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1941-09-06, Denis de Rougemont à Antoinette Petitpierre

Chère Toinette,

Ta lettre de Saint-Moritz me réconforte, c’est bon de communiquer, d’entendre une autre voix. Tu as certes mille fois raison dans ce que tu me dis contre un divorce, et tu penses bien que je ferai tout le possible pour l’éviter. Je crois que S. le craint maintenant, mais ses lettres, rares et distantes, ne manifestent pas un vrai désir de reprendre. La dernière semaine avant mon embarquement, nous nous étions retrouvés presque comme autrefois : c’était la perspective du départ — et surtout pour aller chez une femme que S. admire plus que tout au monde. Mais elle m’écrit de son camp qu’elle n’a pu réfléchir à rien (bien que séparée des enfants pour six semaines) et je la sens encore trop secouée pour parler ou pour décider quoi que ce soit. Je devais rentrer à N. Y. pour le 6 octobre. Mais je me suis re-tordu le genou en jouant au tennis, je suis au lit depuis une semaine, j’en ai encore pour 5-6 jours, et ce contretemps va sans doute m’obliger à prolonger de quinze jours ici (il faut que je donne assez de conférences pour payer mon voyage et rapporter de quoi vivre cet automne à N. Y.). Donc tout est en suspens. Mon absence est un risque que nous devions courir. Dieu veille qu’il ne soit pas trop grand.

Je suis très bien soigné. On m’a fait une ponction, qui est une chose ignoble à subir, mais qui hâte beaucoup la guérison. Et mon immobilité forcée me permet à la fois de me reposer et de voir les gens tranquillement.

Après les mois affreux que j’ai subis à N. Y. (dès février), ce voyage est une longue convalescence. Dès le bateau, j’ai été fêté, choyé, traité en grand homme. Reçu ici comme une célébrité, avec tout ce que ça représente de divers cocktails, interviews, potins, réceptions officielles, banquets à discours, visites, cadeaux, etc. J’en suis encore tout étonné, j’ai tant de peine à me persuader que je suis très connu, qu’on m’a lu partout, qu’« on attend beaucoup de moi », etc. Je suis resté un gamin dans le fond. J’ai donné six conférences, les principales, avant mon petit accident. Parterres de ministres, ambassadeurs, marquises et milliardaires. Victoria Ocampo est toujours le même phénomène de beauté, de cœur, de caprices violents. Un être « de grand format », autoritaire et timide peut-être, trop grande pour tout, physiquement et moralement. Elle m’a logé dans sa maison de ville, dessinée par elle en style Le Corbusier, j’y suis seul avec une photographe allemande réfugiée, servi par un maître d’hôtel, une gouvernante, des bonnes et valets. Va-et-vient continuel, moyenne de 10 visites par jour. Victoria vit dans un château en banlieue et vient ici donner des dîners. Le luxe des gens riches en Argentine est à peu près féodal. V. qui est loin d’être une des plus riches du pays, a quatre ou cinq maisons et trente valets. À un cocktail donné pour moi par les Bemberg (« Le dessus du palmier » selon un mot célèbre), il y avait 200 personnes dans deux salons et une vingtaine de valets en livrée, et l’on n’était pas serrés. C’est assez curieux pour moi de parler de choses très sérieuses à un tel public. On me traduit beaucoup, et mon protestantisme paraît une nouveauté étrange, dans ce pays très clérical, amoral, espagnol par ses susceptibilités et américain par son dynamisme, son ampleur, son gaspillage. Je passe aussi pour avoir beaucoup de succès féminins, mais je n’ai pas eu le temps de le vérifier, et je l’aime dire. Toute cette atmosphère de facilité et de fête me fait du bien, me détend comme un long bain, m’empêche de trop sentir toute l’amertume de ma vie intime. Je commence déjà à me réjouir de retourner à N. Y., dans la vie dure, mais près de mes petits, et seul quand je le veux.

Plains ma Simonne, qui a été si bouleversée et doit être si malheureuse. Elle a moins de possibilités de surmonter la crise que je n’en trouve par chance et par tempérament. Quelquefois je me dis qu’à mon retour tout pourra se réparer, d’autres fois je sens que tout est atteint sans remède. Je ne sais. Cela dépend d’elle seule.

Merci encore de ta bonne lettre. Je vous embrasse tous.
Denis