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1928-01-04, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Mes chers Père, Mère, und Geschwister,

Vos lettres de Nouvel An m’ont fait très très plaisir, je vous en remercie tous en bloc, dans l’impossibilité de répondre aux nombreux témoignages de sympathie, étant donné mes occupations très absorbantes durant cette seconde semaine à Budapest. Car je prolonge mon séjour jusqu’à samedi, et ne rentrerai à Vienne que pour ce fameux bal de l’ambassade d’Allemagne. Tous mes soirs sont pris ici par des invitations ou des théâtres (les 3 plus grands théâtres et opéra de Budapest m’ayant offert par l’entremise de Szegoe des loges gratuites, où « j’invite » des amis et connaissances).

[p. 2] Je suis ici en train d’attendre un des très nombreux écrivains hongrois que je fréquente ces jours. C’est un poète communiste, charmant garçon d’ailleurs. Je devais passer à la Présidence du Conseil ce matin, mais je me suis levé trop tard, c’est donc pour demain, si S. E. le comte Bethlen veut bien me consacrer quelques minutes, ce dont je ne doute pas.

J’ai passé une nuit de Saint-Sylvestre très pittoresque, de 10 h du soir à 8 h du matin, dans 4 endroits différents, mais surtout dans un atelier de peintre, avec des gens costumés et masqués parlant hongrois et un peu allemand, en sorte que vraiment, je me sentais en pays inconnu ! Ce qui ne m’a pas empêché, au contraire, de m’amuser [p. 3] follement. Ce qu’il y a de très bien, ici, c’est qu’un Français, et même un « petit Français » comme ils disaient (« kis Francia ») fait encore une impression énorme sur le public. (Ô modestie !)

Quant à ma veillée de Noël, je crois vous avoir dit qu’elle s’est passée chez le Dr Schwarzwald. Ç’a été des plus réussis. Il y avait là une trentaine de personnes, artistes, chanteurs célèbres, architectes de génie, journalistes russes, et surtout cette invraisemblable Frau Doktor, ce volcan philanthropique, qui nous força de chanter « Minuit chrétien », nous aidant même de sa voix puissante, — ce qui ne manquait pas d’imprévu chez des juifs sozialdemokrat de la plus belle eau. Après quoi, pour comble, on me fit chanter « Mon Dieu qu’on était bien quand on était Prussiens ! … On allait à l’Église — Prier pour le roi — Pour la reine Louise — Et ses divines lois… » Le refrain fait fureur à Vienne, depuis lors. Tout ça parce que les membres du Centre français me présentent généralement comme « un ancien Prussien ».

[p. 4] Je trouve ici la malice de plusieurs articles. (Je voudrais en envoyer entre autres à la Gazettea, et j’aimerais bien qu’on m’en envoie 1 ou 2 numéros pour que je calcule la longueur des articles.) Cette ville est vraiment d’un pittoresque peu commun, avec son désordre architectural, sa montagne de pierre au centre de Bude, ses ciels brun rose au-dessus des rues pleines d’affiches jaunes et rouges aux inscriptions incompréhensibles. « Butor » signifie « meubles » ! Allez vous y retrouver. Je sais quelques mots de hongrois. Háróm = 3. Szeretlék = je t’aime. Igen = oui. Io estét kivanók = bonsoir. Kezet czókolom = je vous baise la main. C’est assez curieux, n’est-ce pas ? J’ai oublié malheureusement la salutation traditionnelle à l’étranger qui entre pour la 1re fois dans une maison. « C’est Dieu qui vous amène. » — Mais je vois à une table voisine 4 écrivains qui me regardent d’un œil très littéraire et qu’il me faut aller saluer. Au revoir donc, et à bientôt la suite de mon « dépaysement hongrois ».

Kezet czókolom !!
Denis