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1928-03, Denis de Rougemont à Alice de Rougemont

Chère „Muti”,

Merci de ta lettre à laquelle je tarde à répondre. Je suis de nouveau très pris ces jours-ci, par des « obligations mondaines ». C’est une semaine à ça ; une façon de me reposer de mes louables efforts intellectuels. Le printemps transfigure la ville qui est tout sourire, toute lumière. Les gens sont plus aimables aussi, les bals plus animés. Nous avons donné une soirée de Carnaval des plus réussies, dans nos salons et chambres décorées de peintures grotesques, serpentins en cascades et lampions. [p. 2] 50 personnes environ. La presse est très élogieuse. Hier soir, conférence improvisée de Pierre au cercle franco-viennois, des plus rigolo. Il a fait des phrases dans le genre « nous ne savons plus écouter les longues tragédies qu’écrivirent nos pères, et les dames… de nos Oncles ! » Les gens se demandaient… Ce soir, je vais à Don Juan de Mozart à l’opéraa. Demain soir à l’ambassade de France (le bal a été retardé d’une semaine).

Le premier numéro de la revue de Charly Guyot me déçoit un peu, typographiquement parlant, et je ne regrette pas de n’y pas figurer, comme il me l’avait demandé. Le contenu, à part ça, n’est pas plus mauvais que celui de la Semaine, ni meilleur non plus, hélas, ce qu’on aurait pu attendre pourtant. L’article [p. 3] de Pourtalès est évidemment le meilleur. L’ennui est, qu’à voir la revue, on croit lire les Feuilles d’hygiène.

Quelle comparaison inattendue et superficielle que celle de Favarger dans la Gazetteb ! Je suis à 100 lieues d’un Werther, même si je suis romantique. Mais ces journalistes ne se gênent pas pour défigurer les citations, par exemple, et leur donner un petit air bête.

Je viens de corriger de nouvelles épreuves pour Pan-Europa, cela me fait un petit, très petit argent de poche sans trop de peine. On me demande de prendre la parole pour la Suisse au congrès universitaire paneuropéen qui aura lieu bientôt ici. Je ne sais pas encore ce que je ferai.

Je n’ai pas reçu la lettre de Tuti dont tu me parles. Encore une de perdue ! Je finirai par leur faire un procès ! [p. 4] Je ne sais pas encore quand sont les vacances de Pâques, et Pâques même, mais de toute façon je pourrai m’arranger à rentrer pour le mariage.

Certainement que je reviendrai ici ensuite. Je compte passer par l’Italie cette fois.

Pourquoi Titine ne m’écrit-elle rien ? Est-ce qu’elle se prépare déjà à partir pour Wiesbaden. Je n’ai pas encore écrit à Max P. Je le ferai aujourd’hui, ainsi qu’à Toinette, merci beaucoup pour sa lettre. Pour le moment, il est très tard dans la matinée (midi et demi), je suis encore au lit où j’ai écrit sans arrêt depuis 9 heures. C’est le moment d’aller à l’« Espresso » italien manger des spaghettis avec Grandchamp des Raux et ses 72 quartiers de noblesse. J’ai vu Perrot, qui est un gentil garçon, enchanté de Vienne parce qu’on n’y fiche rien.

Tranquillise-toi au sujet de ma santé. Je n’en fais pas trop, et dors beaucoup. Il faudra bientôt que je me paie un manteau de pluie, mon autre manteau est beaucoup trop lourd. Cela coûte environ 100 schillings. Pourrait-on m’envoyer 4 paquets de tabac hollandais n° 10 (paquets à ½) ? Cela me ferait une économie de cigarettes considérable, et ici je ne puis pas trouver de tabac pour la pipe, l’autrichien est écœurant. Envoyer cela comme échantillon sans valeur. (Pury le fait.)

Au revoir, chère mère, 1000 choses à tous, je t’embrasse.
Topin.