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1961-01-28, Denis de Rougemont à Henry Corbin

Cher Henry,

Ton livrea m’est arrivé à l’heure prévue par l’harmonie préétablie de Dâenâ(s) en bonne intelligence.

Je termine ces jours-ci un recueil d’essais sur les mythes de l’âme et de l’amour en Occident, Tristan et Don Juan, et j’aborde un chapitre avant-dernier sur la Personne, l’Ange, et l’Absolu (non-moi) oriental. Il se trouve que tu as donné dans ton premier chapitre (mazdéen) tout ce dont j’avais besoin en ce moment précis pour illustrer ma doctrine sur la personne-ange, — doctrine qui m’a tourmenté pendant plusieurs décennies, et qui a finalement triomphé en moi de toutes les jalousies dogmatiques. (Car tous les dogmes sont jaloux, sont des expressions de la jalousie collective.) Tes descriptions de l’aube du troisième jour et de la Lumière de Gloire sont admirables, et ont une vertu fascinante, « convertissante », qui redonne vie à toute spiritualité, quelle que soit sa patrie ou matrie. Enfin la lecture de ton livre — je suis dans le second chapitre — appartient à ce que Platon nommait enthousiasme et que Unamuno traduit : endieusement.

[p. 2] Une question : Dâena est féminine. Très bien pour les hommes. Mais pour les femmes ? Jung n’hésite pas à dire Animus, dans ce cas. Mais quid du mazdéisme et des soufis ? Dans le passage du monde matriarcal (peut-être, dis-tu) pré-mazdéen, au monde patriarcal où nous vivons encore, historiquement du moins, la femme n’a-t-elle pas perdu la vision de son Ange ? Je vois très bien la « joie suprême » de Tristan comme anticipation de ce qui vient à lui et de lui-même ; mais qu’en est-il de la Höchste Lust d’Isolde agonisante ? Pour que l’androgynie finale s’accomplisse ?

En passant : saint Paul disant que « notre vie est cachée avec le Christ en Dieu », — n’est-ce pas homologue avec l’anthropo-angélologie que tu restitues ?

Une réaction rapide, non méditée, spontanée, de toi là-dessus, me serait très favorable, me serait une faveur, au point où j’en suis d’écrire.

Affectueusement à toi et à ton Étoile, de moi et de mon Anahite.
Denis