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1938-12-29, Max Dominicé à Denis de Rougemont

Mon cher Denis,

Après mon avalanche de lettres de novembre, mon silence a dû te sembler bizarre… mais tu sais ce qu’est le mois de décembre pour les pasteurs ! Que je te remercie tout de suite pour ton appréciation sur la V. P. : ta satisfaction et les compliments de Maury sont les avis qui me font le plus plaisir. Je suis sûr que l’article de [Visser] ’t Hooft sur Rembrandt t’a enchanté comme moi. Pour t’amuser, je te fais tenir une lettre de Schlemmer, qui est assez verte ; il est juste de dire qu’elle a été écrite après la lecture des deux premiers numéros seulement.

Ce qui me plaît, dans ce journal (je le dis librement, car mon rôle se borne presque uniquement à approuver ce que fait Chenevière), c’est qu’il ne fait pas du tout « feuille religieuse », mais vraiment journal. La preuve, c’est que nous avons reçu d’un catholique espagnol très pratiquant, domicilié à Genève, une lettre ouverte à Mgr Pacelli, le suppliant d’intervenir auprès du pape pour qu’il demande à Franco de ne plus déverser des torrents de bombes sur les catholiques de Barcelone. La lettre avait été refusée par le Courrier de Genève, organe des romains, franquiste 100 %. Elle est fort belle, beaucoup de souffle. Mais nous ne la publierons pas. Que ces Messieurs lavent leur linge en famille. Par contre, nous répondrons dans notre numéro du 6 janvier à la venimeuse amabilité du lazzarone COMOLI (coupure ci-incluse, parue dans le Courrier du 20 décembre, en première page, première colonne), qui cherche à faire passer Buonaiuti pour un sale défroqué menteur.

Venons-en à l’impression causée par ton article. Je dois te dire que cette expérience nous a donné la joie très grande d’être trompés en bien sur notre public protestant. Nous avons rencontré partout des avis flatteurs, souvent enthousiastes. Nous nous attendions à des lettres furieuses… elles ne sont pas venues. Ci-joint a) un mot de Mlle Dauer, conseillère [p. 2] de paroisse au Petit-Saconnex. b) une lettre de mon oncle Lucien Cramer, militant et bailleur de fonds de Pro Deo, mais chic type, qui m’avait promis fr. 500.– et me les a fait parvenir en même temps que ladite lettre, ce qui est chic, car ton article lui a visiblement déplu. Je lui ai répondu. c) une lettre de M. Fiaux, évangéliste, gauchard, qui voulait qu’on la publiât. Comme je devais t’écrire le 30 novembre, je l’ai prise pour te la faire parvenir… et elle est restée un mois sur ma table !!! Affreux… téléphone surpris de Fiaux… drame… Vois ce que tu veux répondre… ce serait gentil de ta part de lancer un mot d’explication à Fiaux, car il me semble qu’il est trop tard pour publier cela après un mois. (Explication, non sur mon retard — je m’en charge —, mais sur ta pensée.)

Dans l’ensemble donc, ton article a fait une très forte et très belle impression sur nos gens, ce qui me réjouit à tous les points de vue. On en a parlé (voir coupure « mea culpa », prise dans la page féminine du Journal de Genève). Noëlle Roger, qui jusqu’à aujourd’hui n’avait pas pris garde à la V. P., me dit, à propos de ton article : « Oui, on m’en a parlé. »

Cela pour te dire, mon cher Denis, que l’heure est venue pour toi de récidiver. Plusieurs personnes m’ont dit : cela demande une suite ; ou : il faut qu’il continue ; ou : si vous avez souvent des articles de cette valeur, l’avenir de votre journal est assuré. Chenevière me supplie depuis quelques jours de te demander un article pour ces premiers jours de janviera. Tu as sûrement quelque chose à nous dire. Figure-toi que nous avons à ce jour plus de 4000 abonnés… pour un lancement de deux mois, c’est magnifique ! Et nous en recevons encore une trentaine par jour. Nous sommes très encouragés. Un fait quasi miraculeux, c’est que vingt (je dis vingt) pasteurs vaudois sont déjà abonnés ! quand on sait de quel ton ils disent : « Cela vient de Genève », on en est confondu.

Noëlle Roger vient de me passer un feuilleton assez « fantoche », comme on dit à la place Purrhy. Si tout marche à souhait, il passera en même temps dans La Petite Illustration et dans la Vie protestante. Tu parles.

[p. 3] Nous tiendrons compte de tes suggestions concernant la typographie et la mise en page. Mais je dois te dire que les articles de première page dont la fin est renvoyée aux cent-mille diables irritent les gens sérieux.

Merci de bien vouloir prendre part à un entretien dirigé avec nos étudiants, lors de ton passage à Genève. Mais tu ne me dis pas si tu peux rester dans nos murs encore le jeudi soir 26 janvier, moment prévu pour cet exercice, ou si tu dois filer tout de suite pour Bâle. Veux-tu être assez gentil pour me le dire par carte postale par retour du courrier ?

Ta filleule est une artiste, qui n’a su mettre sur sa liste de vœux que : des bougies et un pot de lait froid ! Mais je te signale que si tu lui apportes des crayons de couleur et un album à colorier tu lui feras le plus grand plaisir. Tu es bon d’y penser.

Je réserve pour ta venue le savon que je compte te passer pour avoir choisi Nicolas de Flue comme héros de ta pièce. C’est un peu fort de café ! Pourquoi pas Matthieu Schinner ? N’as-tu pas pensé à Zwingli, Lavater, Albert de Haller, Davel, le Doyen Bridel, Vinet, que sais-je ? On en reparlera.

Donc, mon cher Denis, envoie-moi vite un article remarquable, pour que je n’aie pas à affronter les foudres de Chenevière.

Que Dieu vous garde tous les deux, tous les trois, dans cette année si effrayante à tant d’égards. À vous en toute amitié, en Lui.
Max