’article ? Le volume VIII de la Bibliothèque iranienne comprendra les œuvres d’un grand mystique de Shiraz du xiie siècle, Rûzbehân Baqli. C’est un héros de cette mystique d’amour. Mais nos textes persans sont actuellement en pleine période de déchiffrement. Réservons-les. Pas d’objection pour Simone Pétrement. Mais pour Simone Weil, n’y ayant jamais rien compris, j’en ai par-dessus la tête !
[p. 2] Dis-moi donc, je te prie, l’extrême limite à laquelle t’envoyer un papier, et je verrai si je peux y arriver. À propos, mon tome VI comprend plus de 100 pages en français ! Prolonge le tome III : nouvelles choses inédites sur la gnose ismaélienne. Sais-tu si La Table ronde en dirait un mot ? Mais qui ? (J’ai rencontré Sipriot, lors d’un colloque que nous avons fait sur Jung, à la radio, au mois de juin) Ou bien ailleurs ? Peut-être ferai-je un jour un papier pour Preuves, sur les ismaéliens et le chiisme. On ignore scandaleusement ces choses en Occident.
À propos, peux-tu m’excuser [au]près de Jean-Paul. Sa circulaire m’a rejoint ici. Il faudrait trois bons jours pour y répondre correctement. Vraiment je ne peux pas. En tout cas, d’accord sur votre projet dans tout l’ensemble, sauf sur un point : non, ne bloquez pas l’islam comme un tout, comme si c’était le monde arabe. Vous abondez dans le sens politique de la Ligue arabe, pourquoi ? Il y a aussi loin de l’islam iranien chiite au Caire, que de la Wartburg au Vatican. Invitez des chiites, des ismaéliens, des ahmadis du Pakistan, — toutes les sectes, ce qu’il y a de meilleur en islam. Mais pas de monolithisme. Je t’assure que sans l’Iran, je ne me serais guère attardé dans l’islam, au point de devenir titulaire d’une chaire d’islamologie ! Mais de tout cela on en parlera à loisir.
Nous sommes navrés de n’avoir pu vous rencontrer cet été. Mais nous sommes encore plus navrés d’apprendre que Nanik ait été si gravement malade. Dis-lui bien tous nos messages les plus affectueux et tous nos vœux de convalescence. (Et toi ? J’espère que tu n’auras pas été trop malade… ce qui me serait arrivé) Nous rentrons à Paris peu avant Noël. Si vous venez, faites signe tout de suite. Nous avons maintenant le téléphone. Aux Hautes Études, tout marche bien. J’ai une bonne équipe d’étudiants orientaux et européens qui travaillent bien ; cela me donne du mal, mais le [rendement] est sensible.
À bientôt, cher vieux Denis. Oui, je voudrais te faire ce papier. Docétisme, [illisibles] Béatrice… Que de choses ! T’ai-je envoyé mon Eranos 54 (Épiphanie divine et naissance spirituelle dans la gnose ismaélienne ? plus de 100 pages du Jahrbuch) ? Ici la beauté du pays, l’âme des gens, sont toujours aussi attachants. Il y a une aura du paysage — mystique — qui vous implique. On ne peut le définir. Pour Stella et moi c’est la même expérience.