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1947-03-04, Max Dominicé à Denis de Rougemont

Mon cher Denis,

Depuis notre entrevue d’Yverdon, j’ai pensé bien souvent à toi avec une immense affection. Plus d’une fois, j’ai voulu prendre la plume à ton intention. Bien que je ne sois pas — hélas — un « homme de prière » qui pourrait te porter fidèlement, j’ai souvent crié ton nom en direction du ciel, demandant à Dieu qu’il dénoue la crise dramatique dans laquelle tu es engagé.

Plus je pense à ta situation conjugale, plus je la vois comme un « challenge » sur lequel va se jouer toute ta destinée spirituelle, donc tout ton avenir d’homme et d’écrivain.

Je te supplie de croire que je fais tous mes efforts pour abandonner ce qui ne serait que moralisme bourgeois et satisfaction bien-pensante à apprendre que « le ménage d’un de mes amis s’est recollé ». C’est vraiment de tout autre chose qu’il s’agit. C’est de toi et de ton mariage, de ta production la plus authentique, et non pas du tout de l’effet produit. D’ailleurs, l’argument de l’effet produit serait bien faible, car le divorce est si généralisé aujourd’hui… et puis tes amis seraient toujours là pour dire lequel de vous deux a commencé à démolir le foyer.

C’est de toi qu’il s’agit. Quand on a écrit ce que tu as écrit, et qu’on l’a écrit parce qu’on le pensait, le croyait et le sentait profondément, quand on a proclamé aussi nettement que tu l’as fait encore à Genève en septembre que la seule forme vraie et possible de la vie humaine est la CROIX, on ne peut pas refuser le « challenge » que te lance actuellement ta situation conjugale sans se frapper soi-même à mort, dans son [p. 2] être le plus intime, donc, quand on est écrivain, sans se condamner soi-même à la stérilité.

Le duc de Windsor a raté le « challenge » de sa vie : il a préféré la Simpson à l’Empire anglais. Il n’a pas su imiter Titus (invitus invitam dimisit). Et, vivrait-il 2000 ans, il n’a plus, comme perspective d’avenir, que de se biturer de casino en casino. Denis de Rougemont, omettant de tirer pour lui-même les conclusions de L’Amour et l’Occident, omettant de « s’engager » après tant d’exhortations à l’engagement, pourrait bien continuer à pondre ici et là des nouvelles ou des reportages pleins de talent… il ne produirait plus une seule « œuvre » digne de ce nom, il ne délivrerait plus de message. Et je frémis jusque dans les profondeurs en évoquant cette éventualité.

Mais elle ne se produira pas. Denis, il faut que tu « essaies » l’Évangile dans le cas précis qui t’es posé. Ne me dis pas que cela ne servira à rien, car on ne sait cela qu’après l’expérience loyalement tentée. Il faut que tu joues totalement et sans arrière-pensée la carte du pardon envers et contre tout, de la foi et de l’espérance envers et contre tout. La folie de la Croix. Il n’y a pas d’autre chemin.

Pardonne-moi de te dire ces choses si brièvement. Je te demande de lire entre les lignes de mon immense affection pour toi. Je ne te « juge » pas une minute ; simplement, je te dis ce qui m’est apparu clairement depuis l’automne. Dis-moi si tu crois que je sois faux. Et sache, une fois de plus, que tu pourras toujours compter sur ma fidèle amitié.

Max

 

P.-S. Tu ne m’as jamais donné de réponse au sujet de la conférence pour hommes sur « Protestantisme et personnalité » (ou un sujet analogue) que nous t’avions demandé de donner à Genève à la grande « Journée protestante » du 7 septembre 1947. Réponds-moi, stp.